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À Evelyne, dite Eve et Anthony, dit Berny

À Thomas

Bleu. Comme la couleur du ciel. Ou de la mer, que j’adore mais qui, paradoxalement, m’a toujours faite flipper. Pourtant, je suis née et j’ai grandi les pieds dans l’océan. Mon père pensait que j’allais être une vraie sirène, à l’image de toutes les femmes de notre famille. Mais j’ai toujours détesté me baigner, même pour quelques minutes. Peut-être à cause de tous les romans d’horreur aquatique que j’ai lu. Et ce n’est pas del Toro qui m’a faite changer d’avis.

Je passe une main dans mes cheveux nouvellement cyan tout en marchant dans quelques ruelles que je connais par cœur. Elles sont presque toujours vides. J’y croise plus de chats que d’humains. Je n’aime pas trop la foule. On peut même dire que je suis agoraphobe à un degré plutôt élevé. J’aime mon chez-moi, mon petit cocon, et je ne cherche pas à changer de vie. Je ne sors presque jamais. Les courses, le coiffeur, quelques balades et c’est tout. J’ai la chance de pouvoir travailler depuis mon canapé.

Je suis donc soulagée lorsque je referme derrière moi la porte de mon immeuble. Des éclats de peinture verte me restent sur les doigts. Il faudrait la repeindre. J’entre dans mon petit appartement, je me débarrasse de mes chaussures puis j’enduis mon avant-bras d’huile de coco. Ma peau est à vif depuis quelques jours.

Mon premier tatouage. J’ai opté pour des hellébores rouges. Elles ressortent joliment sur l’ébène de ma peau. Je suis née très foncée. J’ai toujours eu beaucoup de mal à assumer cette différence, même à Port Elizabeth. On pourrait penser l’inverse mais mes colorations et mes tatouages me servent surtout à me cacher derrière.

Je m’écroule en soupirant dans un pouf moelleux. J’adore m’y poser pour lire. La fenêtre ouverte m’apporte le chant des mouettes et l’air iodé du port. Je n’ai pas à me plaindre, je l’admets. Tant que personne ne me tire de force de mon confortable royaume.

J’accueille sur mes genoux Donna, ma chatte rousse en surpoids. Elle miaule, réclame une caresse puis se roule en boule contre mon ventre. Je me retrouve donc prisonnière, mais je l’accepte. Je plonge mes yeux dans le bout de ciel que je vois entre les rideaux fins. Toujours bleu.

Plongée dans mes rêveries, une mélodie vient frapper aux portes de ma mémoire. Une chanson que me chantait ma maman lorsque, petite, je ne parvenais pas à m’endormir. Je ne me souviens pas de toutes les paroles, mais elle parle des étoiles, de la fin des temps, du retour au vide… Je l’ai toujours trouvée étrange mais elle m’aidait à trouver le sommeil. Au final, la fin du monde ne m’a jamais angoissée.

Je chantonne donc en regardant le ciel, en me questionnant : est-ce que les Hommes verront la fin du monde ? Est-ce qu’Ils parviendront à conquérir d’autres planètes ? D’autres galaxies ? Tellement de choses que je ne verrai pas, et cela me rends un peu triste. Je me dis que l’éternité peut être un joli don pour assister aux grands évènements historiques. C’est un désir bizarre, mais perdre mes proches me semble être un prix raisonnable en retour d’une telle opportunité d’admirer la longévité de l’Univers.

Je me trouve mauvaise à penser cela. Mais je ne me suis jamais trop attachée aux autres. Je préfère me tourner vers des choses plus concrètes, comme Donna par exemple dont les ronronnements me bercent agréablement. Je finis par m’endormir.

Avant même de rouvrir les yeux, je m’éveille en sentant le poids de la féline sur mes cuisses. J’entends sa respiration. Elle tapote le bout de sa queue contre mon mollet en un rythme régulier. Elle bouge, glisse ses pattes sous son poitrail puis s’immobilise à nouveau, comme un petit sphinx. Rien ne semble pouvoir la perturber.

Orange. C’est la couleur du ciel qui envahit mon champ de vision alors que je me décide enfin à soulever mes paupières. J’ai beaucoup dormi. La chaleur m’a faite transpirer malgré mon simple débardeur. Mon nez me chatouille, j’éternue à deux reprises. Je me suis redressée, la main couvrant le bas de mon visage. Je regarde la poussière voler dans la lumière dorée de la fin du jour. Donna quitte mes jambes.

