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tome 1, Chapitre 2 tome 1, Chapitre 2

Monsieur Brémont lâcha son journal et fixa Ælyonn d'un regard perçant. Il était très fier de sa petite-fille et admirait ses capacités. Il avait parfois du mal à apprivoiser cet esprit agile et rebelle qui excellait aussi bien à résoudre les problèmes qu'à les créer.

— Qu'est-ce qui te fait dire ça ? Demanda-t-il curieux.

— Ton comportement, un simple touriste ivre et égaré ne te mettrait pas dans cet état. Par contre un intrus qui se bat avec Idris près de mes appartements expliquerait pourquoi tu m'attendais à la roseraie ce matin.

Monsieur Brémont se crispa et Ælyonn sourit, fière d'elle.

— Merci, grand-père, tu viens de confirmer mes soupçons, conclut-elle avec un petit sourire effronté.

Son oncle s'efforça de ne pas rire. Sa nièce avait décoché sa flèche et visé juste comme à son habitude. Néanmoins, elle n'avait pas toutes les cartes en mains et Charles gardait l'avantage. Nannou prit la parole avec autorité :

— Bien, dit-elle en coupant une brioche, maintenant tu te doutes bien qu'il va y avoir quelques règles à respecter le temps que cette affaire soit éclaircie.

La gouvernante commença à énumérer les articles du nouveau règlement et Ælyonn se décomposa sur sa chaise. Ce n'était pas encore l'été et déjà, pour une période indéterminée, elle devrait justifier chaque minute de sa journée. Les vacances s'annonçaient moroses. La demoiselle voulut protester contre cette limitation à ses libertés, mais l'arrivée du majordome l'en empêcha. L'homme s'inclina devant le chef de famille et annonça l'arrivée du conservateur du Mahal et du chef de la sécurité.

— Bien, Idris, tu viens avec moi. Toi Ælyonn tu restes au Hadiqa, et vous Nannou, veillez à ce qu'elle y reste, ordonna Charles en se levant.

Idris fit de même et les deux hommes suivirent le majordome. Après le petit-déjeuner, la jeune fille suivit Nannou jusque dans la cuisine pour soigner sa gueule de bois. La gouvernante lui prépara une tisane à base de plantes réputées antimigraineuses tout en fustigeant son comportement immature et irresponsable. Ælyonn ne s'en formalisa pas et laissa la gouvernante s'énerver toute seule. Une fois dans la chambre, Nannou poussa un long soupir en regardant l'adolescente. Avec un sourire triste, elle remit en place une mèche rebelle derrière l'oreille d'Ælyonn.

— Mon enfant, commença-t-elle d'une voix douce, je sais que tu trouves toutes ces mesures injustes, mais ta sécurité à un prix. Tu oublies un peu trop souvent la position de la famille et s'il t'arrivait malheur, ton grand-père n'y survivrait pas. Tu es libre d'aller où tu veux, tu devras seulement t'organiser un peu, tu peux faire cet effort n'est-ce pas ?

— Je ne suis pas d'accord, on peut mettre en place quelque chose de beaucoup moins chiant, répliqua Ælyonn agacée.

Nannou fronça les sourcils.

— Je crois que tu voulais dire "contraignant". Surveille ton langage, petite demoiselle, ajouta-t-elle en la menaçant de son index.

Ælyonn soupira en levant les yeux au ciel, et voilà que la leçon de morale se doublait d'une leçon sur les bonnes manières.

— Une jeune fille de bonne famille ne roule pas des yeux ainsi ! reprit sèchement Nannou. Tu devrais te soucier un peu plus des convenances Ælyonn. Le roi nous honore de sa présence le mois prochain et je ne tiens pas à lui présenter une petite sauvageonne mal élevée.

— Je suis désolée Nannou, s'excusa-t-elle sans conviction. Mais je suis toujours écartée des affaires importantes, c'est frustrant !

Nannou se radoucit.

