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volume 1, Chapitre 10 « Impitoyable » volume 1, Chapitre 10

Le haut parleur n’a pas le temps d’en cracher d’avantage.

Dans un vacarme assourdissant, les impacts d’une rafale courent sur le mur, transpercent le sommet de la porte, découpent l’enceinte en deux, en arrachent fragments de plastique et de métal. Ils rebondissent à terre comme une pluie de verglas d’hiver.

Stoppé dans son élan, le fuyard s’écroule.

Presque en simultané, un cri de panique et des pleurs s'élèvent de derrière l’issue de service.

Elle s’ouvre soudain vers l’intérieur.

Une femme et son jeune garçon en jaillissent. Ils courent droit devant, bifurquent au dernier moment, dérapent sur le carrelage humide.

La jeune mère parvient à se stabiliser, rattrape in-extremis son enfant par la main, le tire à elle, essaie de l'entraîner dans sa fuite, l'exhorte à courir plus vite.

Tarrrrrattttaattttt !

Une nouvelle salve les fauche à leur tour.

Touché, l’enfant tombe face contre terre, inerte.

Meurtrie, la mère trébuche, chute, glisse de quelques centimètres, redresse le tronc, la tête. Les doigts crispés, elle essaye de tirer sa progéniture jusqu’à elle, n’y parvient pas, finit par s'effondrer, immobile.

Sur leurs dos, dans leurs chairs, de gros impacts de balles rougis par le sang forment autant de bouches béantes ouvertes vers leurs entrailles.

Autour d’eux, une marre écarlate suinte, rampe, progresse. Elle se répand hors de leurs corps en même temps que la chaleur de leurs vies s’échappe de leurs dépouilles.

Le borg les fixe quelques secondes d’un regard sans empathie. Puis, il dirige ses scanners sur la dépouille du fuyard, finit son inspection par le fond de la ruelle Est.

Aucun mouvement. Aucun bruit.

Par contre, des cris de détresse raisonnent encore dans la mémoire de ses capteurs. Ils provenaient de la cafétéria.

Il fait volte-face.

À quelques mètres de ses pieds, le cadavre d’une femme, la jambe droite en bouillie, se trouve recouvert par celui d’un homme, le visage caché derrière l'épaule de la fille.

Plus loin, enclavé entre trois murs, un renfoncement abrite les vestiges de tables et de chaises.

Au premier rang, mêlés dans un capharnaüm indescriptible, de nombreux gravats sont venus renverser les meubles.

L’un d’entre-eux, circulaire, empalé par une longue barre d’acier, s’entoure de nombreux débris : poutrelles de métal, simples morceaux de plastique ou volumineuses agglomérations de béton.

Tous furent réduits, l’espace d’une bourrasque soudaine, à la légèreté d’un fétu de paille.

À la naissance de cette pièce sans porte, adossé à la paroi, un distributeur, la vitre défoncée, y crépite tout ce qu’il peut d’électricité et de flammes.

Tandis qu’au sol, le corps d’un homme demeure allongé à même le carrelage. Il semble déjà mort.

Trop éloigné, le borg fait quelques pas dans sa direction. Tente de le mettre à portée de senseurs. Anticipe la présence d’une cible. Déploie sa perceuse au-dessus de son poing gauche.

Un frémissement électrique accompagne son implacable démarche.

La machine s’immobilise au chevet du couple enlacé. Le scrute à nouveau, perplexe. Hésite entre le survoler ou le contourner. Calcule le chemin le plus court. Fait passer son pied gauche au-dessus de lui. L’enjambe du droit. Percute, du bout de ses orteils chromés, la main de l’homme.

Celle-ci, charriée, change de position. Atterri, flasque, le long du corps de la jeune femme.

Une fois l’obstacle franchi, le cyborg se fige. Son regard inquisiteur se tourne vers la salle fumeur.

Au sol, un vieil homme baigne dans une mare de sang.

Non loin, une large traînée rouge remonte jusqu’à un bras coupé. Sillon creusé dans la poussière comme une serpillère badigeonnerait à la hâte une crasse mal dégrossie, cette empreinte d’une récente présence invite la machine à un examen approfondi.

Cependant, avant d'entamer une nouvelle approche, elle se doit de régler une tâche plus prioritaire.

Elle pivote sur sa jambe. Fléchi le genou. Bascule le corps vers l’avant. Vient frapper de son pieu, le bon samaritain.

Le foret s'enfonce, vrille les omoplates, pénètre l’intérieur de la poitrine.

Surpris par la douleur, l’homme pousse un cri aigu, se débat, se contracte, les reins courbés. Soudain réduit au silence, il finit par s’effondrer sur la jeune femme.

Sa besogne accomplie, la machine extirpe son arme, se redresse, reprend sa lente progression vers la salle fumeur. Son tournevis dégouline de rouge.

Ses pas métalliques résonnent dans le grand hall. Sur leur passage, ils broient gravats et fragments de béton. Les fait crisser, craies écrasées contre l’ardoise d’un tableau noir.

Parvenue à l’entrée de la zone, la machine s’immobilise.

