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volume 1, Chapitre 7 « Réunion de chantier » volume 1, Chapitre 7

Plus tôt, la même journée. Cinq heures du matin.

Un bolide noir aux vitres teintées, les deux phares braqués vers un asphalte rendu humide par les dernières pluies de la nuit, balaye l’obscurité de ses faisceaux lumineux. Fonce à vive allure sur l’une des voies ultra-rapides de Megacity. Bourdonne de toute la puissance de son moteur électrique. Poussé à pleine vitesse, déchire le silence du petit matin.

Installé dans l’habitacle de l’engin, un homme massif, chauve, la peau mate, le regard hagard, consulte le plan plastifié d’un bâtiment volumineux. Maintient l'objet entre ses deux mains métalliques épaisses et imposantes, presque pataudes ; plus proches de deux gros battoirs qu’adaptées à précision et habileté.

Peut-être de retour d’un bal costumé ou bien soucieux de préserver la propreté de son véhicule, l’individu se trouve emballé dans une combinaison blanche.

Faite d’un tissu opaque, elle descend de son cou jusqu’à recouvrir ses deux pieds. Une capuche flasque rabattue avec négligence sur ses épaules se déforme en plis disgracieux. Au gré des positions de son buste, oscille entre creux et bosses.

À quelques centimètres au-dessus du siège passager, les hologrammes d’articles de presse et de photos se matérialisent et s’empilent à un rythme effréné.

Le cours de la bourse, les premières news du matin, ainsi que des graphiques de rentabilité s’animent dans des fenêtres de dimensions variables réparties sur toute la surface du pare-brise et des vitres latérales.

Entre les fauteuils, un grand verre transparent enchâssé dans un porte-gobelet accueille une petite balle ovoïde orange. Maintenue en apesanteur par une force irrésistible, parfois agitée de soubresauts sans que ceux-ci ne soient jamais capable de la pousser à en effleurer les bords, elle semble flotter à quelques millimètres à égale distance des parois et du fond du conteneur.

Enfin, relaché le long de ses omoplates, un câble jaune tangue de gauche à droite. Prend naissance dans un tableau de bord privé de commandes. Remonte en diagonal jusqu’à la base de sa nuque. Disparaît, l’embout enfiché dans l'une des trois prises jacks ouvertes à même son épiderme mate.

Elles y forment les trois points chromés d’un petit triangle isocèle dont le sommet accueille le filin.

Concentré sur sa tâche, le passager solitaire ne prête aucune attention au paysage extérieur. Il se contente de fixer la feuille-écran du regard. Donne l’impression de pouvoir y déceler autre chose que quelques lignes épurées. Cherche, au travers d’une perception cybernétique, à en faire quelconque analyse approfondie.

Sa contemplation assidue perdure une dizaine de minutes, lorsque soudain, une photo suivie d’un article de presse surgissent de l'empilement d’hologrammes. S’envolent l’un après l'autre. Ondulent avec harmonie, telles des étoffes soumises à un courant d’air. Se précipitent en direction du plafond. S’y figent à hauteur d’yeux.

Suspendus l’un accolé à l’autre, ils semblent attendre là, encadrés d’une surbrillance rouge, que l’homme leur porte attention.

Lui, n’a pas la moindre fraction de seconde prit la peine de se détourner de sa lecture. Conscient de la présence des documents, jusqu’à être contrarié par leur contenu, les traits de son visage se durcissent. Sa mâchoire se crispe. Ses yeux virent d’un bleu ciel azur, à un rouge orangé.

Excédé, sa bouche s'entrouvre. Laisse s’échapper un grognement caverneux, mélange de frustration et de rage. Accompagne ses mains gigantesques alors qu’elles déchirent le plan en plastique aussi facilement que s’il s’agissait d’une vulgaire feuille de papier à cigarette.

Sous la pression exercée, l’écran souple se brise. Produit un bruit de souffrance à la frontière entre deux complaintes : celle d’un journal que l’on roulerait en boule. Et celle d’un verre que l’on rayerait d’un morceau de métal.

Séparés en deux morceaux irréguliers, ils s’animent d’un dernier éclat fugitif. S’éteignent, enserrés entre les étaux crispés de leur bourreau impitoyable.

Dans un dernier sursaut d’agacement, celui-ci finit par les jeter au sol. Victimes d’une indomptable colère, ils s’écrasent aux pieds de leur tortionnaire.