— Sache que je suis entièrement d'accord avec toi, ton grand-père a tort de te laisser à l'écart des affaires de la famille, c'est une stratégie dangereuse. Mais tu le connais c'est une bourrique qui ne veut rien entendre, poursuivit-elle.

Ælyonn approuva la dernière phrase de sa gouvernante. Elle avait souvent râlé car son grand-père l'estimait trop jeune pour participer aux conseils de famille mais parfaitement mâture pour engager des millions pour le domaine. Ce non-sens l'horripilait.

— Quoi qu'il en soit, un peu de discipline te fera le plus grand bien, poursuivit la gouvernante ravie par cette perspective. Maintenant, bois ta tisane, repose-toi et s'il te plaît, ne quitte pas les jardins, termina Nannou en déposant un baiser sur le front de l'adolescente avant de sortir.

Ælyonn but d'une traite sa tisane et se glissa dans son lit. Malgré la fatigue, elle n'arrivait pas à dormir. Elle était préoccupée par cette intrusion qui ravivait des souvenirs douloureux pour sa famille. La sœur de Charles avait été assassinée et son épouse et leurs deux filles étaient mortes durant le siège de Sikil pendant la guerre contre l'Ambira, il y a trente ans. A cause de ces tragédies, son grand-père avait toujours été plus protecteur avec elle qu'avec ses frères ou ses cousins. Elle comprenait que les questions de sécurité étaient primordiales pour sa famille mais Nannou avait restauré de vieilles règles que son grand-père estimait inutiles depuis longtemps. Elle finit par s'endormir tant bien que mal et elle se réveilla en milieu d'après-midi.Elle descendit pour le thé, mais elle eu la mauvaise surprise de trouver la maison vide, son grand-père était sorti avec Idris et Nannou ne savait pas quand ils rentreraient. Ælyonn passa le reste de son après-midi au téléphone avec sa mère qui vivait sur le continent à Mairelle, la capitale du royaume et à lire dans les jardins sous l'étroite surveillance de la gouvernante. Vers dix-neuf heures, Idris était de retour, seul. Charles rentrerait tard, avait-il annoncé.

Après un dîner morose et silencieux, Ælyonn et Idris s'enfermèrent dans le salon du premier étage pour discuter tranquillement. La salle aux belles proportions possédait un plafond voûté recouvert d'une fresque aux couleurs passées, représentant un monde végétal onirique. En face de la porte, de grandes fenêtres à meneaux donnaient sur le jardin des simples. Sur le mur de gauche trônait une massive cheminée rococo des plus laides, taillée dans un marbre rouge criard qui jurerait considérablement avec les teintes douces de la pièce. Une faute de mauvais goût d'un lointain ancêtre et Charles déplorait souvent cet étron posé sur un parterre de fleurs.

Tout en sirotant un bourbon, Idris raconta ce qu'il s'était passé la veille. Il lui expliqua que n'arrivant pas à dormir, il était sorti faire un tour pour se rafraîchir. Arrivé près de son jardin, il avait vu un homme en train d'essayer de forcer la serrure. Il lui parla du couteau et de l'effroi de Charles en le voyant. Ce matin, une vingtaine d'hommes avaient été déployés par le préfet Kapoor et le domaine passé au peigne fin. Ce n'est qu'en début d'après-midi qu'un corps avait été retrouvé au pied des murailles, caché par la végétation. Cependant il se garda de préciser que l'homme avait été retrouvé mutilé et égorgé. Il ne voulait pas effrayer d'avantage sa nièce avec des détails sordides qui ne concernaient que Charles, les enquêteurs et la direction du Mahal.

Silencieuse, Ælyonn envisageait diverses possibilités.

— Tu crois qu'il voulait me tuer ou me kidnapper ? demanda-t-elle.

Idris hésita un instant avant de répondre.

