On arrive à un tournant de l'histoire ! Tokias et Eikichi vont bientôt découvrir un havre de douceur... niark, niark, niark.
Bonne lecture !
Malgré les jours qui passaient, Rokas demeurait distant. Si Tokias savait qu’il agissait ainsi pour ne pas interférer avec la mission, il aurait aimé que son père se montre plus démonstratif. Rokas ne lui avait même pas proposé de venir vivre avec lui et bien qu’il s’en serait défendu à voix haute, cela faisait naître une certaine forme de rancœur.
Son père secondait Atsuko et Kotone pendant que Chiaki était accaparé par la gestion des volontaires. D’un commun accord, ils avaient convenu que l’organisation d’un festival en l’honneur de la kitsune ne pourrait qu’apporter de meilleurs augures. L’aide de Rokas était nécessaire afin de s’assurer que le cérémonial soit tenu dans les règles de l’art.
Depuis son arrivée, Tokias était plus perturbé qu’il ne voulait bien l’avouer. Le souvenir du petit garçon qu’il avait été se mêlait régulièrement au Guildien qu’il se rêvait de devenir et brouillait ses relations avec les autres. Les anciens du village ne marquaient pas le respect dû à sa position. Cela ne le dérangeait pas, mais cette attitude contrastait avec celle des plus jeunes.
Néanmoins, si la familiarité avec laquelle certains le hélaient ne le chagrinait en rien, Tokias aurait préféré qu’ils s’abstiennent d’évoquer les moments honteux qu’ils semblaient avoir précieusement gardés.
— … il courrait dans tous les sens avec la crotte aux fesses et le chien qui le suivait, s’esclaffait un vieil homme aux cheveux rares.
Gin passait ses journées à leur côté : il appréciait de voir sa routine perturbée.
Comme si Sekka n’avait attendu que ça, elle ajouta :
— Ah oui ! Et il avait fini par s’égratigner ! Je me souviens de ses cris quand Atsuko essayait de le soigner. Elle a été obligée de le coincer avec ses jambes pour y parvenir.
Même les plus sérieux des volontaires ne purent étouffer complètement leurs éclats de rire.
— Gin, Sekka, vous le déconcentrez, les rabroua Chiaki.
Les deux compères ricanèrent, puis discutèrent à voix basse.
Bien que Chiaki soit marqué par l’âge, le Daimyo de Tamura était un homme d’une force physique étonnante. Là où ses comparses d’antan avançaient voûté, lui se promenait d’un pas alerte sur les sentiers instables. Il avait remonté les pans de son kimono dans sa ceinture et, faisant fit de toute la noblesse due à son rang, il pataugeait pieds nus dans le lit de la rivière qui séparait la forêt des jubokko de Tamura.
Un mouvement à la limite de son champ de vision attira l’attention de Tokias. Le sourire moqueur, Sekka s’était éloignée de Gin et se hissa dans un arbre afin d’avoir un meilleur point de vue. À moins que ce ne soit pour faire la sieste. Tokias avait vraiment du mal avec la présence constante de sa sœur à leurs côtés.
Chassant Sekka de ses pensées, Tokias concentra tous ses sens sur son onibi. La lassitude pesa sur ses épaules dès que son yôkai se matérialisa. Il jeta un regard mauvais au soleil. S’il était encore haut dans le ciel, de nombreux nuages cachaient en partie sa luminosité. Cela suffisait-il à expliquer sa performance bien moindre que ce dont il était capable à Heikô ? Ou bien était-ce la fatigue accumulée ou l’humidité des lieux ?
La rivière lui paraissait trop loin pour avoir à ce point un impact sur son kage. Afin de pallier l’asthénie de plus en plus tenace, Tokias avait déjà repoussé le début de ses explorations pour profiter d’une luminosité à son maximum. Si cela lui avait permis de renforcer son onibi, cette solution ne suffisait pas.
Malgré un contrôle moins stable que de coutume, la boule de feu ne témoignait d’aucune anomalie et s’agitait avec nonchalance. D’un geste de main trop rageur, Tokias déplaçait son onibi devant lui afin de vérifier qu’aucune racine de jubokko ne se cachait sous terre.
Eikichi en avait repéré deux au début de la journée, mais depuis aucun arbrisseau, aucun bosquet n’avait frémi au contact des flammes.
— Tokias ! s’exclama Sekka, debout sur sa branche. C’est quoi sur ta gauche ?
Le mouvement de balancier imprimé par le corps de Tokias s’arrêta. Ses dents grincèrent tant il serra sa mâchoire. Un jubokko devait lui avoir échappé : Sekka lui avait déjà fait le coup la veille. Comment parvenait-elle à les repérer à une telle distance ? C’était à se demander si ce n’était pas juste pour le plaisir de pointer ses faiblesses.
À contrecœur, Tokias revint sur ses pas, il ne vit rien d’autre que l’herbe et quelques arbrisseaux qui ne tressaillaient pas quand il leur marchait dessus. Pour faire bonne mesure, il les arracha sans que cela pousse un jubokko à sortir de sa cachette.
Un sourire victorieux se dessina sur ses lèvres : Sekka s’était trompée !