Je fronce les sourcils. Depuis quand mon appartement est aussi poussiéreux ? Je suis pourtant une adepte – une maniaque même – du ménage. Je me lève. Tout est recouvert d’une fine couche grisâtre : meubles, sol, murs… Pendant du plafond, des toiles d’araignées et des filets de saletés en tout genre.

Je me tourne vers la fenêtre. Depuis quand une ligne de métro passe juste devant, à plus de trente mètres du sol ? La panique me saisit d’un coup. Je l’ouvre en grand, laissant le vent tiède pénétrer dans mon cocon. Je reconnais Port Elizabeth sans la reconnaître. Qu’est-il arrivé ? Donna saute dans mes bras. Sa présence me rassure. Elle est comme un roc.

Je me contente tout d’abord d’observer la ville alors que la féline ronronne. Elle n’est pas stressée, comme si elle vivait ce genre d’évènement tous les jours. J’hésite du coup, entre la panique complète et une irrésistible curiosité. Je ne comprends rien mais ma curiosité me pousse hors de mon appartement.

Je descends les quatre étages avec méfiance. J’ai toujours été méfiante. Une fois en bas, je reste plantée devant la porte de l’immeuble sans oser l’ouvrir. Je crains peut-être qu’un monstre ne me saute à la figure, ou qu’une pluie acide ne me fasse fondre. Un coup d’œil à Donna, toujours aussi calme. Donc tout va bien !

Je me décide à ouvrir la porte. L’air iodé tant familier me réconforte ; mon regard se plonge dans le ciel orangé, embrasé. Comme si les étoiles explosent les unes après les autres. Je reste admirative d’un spectacle si exceptionnel. Les astres ne sont plus seulement des cristaux accrochés aux cieux mais des points noirs décorés de corolles d’or. C’est magnifique et effrayant.

Je tente de refouler au fond de moi les questions qui ne cessent de me harceler. Je me dis que faire le tour de la ville peut m’apporter quelques réponses. Je me mets donc en marche dans la quartier. Et je suis plutôt surprise de constater qu’il n’a que peu changé.

Au-dessus de ma tête s’élèvent des rails, comme autant d’autoroutes zébrant le ciel. C’est très étrange. Si le gros du quartier n’a pas beaucoup évolué, je remarque tout de même que les immeubles ont poussé. La végétation a presque entièrement disparu et les bâtiments menacent de s’écrouler.

Quelques volets mal attachés claquent dans un vent atrocement chaud. Depuis quand les températures sont aussi hautes en début de soirée ? J’enjambe des cartons éclatés au sol, des poubelles renversées, des déchets en tout genre. Puis je finis par me rendre compte d’un détail d’importance : le silence. Ni oiseaux, ni chats, ni même le chien de Marianne-Maddy, ma voisine, qui a adopté un chihuahua aux yeux globuleux qui aboie contre tout et n’importe quoi.

Mon sang se glace. Je n’ai vu ni entendu personne depuis que j’ai quitté mon appartement. Je suis de nouveau prise de panique et je me mets à courir à vive allure ; je ralentis au bout de quelques pas pour ne pas risquer de tomber et je rallie le port en petites foulées. Cette fois, Donna réagit. Elle braque le museau vers la plage et miaule bruyamment. Ce son me détend et fait baisser ma tension.

J’aperçois quelqu’un, enfin ! Un transat fait face à l’océan et en dépasse une touffe de cheveux sombre. Une main sort de ce rectangle de tissu de très mauvais goût pour attraper, sur une petite table, un cocktail violacé. J’hésite. Est-ce que cette personne est gentille ? Est-ce qu’elle va m’aider ? Répondre à mes questions et mes inquiétudes ?

Comme pour dissiper mon trouble, Donna saute de mes bras. Elle s’approche du transat, s’assoit et miaule en regardant son occupant. La main réapparaît et lui offre une caresse sur le sommet du crâne.

— D’où tu sors toi ?

Je m’avance et récupère ma compagne à fourrure, à la fois curieuse et toujours méfiante. Se tourne vers moi le visage étonné mais souriant d’un homme à la peau hâlée. Ses yeux noirs et rieurs m’analysent de bas en haut et un sourire dévoile les dents du bonheur. Il se relève et me tend une main, que je serre rapidement. N’a-t-il pas trop chaud avec son long manteau en tweed ? Je lui demande :

— Qui êtes-vous ?

— Berny. Et vous ?