— Je ne sais pas ce qu'il voulait, ma puce. Ce qui est certain c'est que cette agression a rappelé à père la mort de sa sœur. Tu sais que ce sujet est sensible et que c'est à cause de cette tragédie qui tu as grandi ici, à Sikil, loin de tes parents car il voulait veiller sur toi.

— Mais pourquoi cette décision ? En quoi serais-je menacée à Mairelle ? S'énerva Ælyonn.

Elle avait tenté à plusieurs reprises à comprendre le lien entre Amandine et elle sans rien trouver. Les rares informations disponibles sur le net indiquaient qu'Amandine était au palais royal lorsqu'elle fut enlevée puis assassinée quelques mois avant la guerre.

— Ce n'est pas à moi de t'en parler, répondit calmement Idris. Par contre, ce qui est certain, c'est que tu es en sécurité au Hadiqa. Même s'il y a eu cet incident. Jure-moi que tu ne feras pas de vague et je m'arrangerai pour que tes vacances d'été se passent le plus normalement possible, ajouta-t-il.

Ælyonn répondit oui de mauvaise grâce.

— Allez, va te coucher, je vais attendre père pour lui parler. Bonne nuit ma puce.

La jeune fille embrassa son oncle et monta dans sa chambre. Ses appartements donnaient sur un petit jardin privé. La chambre d'Ælyonn s'ouvrait sur une grande terrasse couverte d'où partait un escalier qui descendait jusqu'à un bassin rectangulaire occupé par quelques nénuphars bleus. De là, un petit sentier pavé serpentait entre des statues de déesses à demi-dénudées qu'enlaçaient des plantes grimpantes. Il terminait sa course quelques mètres plus loin, au fond du jardin, au pied d'une petite fontaine. Derrière elle se trouvait la porte où Idris avait surpris l'intrus. Le reste du jardin n'était qu'une explosion de plantes et de fleurs. Elles poussaient en toute quiétude, dans le plus grand des chaos et un vieil arbre étendait ses branches au-dessus du bassin. La nature était reine ici et Ælyonn prenait grand soin de la laisser s'exprimer dans toute sa splendeur et son exubérance. La jeune fille alla vérifier que la porte de son jardin était bien fermée, puis elle alla se coucher.

Le lendemain matin, Ælyonn retrouva toute la maisonnée autour du petit-déjeuner dans le patio. Elle lança un bonjour à la volée et prit place, face à Idris qui lui fit un clin d'œil. D'un geste, Charles fit servir le petit-déjeuner en s'adressant à sa petite-fille :

— Idris a vendu la mèche pour l'agression au couteau, commença-t-il en lançant un regard noir à son fils qui baissa les yeux. On ne peut pas l'ignorer c'est une grave faille dans la sécurité du Hadiqa et du Mahal.

Ælyonn ouvrit la bouche, mais Charles la stoppa en levant la main.

— Laisse-moi finir, petite. Alors, vu tes expériences passées avec des gardes du corps, j'ai décidé d'opter pour une autre approche. Ton portable sera géolocalisé par monsieur Suraksha, le directeur de la sécurité qui suivra tes déplacements. Comme je connais ta roublardise, tu devras lui envoyer un message toutes les heures, précisa Charles. Tu te présenteras également au centre de sécurité avant de sortir et en rentrant le temps que les choses rentrent dans l'ordre. Ça te convient ?

— C'est irresponsable Charles ! S'emporta Nannou sans laisser le temps à la demoiselle de répondre. On ne peut pas laisser Ælyonn courir seule dans Sikil comme si de rien n'était. Il lui faut un garde !

Le patriarche lança un regard sombre à la gouvernante. La situation pouvait devenir explosive entre les deux fortes têtes. Ælyonn intervint pour essayer de désamorcer le conflit.

— Donc, je suis suivie à la trace, je reste sage et je préviens dès que je veux sortir, résuma-t-elle.

— C'est ça, confirma Idris. Tu auras en plus une bombe lacrymogène en cas de problème.

— Ça me paraît raisonnable. Et pour le reste ?