Tokias allait le crier à sa sœur, quand il réalisa qu’elle était déjà à ses côtés, les sourcils froncés. L’expression déterminée, elle donna un coup dans un tas de bois morts.
Avec un grincement menaçant, une branche se dressa et fouetta l’air en tout sens. Tokias eut juste le temps d’attraper Sekka par le col et de la tirer en arrière. Une racine déchira la tourbe humide, puis plongea de plusieurs centimètres dans le sol là où sa sœur se tenait quelques secondes auparavant.
Non seulement il s’agissait bien d’un jubokko, mais d’un individu ancien d’après ses capacités de mimétisme. Si les plus jeunes spécimens commettaient des erreurs basiques comme prendre la forme d’un sakura en fleur en plein hiver ou bouger sous la moindre source de chaleur, les plus âgés étaient plus difficiles à repérer : ils se noyaient complètement dans le paysage.
L’onibi de Tokias enroba le yôkai qui se tordit sous l’effet de la combustion. Les racines s’arrachèrent du sol tandis que le jubokko cherchait à fuir en direction de la rivière. D’un même mouvement, la fratrie banda leurs arcs et deux projectiles l’immobilisèrent.
La flèche de Tokias avait traversé la branche pour la clouer sur place, tandis que celle de Sekka s’était nichée dans les rhizomes entremêlés pour l’empêcher d’avancer plus loin.
Côte à côte, ils regardèrent le jubokko disparaître en cendre. Chiaki avait mis en garde les volontaires et tous avaient reculé de plusieurs mètres. Enfin, un dernier soubresaut agita le yôkai, puis le calme fut de retour.
Le poing de Tokias se desserra sur le kimono désormais en partie défait de sa sœur. Le vêtement retomba dans le haut de son dos, dévoilant quelques cicatrices anciennes. À leur vue, un frisson courut sur les bras de Tokias ce qui intensifia encore sa colère.
— Tu devrais être plus loin ! s’emporta-t-il. Il aurait pu te tuer ! C’est mon boulot ainsi que celui d’Eikichi de nous occuper des jubokko.
Pour une fois, l’attitude de Sekka n’avait rien de moqueur. Droite sur ses pieds, elle faisait face à son frère malgré sa petite stature.
— Tu voulais quoi ? Que je fasse comme si de rien n’était ? Tu aurais préféré qu’il nous échappe ?
— Si tu m’avais donné des indications plus claires, nous n’en serions pas là : ça t’amuse à ce point de me voir galérer. Tu es une...
— Ne finis pas cette phrase, le menaça-t-elle. C’est ton égo qui va parler et tu vas t’enfoncer tout seul. La sécurité des habitants est la priorité. TA priorité. Tu es ici en mission, pas dans notre salon !
La remarque acerbe lui fit l’effet d’une claque. Il était rare que Sekka attaque si frontalement. Elle sous-entendait qu’il ne se conduisait pas en Guildien. Pire, à cet instant, Sekka lui rappelait ses devoirs et se montrait plus compétente que lui.
Soudain, Sekka se figea puis observa autour d’elle.
— Seul, tu ne peux pas avoir les yeux partout, murmura-t-elle.
— C’est pour ça qu’on est…
Tokias réalisa où elle voulait en venir : Eikichi n’était plus à leur côté. En général, il intervenait avant que leurs conversations ne s’enveniment trop.
— Où est Eikichi ? Il était là, il y a quelques minutes à peine.
Il tourna la tête et Sekka en faisait autant. Ils fouillèrent quelques secondes la végétation autour sans trouver la trace d’Eikichi.
Un seau fut vidé sur le reste du jubokko incandescent et un nuage de fumée s’en échappa.
— Eikichi s’est éloigné tout à l’heure, intervint Chiaki. Je pensais que c’était volontaire. Comme vous vouliez prendre des notes sur la rive opposée…
— Où est-il parti ?
Chiaki pointa le torii.
— Dans la direction où Sekka a laissé son matériel pour les cartes. C’est d’ailleurs pour ça que ça ne m’a pas alerté. Il y a un problème ?
Sekka intervint tout en réajustant son kimono d’un mouvement sec :
— J’étais près de lui quand il a testé son kage ce matin et il n’a rien dit quant à un risque d’Attirance même minime. Je doute qu’il aurait été capable de rester de marbre s’il avait détecté quoi que ce soit.
— Non, approuva Tokias, ce n’est pas son genre...
Ils eurent beau tendre le cou, ils ne le virent pas. Tokias jura. Presque au pas de course, il se dirigea vers la forêt de la kitsune, Sekka et Tokias sur ses talons. Il généra une nouvelle flamme qu’il intensifia au maximum pour chercher dans les sous-bois la présence de son camarade.
L’idée même qu’il s’y trouve lui paraissait inconcevable. Eikichi était prudent et il savait que l’Attirance pourrait le toucher à n’importe quel moment. Jamais, il ne serait parti sans rien dire.
Malgré cette conviction, Tokias dut se rendre à l’évidence lorsqu’il repéra la chaleur caractéristique d’Eikichi dans la forêt. Pas assez loin pour être hors de portée, mais il ne fallait pas qu’il s’enfonce plus.
