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tome 1, Chapitre 2 « Le complice » tome 1, Chapitre 2

Sven rajusta le col de son long manteau noir et plongea les poings dans ses poches tandis que Lambda trottinait avec joie à ses côtés. Ils remontèrent le parking privé souterrain pour émerger sur l’unique voie qui menait à la nationale. De la vapeur s’échappa des lèvres de l’homme et quelques flocons s’éparpillèrent dans ses cheveux ébène ainsi que sur ses épaules. Le ciel blanc s’homogénéisait à la couleur de l’immense baraque où, sur la façade avant, l’enseigne métallique renseignait : laboratoires Coldman, avec le logo d’un « J » planté dans un « C ». « Ce putain d’enfer… », murmura Sven pour lui-même.

À l’arrière, loin des regards indiscrets, il détacha Lambda avant de s’affaler contre un muret en pierres. Il se foutait bien de l’humidité qui lui frigorifiait les miches, déjà trop occupé à fouiller ses poches de jean en quête d’un paquet de cigarettes et d’un briquet. Le colley gambada dans la neige jusqu’aux arbres les plus proches et l’homme s’enivra de la nicotine qu’il expira avec un profond soulagement. Ses nerfs se détendirent enfin, après une nouvelle nuit blanche passée dans ce taudis, à scruter les caméras de surveillance. Au cas où. Sven ferma ses yeux aigue-marine avec l’espoir de ne jamais avoir à les rouvrir.

Il imagina, non sans appréhension, Jedefray et Cole dans la chambre du gamin. Les dernières nouvelles de son frangin s’avéraient prometteuses, on arrivait peut-être au bout de cette torture sans nom. Une énième prise de sang, pourquoi pas une ultime IRM… Sven se figurait que Cole accueillerait avec enthousiasme l’évocation de sa guérison dans un futur très proche. Bien plus proche que jamais auparavant. Il renâcla. Jamais aucune certitude, avec ce grand gaillard. Il frotta son œil gauche où une cicatrice formait un relief sur sa paupière et remontait le long de son arcade sourcilière. Il avait payé les frais des crises de Cole et se souvenait encore de la peur panique de Jedefray à l’idée que le « sujet » ait infecté son oncle. Sven râla. Il repensait aux mots qu’employait son frère pour définir leur fils et neveu : « patient », « malade », « sujet »… Il en eut la nausée. Elle s’estompa quand il se rappela les conséquences de la griffure de Cole au niveau de son œil et sa joue.

Quarante-cinq putain de jours. À l'époque, Jedefray avait insisté pour que son cadet se mange quarante-cinq foutues journées enfermé entre quatre murs malgré un traitement de cheval et un vaccin dans la gueule. Un mois et demi pendant lequel Sven avait goûté au mode de vie de son neveu, à tourner en rond comme un lion en cage, à espérer sa libération prochaine. À prier pour que chaque matin devienne le dernier dans cet endroit maudit qu’il ne supportait plus. Il se renfrogna à l’idée que Cole, lui, pourrissait en cabane depuis bien plus longtemps. Pour son bien, mais quand même. Quinze piges à côtoyer en tout et pour tout un scientifique et son sous-fifre. Parce que Sven n’avait jamais rien représenté de plus pour son frère. Cole acceptait plus ou moins qu’il soit son oncle, mais leur relation à tous les trois était biaisée d’entrée de jeu. Rien de normal dans l’existence du prisonnier. Sven tira une dernière bouffée sur sa cigarette, puis l’écrasa du pied sur le sol avant de rejoindre Lambda pour un petit tour en forêt.

L’homme frémit sous le froid mordant, il lutta dans la neige drue et enjamba les racines protubérantes jusqu’à parvenir à une clairière où il avait pris l’habitude de jouer à la balle avec l'animal. Personne ne s’y aventurait, à mi-chemin entre le laboratoire et la ville de Monroe : une bonne marche d’un quart d’heure au beau milieu de nulle part ne rivaliserait jamais avec quelques minutes en bagnole, cloîtré à vingt degrés Celsius, sur une nationale au trafic fluide. Sven, lui, savourait ces rares moments loin du boulot et de sa famille. Sauf du gamin. Il se détestait d’abandonner Cole dans sa cage, à le mater comme une bête de foire.