— Toutes les autres procédures de sécurité sont maintenues et j'apprécierai que tu utilises la voiture pour te rendre en ville. Mickaël est à ta disposition si tu veux sortir, conclut le grand-père.

La jeune fille était plutôt satisfaite. Nannou, n'avait pas pu imposer un garde. Le dernier en date avait claquer la porte au bout de six mois, au grand dam de la gouvernante. Depuis, Charles avait renoncé à cette idée et Ælyonn lui en était profondément reconnaissante.

Après le petit-déjeuner et un passage au poste de sécurité, Ælyonn était en route pour la bibliothèque universitaire qui restait ouverte jusqu'au solstice d'été. Confortablement installée sur la banquette arrière de la berline de son grand-père, elle regardait la ville défiler devant ses yeux. Les splendides demeures de la Haute-Ville laissèrent place aux immeubles plus modestes de la Basse-Ville. Mickaël, le chauffeur, quitta la citadelle pour entrer dans la ville moderne, tout à l'est de la baie. C'est là que se trouvaient le campus et la bibliothèque, dans un quartier contemporain. Le chauffeur s'arrêta devant les marches d'un imposant immeuble.

Elle soupira en montant les marches. Mickaël était au service de son grand-père depuis quatre ans et il n'osait toujours pas la regarder en face parce qu'elle avait des yeux taara. La contrariété de la jeune fille disparue rapidement quand elle retrouva quelques amis. Un peu plus tard, Ælyonn était sortie. Elle envoya un message à monsieur Suraksha : Biblio finie, je pars manger avec Malik. Il était midi et la jeune fille marcha vers l'arrêt de bus. Elle monta dans celui qui se dirigeait vers le centre-ville. Une fois installée, quelque chose la chiffonna sans qu'elle sache exactement quoi. Elle ferma les yeux et passa le trajet à se concentrer sur ce qui sortait de l'ordinaire au point de la mettre en alerte. C'est une fois descendue à son arrêt qu'elle comprit ce qui n'allait pas. "Un homme, la trentaine, costume beige, près d'un mètre quatre-vingt-dix, blanc et les cheveux bruns. Un inconnu dans la foule des habitués du week-end à la bibliothèque. Il a attendu au même arrêt, à l'écart de tout le monde et là, il est descendu avec moi. Ce n'est ni un insulaire ni un touriste", analysa-t-elle tandis que son cœur tentait de sortir de sa poitrine.

Elle était suivie. Du moins c'était une possibilité. Ælyonn décida alors de tenter une expérience pour valider ou non ses craintes. Elle emprunta des chemins peu touristiques et arriva dans un quartier calme et populaire, loin des lieux incontournables de Sikil. Elle salua quelques connaissances et vit que l'homme était quelques mètre derrière elle, faussement intéressé par une étale de légumes.

— Merde, gronda-t-elle en serrant les dents.

Ælyonn sortir son portable mais elle hésita à prévenir la sécurité du Mahal. Elle connaissait par coeur chaque ruelle De Sikil, elle avait une bombe lacrimo et c'était une Brémont aux yeux taara. Il suffisait d'un mot de sa part pour que tout le quartier tombe sur cet étranger. Elle estima qu'elle avait l'avantage alors elle décida de prendre l'initiative. Elle s'enfonça dans les ruelles étroites et passa un porche qui donnait sur un cul-de sac calme. Elle prit sa bombe dans une main, son sac dans l'autre et attendit. L'homme arriva quelques secondes plus tard, et fut surpris de se retrouver nez à nez avec la jeune fille.

— Qui êtes-vous et que voulez-vous ? demanda-t-elle d'une voix qu'elle espérait assurée.