Située à plusieurs mètres en arrière du distributeur, une poubelle circulaire est accolée au mur.

Au pied de ce réceptacle, juste à l’entrée de l’interstice sombre que l’objet forme avec la cloison la plus à droite, quelqu’un a abandonné une paire de tennis en bon état : leurs pointes bleues dépassent de derrière le container à déchets.

À bien y regarder, elles s’animent parfois de soubresauts suspects.

***

Dissimulée dans les ombres précaires de son abri exigüe, tétanisée, Jessica est submergée par la peur, cette peur panique qui l’a envahie lorsque que le borg a chuté du plafond, et s’est renforcée depuis qu’elle a entendu la mitrailleuse vomir l’enfer.

N’ayant pas osé bouger d’un millimètre de sa cachette, tremblante, elle n’a pas assisté de visu à la scène.

Mais les sons parvenus jusqu’à ses oreilles suffisent à lui donner une bonne idée de sa destinée finale si jamais elle se faisait repérer.

Blottie dans son refuge sombre et inconfortable, elle s’efforce de rester la plus silencieuse, la plus invisible possible.

Assise par terre, elle s’est calée le dos au mur, la main gauche appuyée contre la base en marbre gris de la poubelle.

Sa main droite reste agrippée à sa bouche, comme si maintenue ainsi verrouillée, de retour forcé sous son contrôle, elle voulait l’empêcher de laisser éclater sa terreur.

Pourtant, malgré ses efforts et sa concentration, son corps essaie de la trahir : son rythme cardiaque a redoublé d’intensité et elle demeure secouée de spasmes sporadiques incontrôlables.

Au fur et à mesure que les pas métalliques se rapprochent, ses doigts se crispent sur ses lèvres, ses yeux s'écarquillent d’épouvante.

Les bruits finissent par s’évanouir à hauteur du distributeur, tout proche.

L’obscurité de sa cachette se renforce. La chose a dû se positionner entre une source lumineuse et la poubelle.

D’instinct, la jeune femme sent que le regard du borg se trouve posé sur quelque chose à proximité du container de recyclage.

Mais, quoi ? Qui ? Le vieux ? Il est mort. Le synthétique ? Il ne bouge plus. Son refuge ? Pourvu que non !

Est-ce qu’il l’aurait vu ou détecté derrière la poubelle ?

Elle tente de se rassurer : si c’était le cas, il aurait déjà tiré.

Alors, pourquoi reste-t-il planté là ? Et qu’est-ce qu’il regarde à la fin ? Il suffit qu’il tourne les talons et s’éloigne, et elle saisira cette chance pour s’enfuir loin d’ici !

Elle n’ose pas orienter la tête dans sa direction, épier ce qu’il fait.

Privée de la caméra d’un holo dont elle pourrait se servir pour faire le point, un flash lui vient à l’esprit. Elle repense à ces vieux films d’avant guerre où les jeunes filles soucieuses de leurs apparences utilisaient encore un miroir. L’accessoire lui serait bien pratique aujourd’hui.

Cette idée… Mais, oui ! Elle peut essayer de l’observer dans le reflet des carrelages !

Son regard se tourne vers ses pieds. Ses yeux rencontrent la pointe de ses tennis. L’ombre inquiétante du colosse les ronge comme une éclipse occulterait une partie du soleil.

Derrière sa main, sa bouche vient de s’entrouvrir d'effroi. Les basquettes ! C’est ça qu’il regarde ! Oh non, c’est trop bête ! Il suffisait qu’elle se cache mieux, et il n’aurait rien vu !

Dans un réflexe incontrôlé, mélange de peur et de remords transformés en une volonté irréfléchie de corriger une erreur, Jessica ramène ses talons jusqu’à son fessier.

En réaction, une voix métallique de prêcheur, lui glace le sang :

« Vous serez tous purifiés par les flammes ! »

Alliant le geste à la parole apocalyptique, le borg se précipite vers la poubelle, intensifie la rotation de sa perceuse.

Dans son élan à vouloir infliger à nouveau la mort, il se heurte à une table. Sans s’arrêter, il l'attrape d'une main, la propulse de plusieurs mètres dans la direction opposée à celle de Jessica.

Dans un bruit sec, le meuble se fracasse contre le mur.

Le monstre fait quelques enjambées supplémentaires, atteint le collecteur à ordures, commence à en saisir le rebord.

Jessica peut entendre un moteur s’exciter de frénésie au-dessus d’elle.

De panique, sa tête et son buste glissent sur la droite, s’éloignent d'instinct du danger.

Déséquilibrée, elle parvient tout juste à poser un coude au sol.

De ce nouvel angle de vue, elle distingue une main métallique verrouillée sur le conteneur.

Surmontés de plusieurs tubes, de gros doigts s’acharnent, le secouent, le tirent, le repoussent, essayent de le faire basculer, mettent force et rage à le déboulonner.

Par delà cette énorme paluche à l’allure d’arachnide, un masque mortuaire figé dans une expression de furie inhumaine se penche sur Jessica.

Deux pupilles écarlates de bête féroce s’apprêtent à la dévorer.


Texte publié par Erval, 25 juin 2022 à 11h35
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