Il… il est bien là ?!
Le cerveau de Sven refusait de croire en l’apparition soudaine de Cole dans cet entrepôt. Il lisait toute la crainte sur le visage de son neveu à moitié recroquevillé, petite bête maltraitée aux gestes erratiques. Des spasmes. Des tremblements. Cet œil aigue-marine fixé sur son oncle. L’homme aurait tendu la main, il l’aurait touché juste pour s’assurer de sa présence bien réelle s’il avait seulement imaginé que Cole était sorti de sa chambre. Les aboiements de Lambda, frustré qu’on lui barre la route, débloquèrent Sven. Il secoua la tête, encore un peu sonné :
— Mais de… hein ?! Il est où Jed’ ? Qu’est-ce’ tu fous là ?
Le scientifique émergea derrière Cole, hors d’haleine. Le fugitif était passé de la petite bête traquée à la petite bête encerclée.
— Il veut m’ouvrir le crâne ! s’exclama Cole d’une voix blanche.
Sven vacilla sous la surprise. Cole fit volte-face :
— M’approche pas ! hurla-t-il au bourreau. Dis-lui. Dis-lui que c’est vrai ! J’ai vu le matériel. Tes notes. Les singes. Tout !
Jedefray feignit la rédition, mains levées de part et d’autre de son visage à l’allure bienveillante. Il resta à sa place et utilisa sa meilleure arme : sa voix. Ses mots.
— Mon chéri, écoute-toi un peu… Tu as bien conscience que ça n’a pas de sens. Je ne sais pas ce que tu as vu, mais je suis sûr qu’il y a une bonne explication à tout ça.
— C’est vrai c’t’histoire d’ouverture de crâne ? demanda Sven dont le ton acide trancha l’air.
Un spasme secoua la paupière de Cole qui vociféra à l’encontre de son père :
— Vas-y ! Ose dire que je mens, fils de pute !
Devant le manque de réponse éloquent et sans départir son regard du fourbe, Cole informa Sven :
— Tonton… Ma prise de sang. Je vais bien ! Elle dit que je suis pas malade.
Jedefray leva les yeux au ciel :
— Tu interprètes des choses que tu ne comprends pas, mon chéri.
Sven fronça les sourcils :
— Depuis quand t’es neurochirurgien, toi ?
Une surprise non feinte assaillit le scientifique. Sven serra les poings : il le prenait pour un con, encore une fois. D’où, Sven le débile, pouvait-il connaître un tel terme ? Depuis des années, Sven se réfugiait derrière “le scientifique”. Une notion vague où il tolérait que Jedefray puisse à la fois s’improviser radiologue, biologiste ou pharmacien. Mais là… on passait au niveau supérieur.
Avec cette “méthode” qu’il s’apprêtait à opérer sur Cole, Jed’ endossait la responsabilité d’anesthésiste, de préparateur en bloc opératoire, d’infirmier… et maintenant de neurochirurgien ?! Leurs parents avaient beau se pâmer devant l’intelligence intarissable de leur aîné, le panel de spécialisation du “scientifique” ne cessait d’augmenter. Pouvait-on encore parler de maîtrise alors ?
Le ton acide de son grand frère lui liquéfia le coeur :
— Depuis que j’essaie de sauver mon fils du mal qui l’afflige. Cole… ta maladie ne se détecte pas par prise de sang, elle est plus… insidieuse.
Faire confiance à Jed’. Jed’ savait. Il avait la science infuse. L’élite. Celui qui avait fréquenté la prestigieuse université de Monroe et avait validé sa thèse sur un sujet qui dépassait complètement Sven. D’un autre côté, l'œil suppliant de Cole le chavira. Putain, ce qu’il l’aimait, ce gamin ! Ce besoin inassouvi de le voir libre, vivre une vie normale, côtoyer des gens de son âge. Le voir sourire. Depuis quand n’avait-il pas poussé un rire sonore ?
Comme d’habitude, Sven hésitait. Comme d’habitude, il aurait préféré perdre connaissance plutôt qu’avoir un choix à faire. Jedefray minaudait auprès de son fils en pleine crise de nerfs. Lambda gémit, à leurs pieds : il ne saurait se contenir plus longtemps. Et cette tension… Intolérable. Le scientifique fit un pas supplémentaire en direction du fugitif :
— Approche encore et je t’arrache la peau, enfoiré ! Sven… Sven ! S’il te plait…
Mais Sven resta figé, les muscles tremblants, incapable de trancher.