L'homme porta la main à sa veste et Ælyonn vit la crosse d'une arme à feu. Sans réfléchir, elle aspergea l'individu avec sa bombe et lui lança son sac à dos à la figure. L'homme était tombé à terre en criant de douleur. Là, Ælyonn lui asséna un violent coup de pied dans l'entrejambe et il hurla à la mort. D'une main tremblante, elle prit une photo de l'individu tant qu'il ne pouvait plus bouger et lui lança un dernier coup de pied, dans le ventre cette fois, avant de récupérer son sac et de partir en courant. Elle dévala la rue, indifférente aux cris de l'homme qui se tordait de douleur derrière elle et à ceux des riverains attirés par le raffut. Elle avait toujours son téléphone en main et tentait désespérément de joindre son grand-père.

Charles était sous la colonnade du Portique avec Idris quand son téléphone sonna. Il décrocha et devint livide. Son fils lui prit le téléphone des mains. Au bout du fil, Ælyonn en larmes, suppliait qu'on vienne la chercher.

L'oncle était parti comme une furie chercher sa nièce, il avait réussi à comprendre, entre deux sanglots, qu'elle était dans le centre-ville pas loin de chez eux. Il la récupéra chez une amie de la famille, Madame Kumari, qui tenait une pharmacie. Quand Idris arriva, Ælyonn était en état de choc, il l'avait portée jusqu'à la voiture et filé au Hadiqa.

Ælyonn était inconsciente quand il la monta dans sa chambre. Nannou avait appelé le médecin. Charles était dans son bureau, on l'entendait hurler au téléphone alors que la porte était fermée. La jeune fille émergea un peu et d'une voix faible, elle demanda son portable. Ælyonn fouilla dedans et montra la photo d'un visage tordu de douleur. Idris prit le portable et assura que l'individu serait retrouvé.

Une fois seule, Ælyonn se sentit de plus en plus mal, elle avait de la fièvre, elle grelottait et une migraine commençait à lui vriller le crâne. Quand Idris revint avec le médecin, elle était délirante dans son lit. Il souleva les paupières d'Ælyonn, ses yeux semblaient pétiller de milliers de reflets arc-en-ciel. D'une voix solennel, il annonça que le processus avait débuté. Les yeux d'Ælyonn s'éveillaient. Le stress des deux derniers jours avait sans doute déclenché la mutation, il n'y avait rien à faire à part attendre. Nannou jura.

— Oh non, pas maintenant, ce n'est pas le moment, articula-t-elle d'une voix blanche.

Idris ne dit rien, il prit la gouvernante par le bras et ils descendirent voir Charles qui était toujours dans son bureau à hurler au téléphone.

Ælyonn était à l'agonie, la migraine avait empiré. Quand elle ouvrait les yeux, elle voyait des formes étranges et des lumières aveuglantes. Elle croyait voir des ombres danser au pied de son lit et elle commença vraiment à croire que sa fin était proche quand elle les entendit chanter: "Corataara nous voit ! Corataara nous voit ! Bientôt le Réduve arrivera et ta vie, il aspirera." Le reste de l'après-midi fut un cauchemar. Trempée de sueur, la respiration haletante, Ælyonn était hantée par des visions terrifiantes et secouée par de violentes douleurs. Nannou était restée à son chevet et épongeait son front brûlant. En début de soirée, Idris prit le relais et veilla toute la nuit. Celle-ci ne fut guère meilleure, vers deux heures du matin, la crise s'intensifia. Ælyonn gémissait en se tordant de douleur, des formes sombres la torturaient et essayaient de la dévorer. Elle n'avait plus la force de lutter et des ombres avides fonçaient sur elle. Elle pensait mourir quand elle entendit un bruit de tambour, un bruit sourd et profond qui faisait vibrer tout son corps et lui brisait les tympans. Les ombres arrêtèrent de bouger. Une puissante odeur de pétrichor et de jasmin envahit ses narines et une douce chaleur enveloppa son corps. Les ombres prirent la fuite et Ælyonn s'endormit, bercée par cette présence salvatrice et maternelle.

