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tome 1, Chapitre 5 tome 1, Chapitre 5

Juchée sur d’élégants talons, Malaika fait des allées et venues entre sa penderie et sa valise. Son pas est vif, il claque contre le parquet lambrissé. Elle a beau retourner la situation dans tous les sens, elle ne comprend pas comment ils en sont arrivés là. La colère dilate ses narines, des mèches folles s’échappent de son chignon si savamment maîtrisé. Elle ne parvient pas à tempérer ce qu’elle ressent.

« C’est qui cette fille ? D’où elle sort ? Tu te l’es tapée, c’est ça ? Putain Saju’, c’est une allumeuse ! Quelle nana passerait ses soirées au milieu d’une bande de copains ? »

Sajuta se redresse péniblement du canapé où il abandonne son portable. Il s’arrête dans les escaliers pour regarder l’écran devenir noir. Il tourne alors la tête vers le carré de lumière filtré par le velux de la pièce et poursuit son ascension. D’un geste qu’il veut affectueux, Sajuta invite Malaika à s’asseoir sur les draps soyeux de leur lit. Elle l’ignore magistralement et va trouver refuge dans la salle de bain qui jouxte leur chambre.

« Je te parle seulement de Mijin parce que je crois que tu l’apprécierais vraiment. », tente-t-il de plaider. Il ne peut s’empêcher de sourire quand un « Même pas en rêve » marmonné lui parvient de la pièce d’à côté.

« Il n’y a rien entre elle et moi. » Il ne cherche pas à épiloguer. Il pourrait raconter à Malaika comment cette fille lui semble extraordinaire mais qu’il ne la désire pas comme il l’a désire elle. Il pourrait aussi lui dire que Nok et elle s’entendent bien, qu’elle n’a donc vraiment rien à craindre. Il pourrait chercher tout ce qui lui fait défaut. Mais il ne ment pas. Il omet.

« Quand je rentre de mon séminaire, je veux la rencontrer. Histoire de dissiper tout malentendu. ». Malaika se penche sur lui et effleure ses lèvres de son rose shibuya. Il la retient contre lui. Ses sens se laissent enivrer par les effluves florales, puissantes de son parfum, qui se mêlent à l’odeur caramélisée de sa peau. Ses bijoux cliquettent doucement tandis qu’elle passe ses bras autour de son cou. Douze ans qu’elle lui fait cet effet. Ils ne craignent rien. Pas même une omission. Pas même un énième à-coup de vibrato.

*

Mijin est nerveuse. Elle se tient devant sa penderie, indécise. Elle est censée rencontrer la petite-amie de Sajuta aujourd’hui, et la panique la paralyse. Aucune bonne excuse n’a voulu émerger de sa petite tête lorsqu’il lui a proposé sa « brillante idée ».

Au lieu de ça, Mijin s’est regardée feindre un enthousiasme exagéré. Avec le recul, elle se rappelle même avoir gaiement frapper dans ses mains, et se sent à présent ridicule, forcément démasquée.

Pourtant, voilà des jours qu’elle a remisé aux oubliettes déception cuisante, colère sourde, questions douloureuses… Sajuta et elle se sont revus à de nombreuses reprises. Parfois avec Pyn. Souvent avec pour unique tiers, la voiture du Dimanche. Et jamais ils n’ont abordé l’Autre. Le « pourquoi » qui noue la gorge de Mijin souffre du « sans ». Du sans réponse.

Pourquoi ne lui a-t-il jamais parlé d’Elle ? Pourquoi continue-t-il de venir la voir si souvent ? Pourquoi la regarde-t-il comme ça ? Pourquoi lui dit-il cela ? Pourquoi la touche-t-il ainsi ? Et surtout, pourquoi se sent-elle si connectée à lui ?

Alors que ces questions cherchent insidieusement à refaire surface, alors qu’elles tentent de fissurer ce qu’elle a si patiemment composé, Mijin balance, dans une valse déchirante, un capharnaüm de tissus sur sa psyché.

Elle ne voit plus son reflet. Tout ce qu’elle a composé gît à présent à ses pieds. Des spasmes agitent son plexus. Une lutte interne l’abîme une fois de plus : qu’elle y aille ou n’y aille pas, l’Autre devinera.