Presque aussitôt enclin à garder le contrôle, peut-être même nourri par les remords de son geste excessif, l’homme semble vouloir retrouver son calme.

Il pose ses poings sur ses cuisses. Garde cette position plusieurs secondes. Desserre les doigts jusqu’à pouvoir les faire glisser sur la pointe de ses genoux. Reprend en apparence le dessus.

Soudain, sous le regain d’une colère irrésistible, ses yeux se plissent. Il contracte à nouveau ses phalanges. Expulse un soupir de cocotte minute contrainte de libérer une pression trop forte.

À la recherche d’une idée, de la solution pour retrouver un semblant de sérénité, il finit par jeter son dévolu sur l’entre-deux sièges. Attrape le gobelet qui s’y trouve.

De sa main gauche, il retourne le récipient. En fait tomber la petite balle anti-stresse au creux de sa paume. Repose le verre à sa place. Entreprend de malaxer l’objet salvateur. Triture sa matière souple de ses doigts métalliques ; d’abord avec vigueur puis de plus en plus lentement.

Au bout de longues minutes de ce traitement, il réussit enfin à se détendre. Bascule ses épaules à la rencontre du siège en cuir, pensif, apaisé, ses yeux bleus plongés dans le vague.

L’accalmie ne dure pas : un autre hologramme se porte à son visage.

Agressé, l’homme se redresse, droit comme un i. Ses yeux passent aux rouges. Sa mâchoire se crispe. Sa main droite se raidit de rage. Se verrouille sans pitié sur la petite balle orange. Elle éclate dans un bruit sec.

De son autre main, il s'empare du câble jaune connecté à la base de sa nuque. L’arrache d’un geste vif. Y met tant de force que, emportée par l'élan, son poing vient percuter le plafond. En déforme le métal.

Le bruit de tôle froissée lui fait aussitôt prendre conscience des dégâts occasionnés.

L’individu se désole. Pousse un nouveau grognement ; plus grave que le précédent.

De dépit, il fait glisser son bras gauche le long de son corps. Libère de l’autre, la bouillie de plastique écrasée ; elle vient rejoindre, elle aussi terrassée, les deux morceaux de plan.

Avant que l'homme ne puisse trouver un autre moyen d’évacuer le stress, une voix féminine, la diction impeccable, emplit soudain l’habitacle de son apaisante mélodie.

Chacune de ses phrases se dose de la prudence de l’habitude.

« Monsieur Gurgan, je me permets de vous informer que notre arrivée est imminente ! J’ai en outre pris la liberté de planifier un rendez-vous au garage pour maintenance... Selon votre agenda, je pourrais m’y rendre dès ce soir ! Bien entendu, vous me confirmerez ce rendez-vous plus tard dans la journée... Ce n’est pas urgent !

En attendant, permettez moi humblement de vous suggérer de vous préparer : nous allons atteindre la destination prévue dans moins de cinq minutes !

La température extérieure est de 10 degrés et il pleut. Veillez à bien vous couvrir avant de sortir ! »

Les prévisions ne tardent pas à se confirmer. La sportive quitte la voie rapide. Amorce une série de ralentissements. S’engage dans une rue. Bifurque dans une autre. Tourne en direction du nord.

Au bout d’une route en piteux état, rejoint le parking accidenté d’un immeuble en rénovation. S’immobilise à côté de deux véhicules.

Le moteur à peine coupé, Gurgan relève sa capuche. L’ajuste assez pour qu’elle ne lui entrave pas la vue. Ouvre la portière. En extirpe avec une maladresse pataude, son corps de colosse.

À l’extérieur, une pluie drue et froide l’accueille. Rompt avec le confort chaud et sec du poste de pilotage.

À cette heure d’un petit matin pluvieux, le lieu reste plongé dans l’obscurité. Seuls le faisceau des phares et la lumière de l’habitacle, éclairent les reliefs imprécis d’un bitume fatigué entrecoupé de terre battue et de gravats.

Au loin, sous les néons publics, les silhouettes d’autres bâtisses se dressent, vestiges fantômes d’une grande zone commerciale où devaient se mêler magasins, restaurants et hôtels bon marchés.

Par delà les rues désertées de la zone, les sifflements d’une circulation de plus en plus dense, se mélangent aux hurlements intermittents des sirènes.

L’individu, toujours muré dans son monde, ne prête aucune attention au panorama qui l’entoure.