Le lendemain matin quand la demoiselle reprit connaissance, elle était pâle et faible. La moindre lumière lui brûlait les yeux et elle voyait flou. Monsieur Al-Kâtib, le médecin de la famille qui avait passé la nuit au palais, lui assura qu'elle allait bien. Sa prescription se résuma à boire du thé et porter des lunettes de soleil même en intérieur pendant quelques jours.

C'est chancelante et soutenue par sa gouvernante et son oncle qu'elle pénétra dans le salon du palais. Son grand-père était là, toujours très droit, les mains dans le dos, en train de regarder le jardin par une fenêtre. Il ne se retourna pas quand elle entra. Dans un des fauteuils club du salon, un homme se tenait assis. Il se leva avec difficulté et Ælyonn retint son souffle. Malgré sa vue défaillante, elle reconnut son poursuivant. Il fit un pas vers elle, s'inclina légèrement et se présenta :

— Valentin Velasquez, services secrets de Sa Majesté. Bonjour mademoiselle Brémont.

Ælyonn n'en crut pas ses oreilles. "Quoi ? C'est une blague ? ", avait-elle tout juste articulé. Nannou l'aida à s'asseoir dans un fauteuil.

— Croyiez bien que j'aimerais que ce soit le cas, mademoiselle, répondit Velasquez en lui lançant un regard noir.

Le majordome entra et déposa un plateau sur la table basse. Ælyonn lui indiqua qu'elle préférait un mug plutôt qu'une petite tasse pour son thé. Nannou servit le thé en silence et s'installa sur un canapé. Idris posa une main protectrice sur l'épaule de sa nièce. L'agent secret sortit d'une serviette noire un dossier frappé du blason royal.

— Bien, ce qui va être dit, relève du secret d'État et de la Maison Royale, commença-t-il. Mademoiselle Ælyonn Brémont, par lettre de cachet vous êtes déclarée "intérêt particulier de la Couronne" et vous êtes mise au secret. A partir de maintenant, vous êtes sous l'autorité directe de Sa Majesté, le roi Léopold quatrième du nom, souverain d'Aranthys.

Il ouvrit son dossier et commença à lire la lettre de cachet.

L'annonce pétrifia Ælyonn. Ce type avait dit ça d'une voix tranquille et d'une traite. Son cerveau, enroué par sa nuit cauchemardesque, se remit brutalement en marche. Des dizaines de questions se bousculaient dans sa tête sans parvenir à franchir ses lèvres. L'arrivée de son mug la rappela à la réalité. La main d'Idris était crispée sur son épaule. Ni Nannou ni son grand-père n'osaient la regarder.

— Je ne comprends pas, balbutia-t-elle.

Imperturbable, Velasquez continua sa lecture, mais la demoiselle n'avait pas l'habitude d'être ignorée. Elle était en colère, tant par la lettre du roi que par l'indifférence du messager. Elle attaqua.

— Vous arrivez à lire ? demanda-t-elle innocemment. Il paraît que les climats chauds et humides accentuent les effets des lacrymaux. C'est vrai ? demanda-t-elle avec un sourire sournois.

De désespoir, Idris se mit une main sur le visage tandis que Nannou s'étouffa avec son thé. Charles ne bougea ni ne parla. Velasquez arrêta sa lecture et leva les yeux vers Ælyonn.

"Mais elle se fout de ma gueule, cette merdeuse ! " S'emporta-t-il intérieurement.

Il souffrait encore de l'attaque de la veille et effectivement le climat n'aidait pas à son rétablissement. Son visage, toujours rouge le brûlait, tout comme ses yeux bouffis. Son nez était cassé et il ne pouvait plus ouvrir son œil gauche à cause d'un hématome. L'agent maudit cette forcenée qui ne l'avait pas raté. Il décida de ne pas répondre à la provocation et poursuit calmement sa lecture de la missive royale. Ælyonn ne lâcha pas l'affaire :

— Au final, "agent secret" c'est très surfait. Vous êtes toujours aussi incompétent ? continua-t-elle sur le même ton en portant son mug à ses lèvres.