Lambda tournoya sur lui-même, la langue pendante, la queue et les oreilles dressées. Il resta immobile, puis plaqua les pattes avant au sol quand Sven dégaina la balle qu’il cachait dans son manteau. L’homme la lança à plusieurs reprises, d’abord sans force, puis de plus en plus loin. Il ne paniquait pas : Lambda revenait toujours sur ses pas. Il s’assit sur une souche après avoir épousseté les flocons et ses pensées le ramenèrent à la chambre, à Cole et à Jedefray. Même hors du bâtiment, la vie de Sven tournait sans cesse autour du labo, encore et encore, sans jamais pouvoir s’en détacher. Lui-même prisonnier.

— Comment tu vas faire, gamin, pour vivre normalement une fois guéri, hein ? Comment on va effacer quinze ans d’enfermement ? murmura-t-il comme si Cole se tenait devant lui.

Ces questions, Sven se les posait chaque jour. Chaque nuit. Elles le maintenaient dans l’insomnie. Elles l’empêchaient de lier la moindre amitié, la moindre relation intime. Elles le hantaient, démons tenaces qui l’étouffaient et lui rappelaient son impuissance, sa culpabilité, sa complicité. Il se prit la tête dans les mains, le souffle court. Quand Cole mettrait un pied dehors, il fuirait et ne se retournerait pas. Sven ne pourrait pas le blâmer, voilà tout ce qu’il méritait. Pourtant, Dieu savait combien il l’aimait, ce gamin.

— Tu ferais quoi à ma place, hein, Ana ?

Lambda rebroussa chemin, la balle dans la gueule, qu’il déposa sans bruit face au désespéré. Sven esquissa un demi-sourire empreint de cette profonde mélancolie dont ses yeux ne se départissaient jamais. Il ramassa l’objet couvert de bave, l’essuya à l’aide d’un mouchoir, puis la rangea dans sa poche de manteau.

— Ça va, tu t’es bien amusé et dépensé, c’est bon ? On retourne voir ton maître ?

Lambda releva les oreilles à la mention de son chef de meute. Il se campa sur ses pattes arrières, aboya une unique fois d’approbation et se mit à courir dans la direction empruntée plus tôt pour parvenir à la clairière.

— T’es toujours pas la moitié d’un con.

L’homme faillit trébucher sur une racine couverte de neige, il jura d’un « merde ! » retentissant, mais se stabilisa avant la chute. Il percuta alors : si Jedefray disait vrai, il emmènerait bientôt Cole ici. Le souffle de Sven se coupa net : il réaliserait un premier rêve. Amener le gamin à l’extérieur, parcourir la grande ville… puis Sven le conduirait à la maison où ils reprendraient leur quotidien en main. Enfin... Si le prisonnier ne détalait pas comme un lapin une fois la porte du labo grande ouverte. Cette vision d'un futur meilleur lui ficha le tournis.

Il baissa la tête, une de ses paumes plaquée contre un tronc d’arbre où purulait une tumeur boursouflée. Un trou près des racines lui indiqua la présence de petit gibier dans les parages. La vie poursuivait son cours tandis qu’on avait mis sur pause celle du gamin depuis tant d’années. Au point où il n’avait plus l’air d’un gamin, d’ailleurs. Sauf en ce qui concernait son degré de maturité, peut-être. « Bientôt », pensa-t-il, « bientôt, on rattrapera le temps perdu. » Sven reprit sa route, rasséréné. Lambda l’attendait un peu plus loin, les oreilles et la queue dressées : il se demandait pourquoi l’homme ne le suivait plus.

Lambda marcha aux côtés de Sven quand celui-ci l’eut rejoint et eut clipsé la laisse dans l’anneau du collier. Ensemble, ils remontèrent la petite pente qui les mena à la cour arrière et au parking souterrain. Sven ouvrit les portières de son véhicule, une berline noire aussi vieille que la maladie de Cole. Tant que cette antiquité roulait, il n’avait pas le cœur de s’en séparer. Il ramassa un sachet sur la banquette du siège passager : des viennoiseries de la boulangerie Toison d’or, la meilleure de Monroe. Cole en raffolait. Quand il daignait manger. Il verrouilla sa voiture, puis ouvrit la porte que Lambda grattait de la patte. L’odeur de javel leur imprégna les narines. Le chien éternua, Sven grimaça. Tous les deux prirent leur courage à deux mains, à quatre pattes, et furent avalés par la gueule béante qui menait à leur enfer quotidien.


Texte publié par Albane F. Richet, 3 janvier 2022 à 16h44
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