Après avoir fait ses premiers pas hors du véhicule, il a claqué la portière à sa suite. Aussitôt, les phares du véhicule se sont éteints.

Malgré le manque de visibilité, l’homme s’est dirigé sans difficulté vers l’arrière de son véhicule. Il se trouve désormais à proximité de son coffre.

Celui-ci s'ouvre dans un jaillissement de lumière vive. Éclaire un fugitif instant, le visage sévère et anguleux du colosse ; ses yeux aux lueurs orangées.

À l’intérieur de l’espace de rangement exigüe, une paire de gants en cuir brun, des bottes en caoutchouc grises et un respirateur jaune pâle, l’attendent. Tous trois se trouvent posés sur une longue mallette noire, de celle qu’un joueur de billard utiliserait pour ranger plusieurs de ses précieuses queues.

Gurgan tend son bras gauche vers le groupe d’objets. Agrippe de ses doigts épais le petit masque de résine. Le ramène à lui, verrouillé dans sa grosse main de métal.

Sous la pression d’une étreinte mal dosée, il se froisse, se déforme. Reprend sa forme initiale lorsque l’homme le libère, puis en glisse l’attache autour de son cou musculeux.

Une fois le respirateur devenu médaillon sur sa poitrine, L’individu réajuste sa capuche blanche autour de ses yeux. Puis, il referme sans ménagement le coffre de sa voiture.

Un claquement métallique résonne en écho sur la zone commerciale déserte.

Dorénavant apprêté à l’exercice d'une tâche dont lui seul connaît la nature, le géant à l’allure de fantôme, se dirige d’un pas lourd vers l’entrée principale de l’immeuble.

Devant la façade de plusieurs étages se dresse un échafaudage sur lequel une grande toile plastifiée verte se trouve tendue.

Quelqu’un a pris soin de relever la bâche à quelques mètres du sol, de sorte qu’une grande porte métallique de plain-pied reste accessible à d’éventuels visiteurs.

Avant de rejoindre cette issue, l’homme doit franchir une portion du parking réduite à une bande de terre ameublie par la pluie. Il s’y engage sans détour. Ne se soucie pas des conséquences pour sa combinaison.

À son passage dans la matière gorgée d'eau, il laisse de profondes empreintes de pas lisses.

Par capillarité, une pigmentation brune de boue humide remonte le long de ses chevilles.

Alors qu’il atteint l’échafaudage, un bref déclic déchire soudain le silence. Une vive lumière jaillit à sa suite.

Accroché en façade, un gros projecteur s’illumine, son puissant faisceau braqué vers le perron cimenté.

Baigné dans l’éblouissante clarté du spot, Gurgan parvient à proximité de la porte. En saisit la poignée. La tire à lui sans difficulté.

Un léger grincement de charnière rouillée accompagne le mouvement de son bras alors qu’il entrouvre l’issue.

Par l’entrebâillement, presque occultée par l’intensité du projecteur, une lumière bleutée luit au plus profond de la pénombre d’un intérieur sombre. Elle semble indiquer une présence.

Dès que l’ouverture suffit au passage de son imposante carrure, le colosse s’y engage. Disparaît sans hésitation à l’intérieur du bâtiment. Laisse le battant, emporté par l’inertie du poids, se refermer dans son dos.

Les gonds crient leur souffrance. Un pas lourd et métallique résonne en écho sur des dalles de béton. S’éloigne tandis que l’homme s’engouffre dans les entrailles de la vieille bâtisse.

***

Une heure environ s’est écoulée sur le paysage immobile d’une façade grise retournée dans les ténèbres d’un petit matin pluvieux.

Durant ce laps de temps, aucun événement notable n’est venu troubler la quiétude des lieux. Aucun mouvement ; ni entrée ni même sortie, n’a animé sa devanture, restée déserte.

Seule la bâche verte, soumise au rythme d’un vent fugitif, s’est parfois débattue autour des attaches de l’échafaudage, en cliquetis métalliques discrets

Une pluie fine continue de glisser à sa surface lessivée. Elle s'amoncelle en grandes flaques humides. Rampe sur le sol. S’infiltre partout où la topographie le permet.

Soudain, la porte se met à grincer. À s’entrouvrir lentement, poussée par une force irrésistible.

Aussitôt, le projecteur, ravivé par le mouvement, fait jaillir une puissante lumière. Son spot accusateur pointe une silhouette massive.