Je cligne des yeux, surprise d’une telle situation. Elle paraît si simple et naturelle, en totale contradiction avec tout ce qui me tourne en tête et tout ce que je ressens. Je prends quelques secondes pour lui répondre, d’un ton un peu hésitant :

— Je… m’appelle Eve.

Je suis tellement déroutée de croiser quelqu’un que j’en oublie ma méfiance. Berny me salue d’une inclination de la tête avant de se tourner vers l’océan. Le soleil se couche, lentement avalé par l’horizon. Il me semble différent. Plus gros et couvert de cratères noirs. Mon angoisse revient à vive allure et je regarde Berny, qui se rassoit calmement.

— Où sommes-nous ?

— À Port Elizabeth, répond-il.

Je tape du pied dans le sable, qui étouffe toute ma colère. Me prend-il pour une idiote ? Je n’ai cependant pas le temps de râler qu’il reprend la parole :

— Je ne m’attendais pas à croiser quelqu’un.

Au moins nous sommes deux… Cette remarque me trouble et me blase en même temps. Je lève les yeux au ciel. Est-ce que la Terre a été entièrement dépeuplée de tous les êtres vivants ? Je ne peux m’empêcher de grogner :

— Nous sommes des milliards à vivre sur cette planète.

— Plus depuis longtemps. Donc votre question aurait dû être : quand sommes-nous ?

Il me lance un regard malicieux, auquel je réponds par un froncement de sourcil. Je prends mon mal en patience, même si cette discussion m’étouffe de plus en plus. Je me demande si je ne suis pas en train de faire le pire des cauchemars.

— Et donc ? Je questionne en commençant à m’impatienter face à son silence.

— Nous sommes à la Fin des Temps, avec un grand F et un grand T.

Je ne peux m’empêcher d’éclater de rire. Cela me fait du bien, il faut que j’extériorise toute la tension accumulée. Je sens mes muscles se détendre et mon cœur battre moins vite. Berny attend. Je finis par me calmer, je tombe même, les fesses dans le sable. Il est brûlant, même au travers de mon pantalon en lin. Berny me sourit.

Je perds le mien, de sourire. Il ne plaisante pas. Je regarde de nouveau le soleil. Trop près. Trop étrange. Je sens la panique m’envahir de plus belle. Saleté d’ascenseur émotionnel ! Et Donna qui ronronne sur les genoux de ce fou furieux, qui vient de tranquillement se rasseoir dans son transat… Pitié que je me réveille !

Je bondis sur mes pieds comme un diable hors de sa boite. La colère remplace la panique. Je serre les poings. Je ne comprends rien et j’ai besoin de m’en prendre à quelqu’un. Manque de chance pour Berny, il est visiblement le dernier être humain en ma présence.

— Vous êtes complètement taré ! Qu’est-ce que vous avez fait ? Je suis certaine que tout est de votre faute ! Vous m’avez amenée ici pour vous gaussez de mon état avant de me tuer ou de m’envoyer en hôpital psychiatrique ! Oui c’est ça… C’est une caméra cachée ! Beaucoup d’efforts pour moi, je m’en sentirai presque flattée. Stop, ça suffit ! On a bien rigolé, vous pouvez tout arrêter !

Les vagues me répondent. Je reprends mon souffle et je me dis que si Berny affiche encore le moindre sourire, je lui en colle une bien sentie. Mais lorsque je le regarde, il a l’air très grave.

— C’est donc ce que vous appelez le Syndrome de Scully ? S’étonne-t-il.

J’ouvre et je ferme la bouche à plusieurs reprises sans parvenir à sortir un son. Berny se relève et fait glisser Donna dans mes bras. Son sérieux me fait froid dans le dos. Il reprend la parole :

— Je ne sais pas comment vous êtes arrivée ici toutes les deux, mais je n’y suis pour rien. La fin des temps, c’est la fin de Tout. Le soleil s’apprête à exploser, les étoiles meurent les unes après les autres depuis des siècles et je ne m’attendais pas à avoir de la compagnie. Cela me consterne et me contrarie.

Il croise les bras. Je me sens mal et je tente de contenir une nouvelle vague d’angoisse. Je parviens à humidifier mes lèvres – je suis morte de soif – avant de formuler quelques mots :

— Vous voulez dire que dans tout l’univers, nous sommes les trois derniers êtres en vie ?

— En effet. Dès la naissance de l’univers, sa fin était programmée. Et j’aurais dû en être l’ultime témoin.