"Toi, tu vas souffrir", prédit mentalement Valentin en la regardant d'un air blasé.

— Ælyonn ! s'exclama Nannou, un peu de retenue s'il te plaît !

— Laissez, madame, j'en ai vu d'autres, répliqua d'une voix froide Valentin.

La gouvernante remarqua une lueur dans ses yeux bleus qui lui fit froid dans le dos. Pour la troisième fois, il reprit sa lecture, mais Ælyonn n'en avait toujours pas fini avec lui.

— Vous vouliez des enfants ?

Les mains de Valentin se crispèrent sur les papiers. Il était sur le point de perdre son sang froid. Il regarda la jeune fille assise en face de lui. Elle portait un pantalon blanc et un tee-shirt bleu sur lequel était tagué "méchant loup". Avec ses lunettes de soleil, son sourire carnassier et son mug décoré d'une licorne, elle avait l'air d'une dangereuse déséquilibrée.

— Les ordres de Sa Majesté vous ennuient ? demanda Valentin qui hésitait encore sur le type de torture qu'il emploierait sur cette harpie.

— Passablement, répondit-elle.

Valentin opta pour lui faire avaler sa bombe lacrymo. Simple, rapide et efficace.

— Ælyonn, c'est un ordre du roi, prévint Charles d'une voix calme. Cesse de passer tes nerfs sur l'agent Velasquez, s'il te plaît.

Pour la première fois depuis son arrivée, son grand-père se manifestait. Il quitta la fenêtre et vint s'installer dans un fauteuil.

— De toute manière, la lettre de cachet ne prendra effet qu'à ta majorité, le mois prochain annonça-t-il d'une voix lasse.

— Tu étais au courant de ce truc ? S'étrangla Ælyonn indignée.

— Nous le sommes tous, renchérit Idris avec désolation.

Ælyonn resta muette. Charles poussa un long soupir. Il était temps de parler et il avait tout fait pour en retarder l'échéance. Il regarda Ælyonn avec tristesse commença à parler lentement.

— Petite, je ne t'apprends rien, dans notre famille, certaines femmes ont des yeux taara, ce que tu ne sais pas c'est qu'ils vont te permettre de voir et d'agir au-delà du visible.

— Comment ça, voir quoi ? S'inquiéta Ælyonn en repensant aux ombres dans sa chambre.

— Et bien, c'est difficile à expliquer. Tu devras le découvrir seule malheureusement, mais ce qui est certain, c'est qu'un lien puissant unit la nature et les Corataara. C'est le nom employé pour désigner les femmes ayant tes dons, précisa-t-il avant que sa petite-fille ne le coupe.

— Je ne suis pas sûre de comprendre, déclara Ælyonn décontenancée.

Son ventre s'était noué quand elle entendit le mot Corataara, les ombres en avaient parlé, ce n'était donc pas le fruit de son imagination. Elle n'osa pas parler de ce qu'elle avait entendu la nuit précédente, son intuition lui soufflait que ce n'était pas le moment d'aborder le sujet.

Valentin Velasquez intervint :

­ — Ne prenez pas ça à la légère, mademoiselle. Avec un peu d'entraînement, vous pourrez faire fleurir un jardin rien qu'en le regardant.

— Je crois que le soleil de La Lupa ne vous réussit pas, il n'y a que dans les contes que ce genre de miracle se produit, rétorqua-t-elle sèchement.

— Il a raison, reprit Charles avec douceur. Dans les jardins du palais royal, ma défunte sœur faisait fleurir des coquelicots en hiver.

Ælyonn était abasourdie, "c'est impossible" murmura-t-elle incrédule.

Pourtant, son grand-père n'était pas réputé pour son sens de l'humour et il parlait très rarement de sa sœur.

— Le processus a déjà commencé, poursuivit-il, tu deviens une Corataara, d'où ton état. Amandine avait mis plusieurs semaines pour se remettre. Après ça, elle disait être capable de voir véritablement les plantes. Ma sœur était une merveilleuse jardinière, se souvint-il avec beaucoup d'émotion.