Mijin est convaincue que ce qui l’anime peut être déchiffré par tous. Puis elle songe à Saju’. Le principal concerné. Qui, confronté à ses faux-semblants à elle, ne semble y voir que du feu. Alors elle croit de nouveau. Elle croit qu’elle peut donner le change. Qu’elle peut duper. Et que, peut-être, avec un peu de chance, elle parviendra elle aussi à y croire.

La maison qu’elle découvre en arrivant chez Nok est loin de ce qu’elle avait pu imaginer venant de lui. Elle s’attendait à découvrir une maison témoin, tellement il lui semblait lisse et bien sous tout rapport. Elle est surprise par le charme qui se dégage des lieux. Et lui sourit lorsqu’il se dirige vers elle en faisant crisser les graviers sous ses tennis impeccables.

Tandis qu’il lui fait visiter, il paraît penaud, s’excuse à de multiples reprises. Devant la table en formica. Quand le son de sa voix résonne dans le salon. Au moment où l’ampoule du dressing grille et les plonge dans le noir. Ils rient. Nok s’est installé il y a quelques mois, après avoir rompu avec sa petite-amie. « Une bonne partie de ce que tu vois est pro-vi-soire », se justifie-t-il.

Dehors, les convives se font entendre : Nok a disparu, ils ne se gênent pas pour le chambrer. Passée la timidité d’être au cœur de l’attention, Mijin s’étonne de son sens de la répartie et salue ceux qu’elle connaît déjà avec humour. Pour les autres, un sourire chaleureux semble amplement suffisant.

Puis Elle se dresse devant elle, superbe. Ses cheveux bruns ondulent avec volupté autour de son visage. Ses yeux en amande sont fardés de dorure. Ses pommettes rebondissent sous l’effet de son large sourire.

« Malaika, ma petite-amie », fait la voix de Sajuta tandis qu’il se glisse à leurs côtés. C’est électrisant pour Mijin de les voir tous les deux réunis ici. Elle ne peut plus échapper à cette réalité. Et s’y confronter, si douloureux soit-il, lui procure l’énergie nécessaire pour renoncer.

*

Tandis que les Gars s’affairent dans le garage, Mijin, laisser errer son regard sur les courbes de la voiture du Dimanche. Elle n’y a pas touché depuis plusieurs semaines. Depuis la dernière fois qu’elle a revu Saju’. Avec Malaika. Ils s’écrivent de temps en temps. Pour les nouvelles.

Mais elle a beaucoup de travail. Doit aider son cousin à faire du bois pour l’hiver. Prend soin de sa grand-mère qui a récemment fait une chute dans l’escalier. Le maintenir à distance. Absolument. Et il semble avoir compris le message. S’efface un peu. Ne se pointe plus à l’improviste. Même Pyn semble avoir eu le message.

Abandonnant son chiffon sur l’établi, Mijin se dirige vers des bruits qui ne lui paraissent pas être de bonne augure. Dehors, une voiture qui devait être rutilante dans un autre temps, agonise pour finalement rendre son dernier souffle. Une femme littéralement terrorisée en sort. Elle porte un foulard sur ses cheveux, de grandes lunettes de soleil qui lui mange le visage et une jupe mi-longue un peu rétro. La fumée qui s’échappe du moteur, associée au pare-choc avachi au sol, donnent à la scène un côté surréaliste. Audrey Hepburn des Temps Modernes.

Alertés par la voix stridente de la jeune femme, les Gars rejoignent Mijin. Il leur faudra de longues minutes pour parvenir à l’apaiser. Elle refuse de se rendre aux urgences, de se faire examiner. Ils sont tous inquiets. Ce pourrait être une commotion, après tout. Comme elle tient des propos incohérents. Mijin ordonne aux Gars de retourner à leur ouvrage. Audrey Hepburn lui paraît en état de choc.

Devant une tasse de café, elles demeurent silencieuses. La femme a gardé ses lunettes de soleil. Mijin ne veut pas la brusquer mais cela lui paraît incongru. Le soleil a toujours eu du mal à s’incruster dans le petit bureau où elles se trouvent.

« J’étais juste... sortie faire une course, vraiment pas longtemps. Mais, mais j’ai perdu le contrôle. Cette voiture est un piège ! » confie la jeune femme en sanglotant.

« Madame, mon équipe est en train de regarder votre voiture. Nous allons voir ce que nous pouvons faire. Est-ce qu’en attendant je peux appeler quelqu’un pour vous ? ». Sa voix est calme, presque doucereuse. La jeune femme retire ses lunettes et hoche la tête de gauche à droite.