D’abord une grosse main, un bras, une épaule, un pied, une jambe s’engagent. Puis, le corps tout entier d’un géant à la combinaison blanche tachetée de sombre.

L’issue grande ouverte, Gurgan s’immobilise dans l’encadrement. Prend le temps d’y faire une pause. Baigné dans le halo, il semble goûter la pleine satisfaction d’un devoir accompli.

La porte se referme. Il lui oppose la force de son bras gauche. La retient de sa main aux reflets de métal chromé. Un liquide rouge vif en dégouline.

À ses pieds, une épaisse fumée anthracite serpente sur le béton. S'élève peu à peu jusqu’à ses genoux. L’accompagne au dehors. Le devance. Rampe autour de l’ouverture.

Au contact d’un courant d’air, la fumée sombre s’enroule en petits tourbillons. Ils s’élèvent par volutes épaisses jusqu’au visage du colosse. Se heurtent à la surface protectrice de son masque.

Dans son dos, une lumière aveuglante orange mêlée de jaune, éclaire le couloir d’un vestibule. Elle se dandine de flux et de reflux. De tourbillons et de syphons. Danse sur murs et plafonds.

L’espace d’un instant, une bourrasque dissipe la fumée accumulée au sol. Révèle la combinaison ignifugée de Gurgan.

Au travers de l’étoffe, pieds et mollets brillent du dégradé rouge, jaune et crème d’un métal trop chauffé à blanc.

Le géant d’acier tourne la tête vers le ciel. Pose son regard rouge vif sur l’horizon lointain.

L’averse s’est arrêtée et les premiers rayons du soleil se frayent un chemin entre les nuages gris. Chassent l’humidité ambiante. Réchauffent l'atmosphère de la douceur agréable d’un début de printemps.

L’homme relâche la pression qu’il exerçait sur la porte. S’éloigne de l’issue sans se retourner.

Libérée, elle se referme peu à peu sur son intense spectacle lumineux.

Sans hâte, il se dirige vers le groupe de véhicules. Sur son chemin, ses jambes traversent la fumée. La repousse. La refoule.

Derrière lui, un spectacle sonore s’intensifie. Une structure composée de bois, de verre et de métal, siffle, crépite, s’effondre.

Malmenée par un violent incendie, elle semble, pudique, vouloir se cacher à l’ombre vacillante d’une grande toile verte habillée de flammes.

Sous les pas incandescents du colosse, l’humidité de la dernière pluie s’élève en petites volutes de vapeur blanche.

Quelques gouttelettes d’eau téméraires tentent de reconquérir le territoire ainsi asséché. Elles y grésillent, le dos gonflé, jusqu’à disparaître, évanescentes, dans la brume, la fumée et le vent.

Au bout d’une marche bouillonnante, Gurgan atteint la portière de son véhicule. Elle s’ouvre à son approche. Se verrouille une fois installé.

Calé sur le siège en cuir du poste de pilotage, l’homme se sent contrarié par une forte odeur de plastique fondu.

Il grogne sa colère. Crispe la mâchoire. Serre les poings. Braque son regard écarlate vers les détritus sur lesquels il a posé ses pieds brûlants.

La voix accueillante de sa voiture s’adresse à lui ; son intonation prudente laisse à penser, que consciente de l’état psychologique de son propriétaire, elle voudrait éviter d’en pâtir.

« Monsieur Gurgan ? Puis-je me permettre, et j’en suis désolée, de vous préciser que vous avez tout juste le temps de rentrer à la maison et de vous préparer au mieux pour votre rendez-vous de 11h30 ? Je pense faire ce que vous attendez de moi en vous rappelant humblement que votre présence à ce rendez-vous est malheureusement une obligation… Les autorités... Enfin vous savez...

De plus, puis-je vous faire aimablement remarquer que votre température corporelle est anormalement élevée ce matin ? Etes-vous sûr de ne pas avoir attrapé froid, Monsieur ? Installez-vous confortablement, je vais mettre la ventilation en marche ! »

Sans attendre le moindre signe de confirmation, la voiture démarre. Quitte le parking. S’engouffre dans plusieurs ruelles étroites. Entre sur la voie ultra rapide. S’y mêle à une circulation dense. S’éloigne à grande vitesse, accompagnée par un cortège d’autres véhicules. Disparaît derrière un horizon baigné par la clarté aveuglante d’un petit matin tranquille.


Texte publié par Erval, 20 novembre 2021 à 21h25
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