Il prit une tasse de thé qu'il porta à ses lèvres tremblantes.

— Très bien, j'ai des yeux magiques qui font pousser les fleurs commença-t-elle sarcastique. Sa Majesté va être contente, elle aura des coquelicots toute l'année !

— Pour un génie, vous êtes longue à la détente, lui lança Valentin très fier de sa répartie.

La jeune fille fut blessée dans son amour propre. L'agent enchaîna d'une voix dure :

— Plus exactement, vous avez la faculté de vous connecter et de communiquer avec toute forme de vie végétale. Vous vous rendez compte de l'importance de vos pouvoirs pour le royaume ? Autosuffisance alimentaire d'Aranthys, prévention des catastrophes naturelles, sans parler des industries pharmaceutiques et biotechnologiques qui bénéficieront de vos compétences, énuméra-t-il.

Ælyonn se décomposait dans son fauteuil. Elle avait la tête qui tournait. Cette histoire était un pur délire ! A condition que ce soit vrai et si elle avait autant de pouvoirs que ça, alors... Elle porta une main à sa bouche totalement effarée.

— Je peux faire ce que je veux du royaume, murmura Ælyonn sans vraiment saisir comment un tel prodige était matériellement possible.

— Vous saisissez les enjeux stratégiques, reconnut Valentin. Vous pouvez mettre à genoux le royaume ou renforcer son influence sur l'échiquier politique mondial. Vous comprenez l'importance de vos yeux et pourquoi vous êtes placée sous la tutelle de la Couronne, mademoiselle, ajouta-t-il en savourant le désarroi de la jeune fille.

Ælyonn cherchait désespérément une parade. Son cerveau analysait toutes les données qu'elle se prenait en pleine figure à la recherche d'une faille pour sortir de ce mauvais rêve.

— Mais sur l'île, on doit être près de trente mille à avoir des yeux taara. Pourquoi moi en particulier ?

— Parce qu'il n'y a que dans la famille Brémont que l'on retrouve cette double caractéristique. Les analyses ADN sont formelles, répondit Valentin en brisant ses espoirs.

— Pourquoi, tu ne m'as jamais rien dit ? Demanda Ælyonn au bord des larmes en se tournant vers Charles.

Idris s'agita, elle venait d'aborder sur un sujet sensible entre la dynastie régnante d'Aranthys et la famille Brémont.

Charles hésita et d'une voix brisée il répondit à sa petite fille :

— J'ai voulu préserver ton innocence, que tu aies l'enfance insouciante et libre qu'Amandine n'a jamais eue.

Entre ses lunettes de soleil et sa vue floue, Ælyonn n'arrivait à distinguer que des formes nageant dans un brouillard grisâtre, semblable à celui qui enveloppait son esprit. Mais ses deux oreilles fonctionnaient parfaitement bien. Le timbre de la voix de son grand-père lui avait brisé le cœur. Lui, si altier, si fort semblait être devenu un vieillard fragile. De l'entendre si démuni lui était intolérable. Sa colère redoubla d'intensité et elle s'emporta en s'adressant aussi bien à l'assemblée qu'à elle-même :

— Et si je refuse de me soumettre au roi ? Si je suis si importante, je ne risque pas le peloton d'exécution pour haute trahison, ça n'aurait aucun sens de tuer la poule aux œufs d'or.

Idris et Nannou pâlirent et jetèrent des coups d'œil inquiets en direction de l'agent secret.

Valentin s'était levé en soupirant. Il s'approcha d'Ælyonn, se pencha vers elle et murmura d'une voix sadique à son oreille :

— Mademoiselle, s'il vous prenait la folie de vous opposer au roi, la mort vous semblera bien plus enviable que le sort qui vous attend.


Texte publié par Cilou, 6 octobre 2021 à 12h17
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