« Non, mon mari est en voyage d’affaires. Je vais attendre ici que vous ayez fini de la réparer, puis, puis, je rentrerai. » Mijin fronce les sourcils : dans quel monde cette femme vit-elle ?

« Oh. Eh bien, il va nous falloir plusieurs jours pour votre voiture : entre estimer les dégâts, attendre la réponse de votre assurance, commander les pièces, répa... » Sa voix est toujours posée mais Audrey Hepburn avait semblé défaillir dès ses premiers mots.

C’est la première fois que Mijin assiste à une crise de panique. La jeune femme hyperventile, est prise de soubresauts incontrôlables, elle en vient même à se griffer les bras. Mue par un réflexe, Mijin saisit son portable. Quand elle entend Sa voix, elle se laisse guider.

« C’est sûrement une crise de panique. Fais la asseoir au sol. Donne lui un sachet en papier. Et prépare lui un verre d’eau. Ça peut durer plusieurs minutes. »

Et ça a duré. Longtemps. L’un des Gars, derrière la vitre, est au téléphone avec les pompiers. Il fait signe à Mijin que ces derniers dépêchent une équipe. Audrey Hepburn paraît épuisée. Sa tête dodeline au-dessus du verre qu’elle a vidé d’un trait. Quand son regard éperdu se fixe sur elle, ce qu’elle lui dit alors glace Mijin.

« Mon mari va me tuer. »

*

Quand elle arrive à sa rencontre, Sajuta se lève et l’embrasse sur les deux joues, lui pressant l’épaule de sa main, un peu plus longtemps qu’il ne devrait. Ce contact l’électrise. Il la regarde s’affaler sur une chaise, en face de lui. De sorte qu’ils ne se touchent pas. Que cela ne puisse prêter à aucune confusion.

Sajuta ne la quitte pas des yeux tandis qu’elle boit une gorgée bienvenue de bière. C’est lui qui lui a proposé de se retrouver après l’épisode Audrey Hepburn. Au téléphone, il avait senti dans ses tripes à quel point elle avait été bouleversée. Et il voulait la rassurer. Lui montrer qu’elle pouvait compter sur lui. Qu’elle comptait pour lui.

« Miji’, parle-moi. » Tout en l’enjoignant à s’épancher, il rapproche sa chaise. Il a bien compris que cela faisait des semaines qu’elle leur imposait une distance. Mais les circonstances justifiaient d’être auprès d’elle. Non ?

« Tes conseils ont été précieux. Merci. Il n’y a pas grand-chose à dire. Les pompiers l’ont emmené. On va réparer la voiture. Voilà. » Une autre gorgée de bière. Un imperceptible froncement de sourcils. Le regard absent.

« Qu’est-ce qu’il y a d’autre ? » Il la sent près de lui, à la chaleur qu’elle dégage, aux effluves de white-spirit qui flottent autour d’elle, à sa mâchoire qui se contracte, à son pied qui frappe nerveusement le sol, mais elle n’est pas avec lui.

« Oh rien, » élude-t-elle en lui souriant d’un air rassurant. Elle demeure les paupières fermées quelques secondes, inspire profondément puis se tourne vers lui. Le dévisage. Elle est là.

Ils sont si près l’un de l’autre qu’ils pourraient se toucher sans esquisser un mouvement. La pénombre assombrit leurs regards. Ou serait-ce autre chose ? La condensation de leurs verres se liquéfie sur la table. Comme leurs regards semblent couler l’un dans l’autre. Celui de Mijin brille d’un étrange éclat. Ce qu’elle a vécu a dû la chambouler. Ou bien serait-ce ce qu’ils sont en train de vivre ?

« Je pense que le mari de cette femme lui cogne dessus. Tu l’aurais vu, elle paraissait terrifiée. Et, franchement, l’idée de bosser pour cet enfoiré me dégoûte. » Elle dit ça presque dans un murmure, en détournant les yeux, en mettant un terme à ce qu’il ne pourrait qualifier. Il n’aurait rien entendu s’il était resté assis en face d’elle. Les circonstances justifiaient donc bien.

« Merci Saju’. Merci d’être là. »


Texte publié par DiaGrisbi, 14 juillet 2021 à 19h55
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