Je fronce les sourcils et le regarde de bas en haut. Il semble en paix avec cet état de fait. Je secoue vivement la tête dans l’espoir de retrouver un semblant de calme. Mais une idée tourne dans mon esprit, de plus en plus rapidement : nous allions mourir.

Berny offre une caresse à la chatte ronronnante. Je m’étonne de son attitude. Les animaux sentent pourtant les catastrophes avant les humains. Et elle reste étonnamment sereine, ce qui me perturbe beaucoup. Je ne sais plus quoi ressentir !

Je sens gronder quelque chose au fond de moi. Une boule dans ma poitrine qui pulse, près de mon cœur. Elle n’est pas dérangeante. Elle est même étrangement familière. Je ferme quand même les yeux pour essayer de la faire dégager. Je ne veux pas qu’elle me dérange. Je dois trouver une solution pour ne pas mourir.

Un contact dans mes cheveux me tire de mes pensées. Je me dégage de la main que Berny a posé sur le sommet de mon crâne, j’ai horreur des contacts physiques que je n’ai pas désiré. Il sourit, ne semble pas se vexer de ma sauvagerie.

— Vous avez peur ? Me questionne-t-il.

Je ne peux pas m’empêcher de grogner. Est-ce qu’il se fiche de moi ?

— Je n’ai pas été préparée à la fin du monde. Alors que vous, si.

— Cela ne m’empêche pas d’avoir peur.

Je cligne des yeux. La boule dans ma poitrine enfle en même temps que le soleil semble se fissurer. Je déglutis. Nous y sommes, nous nous rapprochons de la Fin avec un grand F.

C’est à ce moment que Berny reprend la parole :

— Il faut accepter.

Plus facile à dire qu’à faire…

— Ne regardez que moi.

Je ne peux m’empêcher de me tourner vers lui. Mon regard se plonge dans le sien. Je resserre mon étreinte sur Donna, dont l’éternel calme me parait de plus en plus apaisant. Je papillonne des paupières avant de stabiliser toute mon attention sur le visage calme de Berny. Il a les yeux brillants.

Ses mains se posent sur mes joues et cela me fait du bien. Il ne me quitte pas du regard, il ne veut pas que je me détourne de lui et je ne veux pas me détourner de lui. Il devient mon roc auquel je m’accroche, presque avec désespoir. La peur ne me quitte pas, elle grandi de plus en plus jusqu’à paralyser tous mes muscles et presque bloquer ma respiration. Berny tente d’absorber mon mal-être mais il n’y parvient pas complètement.

J’entends une déflagration qui me fait sursauter. Je manque de tourner la tête mais Berny me retient avec fermeté. Son regard ne demeure cependant que douceur. Je tremble mais je parviens à rester debout. Je me concentre sur les traits apaisés de Berny. Nos corps se rapprochent, offrant un cocon protecteur, bien qu’inutile, à Donna.

Alors qu’une nouvelle déflagration retentit, je ne résiste pas et je ferme les yeux. Je sens le front de Berny se poser contre le mien et mes mains se crispent dans la fourrure de la féline. Elle se crispe avec moi. Elle panique elle aussi, cela fait remonter encore plus de crainte depuis mes entrailles jusque dans ma nuque. Un tremblement s’élève de la terre, de plus en plus violemment. Sans Berny, mes jambes ne m’auraient pas supportée.

Une vague de chaleur nous submerge d’un coup. Suivie de plusieurs autres. J’ai l’impression qu’à chaque fois, ma peau va se décoller de mon corps et que mes os vont fondre. Je suis dans un four. Contre moi, Donna se fait de plus en plus petite, elle se roule en boule et je sens sa tête se caler près de mon aisselle. Elle ne bouge pas, elle attend que tout se termine sagement. Résignée.

Puis le monde nous avale dans sa fin.

****************

Tout est noir et silencieux.

Je me ressens moi-même. J’entends mon cœur battre. Je sens mon sang couler dans mes veines et nourrir chacun de mes muscles, pétrifiés comme de la pierre.

Une vive douleur dans l’avant-bras m’éveille un peu plus aux sons sourds autour de moi. J’entends une voix lointaine. Il me faut du temps pour comprendre ce qu’elle dit, pour saisir qu’elle ne s’adresse pas à moi.

— Tests terminés.

Elle est ronronnante.


Texte publié par Loune, 25 juillet 2021 à 12h30
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