Une fois sous le torii, Tokias se tourna vers Sekka.
— Va chercher papa.
— Je t’accompagne, le contredit-elle, l’arc déjà à la main.
— Chiaki…
— … n’est pas armé et se fait vieux, l’interrompit ce dernier. Emmène ta sœur, elle te sera d’une plus grande aide que moi, je t’assure. Je vais prévenir Rokas.
Tokias n’avait pas le luxe de perdre du temps à argumenter : chaque seconde, Eikichi s’enfonçait un peu plus et courrait le risque de tomber nez à nez avec la kitsune.
La poitrine oppressée, Tokias s’engagea, l’arc bandé et l’onibi ouvrant le chemin. Il se lia un maximum au sens du feu follet afin de percevoir les éventuels yôkai qu’ils pourraient rencontrer.
Un nouveau juron lui échappa
— L’Attirance doit être puissante…, commenta Sekka.
— Connaissant son tempérament prudent, il y a risque de symbiose si l’Attraction lui fait perdre toute commune mesure.
Quand l’Attirance était trop forte, il n’était pas rare que le kageka soit écrasé par leur nouvelle nature yôkai au point parfois d’en oublier qu’ils avaient été humains un jour. Ces kageka corrompus étaient appelés akuma et ils étaient considérés comme plus dangereux que les yôkai eux-mêmes.
Ils avançaient le long de la rivière en prenant garde à ne pas glisser sur la mousse gorgée d’humidité. Par endroit, la brume du petit matin ne s’était pas encore tout à fait dissipée et dissimulait en partie la vue. Tokias sentait la tension engourdir peu à peu ses muscles. Les exercices de respiration enseignés par ses professeurs ne lui étaient d’aucune aide à cet instant. S’il s’écoutait, il hurlerait le nom de son ami, mais il savait que c’était la dernière chose à faire.
Heureusement, d’après les sens de l’onibi, Eikichi n’était plus très loin.
Soudain, une silhouette de dos prit forme entre deux troncs. Tokias pressa encore le pas.
— Eikichi ? cria-t-il.
Il se retourna : son visage était couvert de sang et son kimono pendait en lambeau sur sa poitrine. Quand il ouvrit la bouche, seule une bulle rosâtre en sortit.
Les yeux écarquillés par l’effroi, Tokias ralentit, le souffle trop court pour maintenir son allure.
Un grondement sourd le figea : elle était là elle aussi.
La Kitsune les dominait, ses oreilles malmenées par les branches les plus basses des arbres. Son poitrail cassait sans mal les ramures les plus épaisses qui se trouvaient sur son chemin. Son regard jaune se posa sur eux et ses babines se retroussèrent tandis qu’un grognement s’échappa de sa gorge. La vibration résonna jusque dans la poitrine de Tokias.
Alors ? À vos pronostiques : est-ce qu'ils vont s'en sortir et surtout dans quel état ?
Bonne soirée !
Atsuko : concubine de Chiaki
Chiaki : Daimyo de Tamura
Daimyo : Chef territorial, il a un pouvoir de justice, de politique et de représentation.
Haneki-dono : Grand Maître du Sanctuaire Nord d'Heikô
Hanko : (terme non inventé) ce sont des tampeau, des sceaux qui permettent d'identifier la personne qui a écrit un document. Cela remplace notre signature. Ils sont encore utilisés de façon courante aujourd'hui et nombreuses sont les familles qui en possèdent deux : un pour les documents très officiels (achats de maison, mariage) et un deuxième pour le quotidien ( signer un reçu pour le facteur...)
Hiragana : (terme non inventé) c'est un syllabaire japonais
Jubokko : (terme non inventé, mais légende réinterprétée) yôkai, arbre vampire, il a l'apparence végétale, mais se nourrit du sang de ses proies.
Kage : c'est le don que possède Eikichi et Tokias. Il leur permet d'insuffler un esprit yôkai dans leur ombre pour en faire usage comme d'une marionnette. Le terme est tiré du mot ombre en japonais.
Kageka : c'est un utilisateur du kage
Kasha : Yôkai qui a l'apparence d'un chat géant et dont plusieurs parties de son corps sont enflammées
kitsune : (terme non inventé, mais légende réinterprétée) yôkai, renard à la forme et la taille mouvante
Konazawa : ville où se trouve le Sanctuaire où ont été formé Eikichi et Tokias
Kotone : concubine de Chiaki
Nikô : ville portuaire à l'ouest de l'île où sont envoyés Riani et Ôdan
Ôdan : camarade de promotion de Tokias et Eikichi
Onibi : (terme non inventé, mais légende réinterprétée) yôkai ressemblant à un feu follet géant et kage de Tokias
Saneyama : île sur laquelle se déroule l'histoire.
Sekka : petite soeur de Tokias
Tamura : ville où se déroule la mission d'Eikichi et Tokias
Tomoe : (prénom japonais) nouvel aspirant kageka
Yukata : (terme non inventé) kimono en coton très léger qui, à l'origine, ne se portait que dans les bains publiques
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