Qu’aurait fait Ana ? Qu’aurait-elle voulu ? Qu’on assouvisse les peines de Cole. De manière radicale. Mais, si Jed’ avait la capacité de le guérir… Et si…
La superficialité de ses pensées lui flanqua le tournis. Quinze ans qu’ils tournaient en rond, tous les trois. Une maladie qui s’apparentait davantage à un flot d’émotions non contenus… Mais Ana… Il était bien arrivé quelque chose à Ana. Le gamin dans la pièce. Aucune réaction face au cadavre ensanglanté de sa mère. L’impossibilité à la raisonner avant que… avant… qu’elle ne s’effondre comme une poupée de chiffon. La faute à Cole.
“On va le soigner. Ca va aller”. La litanie du scientifique depuis de trop nombreuses années. Une bouée de sauvetage à laquelle Sven se raccrochait.
Jedefray approcha encore. Cole gémit quand il remarqua la distance si courte entre lui et son père. Lambda aboya encore. Agacé. Il tourna en rond, haletant. Cole recula. Recula. Recula encore. Ses omoplates cognèrent les mains levées à mi-hauteur de son oncle. Son coeur rata un battement. Le monstre l’effrayait tant qu’il en oubliait souvent son accolyte.
— Tonton, murmura Cole d’une voix blanche, si j’ai raison… et j’ai les preuves… alors tu auras ma mort sur la conscience.
Jedefray leva les yeux au ciel, si las des propos dramatiques de son fils :
— Tu veux vraiment prendre le risque de contaminer la population mondiale à toi tout seul, Cole ? Tu imagines un peu ce chaos ? Parce que tu ne penses qu’à toi. Tu es prêt à vivre, toi, avec toutes ces morts sur la conscience ?
Cole cracha au sol. Une chaleur fiévreuse émana de son corps aux muscles saillants :
— Si j’étais un danger à ce point y aurait des années que vous seriez morts tous les deux et Lambda aussi !
Un déclic. Il n’en fallut pas plus à Sven pour se rendre compte d’une évidence : peu importe la maladie de Cole, son frère et lui étaient vaccinés. Quarante-cinq jours d’isolement. Au cas où. “Pourquoi ça marche sur moi et pas sur Cole, cette connerie ?”, avait-il demandé à l’issue de sa quarantaine. “Il a déjà les symptômes. La maladie est déjà déclarée. Pas chez toi, je m’y suis pris à temps. Il y a longtemps que j’ai franchi ce cap, personnellement. Tu ne risques plus rien”. Oui, ils pourraient vacciner à tour de bras, le temps de préparer assez de fioles. Etrange que Jedefray n’y ait jamais pensé.
Sven referma ses mains sur les épaules de son neveu. Ses jointures blanchirent. Cole retint une grimace de douleur. Une larme roula le long de la joue du fugitif, persuadé d’avoir perdu la bataille. L’oncle déglutit ce qui lui parut être des lames de rasoir.
— Bien, se rasséréna le bourreau, ramène-le dans sa chambre, Sven. J’ai encore du travail à faire.
Les lèvres du cadet tressaillirent. Ce ton monocorde. Cette nonchalance. Ce manque de compassion. D’empathie. Autant de traits que Sven supportait au quotidien et méprisait en silence. Il imagina les conséquences s’il choisissait de relâcher Cole. Des effusions de paroles affutées, des brimades à n’en plus finir… des coups, peut-être. Jedefray s’évertuerait à le faire plier. Encore et encore. Jusqu’à ce qu’il craque. Ombre trop lourde contre sa cage thoracique. Il l’empêcherait de respirer. Il le tuerait, à petit feu. Ou amènerait Sven à passer à l’acte lui-même.
Il trembla. Ces perspectives l’horrifiaient… mais moins, quand même, que le sort du gamin, prisonnier et reluqué sans fin. Ses mains se refermèrent plus fort contre les épaules meurtries du garçon. Sven murmura :
— Quoiqu’il arrive… te retourne pas.
Il le jeta sur le parking, suivi de Lambda et referma la porte de l'entrepôt. Son souffle se coupa. Une vague déferla sur son corps : un soulagement pur et merveilleux lui provoqua un vertige. Il rit. Un instant, pas plus. Quand ses yeux retombèrent sur Jedefray, les traits tirés en une grimace sordide, il lut toute sa haine à son égard. Un voile de panique l’enserra à la manière d’un boa constrictor. Si Cole était dehors, désormais, lui ne sortirait jamais de l’emprise de son frère.
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