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tome 1, Chapitre 2 tome 1, Chapitre 2

Penchée au-dessus d’un chef d’œuvre mécanique, Mijin en scrute les moindres détails pour en percer le mystère. Cette énigme automobile poireautait dans le garage bien avant qu’elle n’arrive. Tous s’y sont collés, sans succès. Alors elle y voit là, la parfaite occasion d’obtenir un peu d’égard de la part de son équipe.

Cela fait maintenant plusieurs semaines qu’elle a officiellement pris la relève de son grand-père. Avec amertume, elle constate qu’il s’est peut-être trompé en lui confiant pareil défi. Les « gars » n’ont que faire de ses expériences antérieures. Pour eux, elle reste la « fille à Papy qui cherche à se prouver quelque chose ».

Mijin a vite compris que l’un de ces gaillards convoitait le garage depuis longtemps. Proche de son grand-père, il avait su se rendre indispensable. Aujourd’hui, il ne lui adresse pas la parole et semble être déchiré entre l’envie de garder jalousement son établi et le besoin de fuir pour panser ses plaies.

Elle imagine qu’il puisse avoir besoin de temps. De temps pour faire son deuil. Pour s’ouvrir, soit à elle si sa rancœur ne l’aveugle plus, soit à d’autres horizons s’il retrouve foi en son potentiel. Alors elle fait mine de laisser traîner sur le vieux panneau en liège les devis et réparations dont elle veut qu’il se charge. Elle sait que ça marche car, quand elle revient le lendemain, les feuillets ont disparu. Elle refuse de se contenter de cela, mais pour le moment, c’est suffisant.

Une légère odeur de térébenthine flotte dans l’air. Mijin sait que cela peut s’expliquer par le fait que la voiture n’a pas rugi depuis longtemps. Mue par une idée saugrenue, elle contourne le pare-choc. La poignée émet un claquement sec lorsqu’elle tire la portière pour atteindre le siège conducteur. La clef semble sagement l’attendre sur le tableau de bord. D’une main assurée, elle s’en saisit et la glisse dans le démarreur.

« Mais qu’est-ce que tu fous, bordel ?! » s’étrangle une voix qu’elle n’avait encore jamais entendu. Paralysée par la conviction d’avoir commis un impair, Mijin n’ose pas affronter l’ahurissement de son interlocuteur. Le capot qui la protégeait encore du regard des deux autres s’abaisse dans un bruit sourd. Il continue en lui ordonnant de sortir du véhicule, ce qu’elle se voit faire, comme un automate. La voiture est alors verrouillée et la clef, confisquée.

Mijin se mord la lèvre pour contrôler le puissant déferlement qui agite son ventre. Mais devant les deux paires d’yeux qui la dévisagent, elle se félicite de pouvoir toujours compter sur son sens de l’humour.

« Il faut croire que j’avais envie de donner une bonne excuse au client pour qu’il se débarrasse enfin de cette voiture ! ».

Ou pas.

*

Elle est folle de rage. Contre elle-même. Les noms d’oiseaux qu’elle fait pleuvoir sur sa tête ferait rougir une personne atteinte du syndrome de Gilles de La Tourette. Sa grand-mère devine à ses yeux ombrageux que la journée a été éprouvante une fois de plus. Elle glisse sur la table des tranches de pain perdu dorées qui font chou blanc.

Il faut qu’elle sorte d’ici. Vite. Sinon, elle va se briser, là, devant sa grand-mère, et se venger sur les gourmandises réconfortantes qu’elle sait réservées pour elle. Baskets, leggings, tee-shirt manches longues, coupe-vent et frontale.

Elle va courir jusqu’à épuisement. Ses pieds foulent les trottoirs cabossés par les racines, les sentiers humides qui fleurent le petrichor, longent les cours d’eau silencieux, les barbelés avachis, les abris-bus et les rares vitrines encore illuminées pour allécher les badauds.

Et puis elle s’arrête. Hagarde, essoufflée, éperdue. Les repères que son inconscient a pris soin de mémoriser sont englués dans le capharnaüm orchestré par ses souvenirs et ses émotions.

Le film de cette journée repasse et résonne avec ce qu’elle aspire tant à mettre derrière elle. Les mines circonspectes des professeurs. Ses amies de toujours qui lui tournent le dos. Les remarques cinglantes.

Elle se rappelle avoir été transportée d’allégresse quand elle a su ce qu’elle voulait de faire de sa vie. Mais elle a senti chez ces Autres que ce n’était pas assez bien. Qu’elle n’était pas assez bien. Pas assez bien pour ces aspirants universitaires. Pas assez bien pour ces copines. Mijin-pas-assez-bien-tout-court.

Tandis qu’elle sent la tempête qui commence à la quitter, Mijin ressent un profond abattement. Elle est lessivée, au milieu de nulle part. Face à elle-même. Ses pas la guident, ils savent où ils vont, ce qu’on attend d’eux. Son souffle dessine des volutes éphémères et ses oreilles bourdonnent d’un mantra apaisant.

« Les gens n’ont que l’importance que je leur accorde. »

*

Mijin ne s’était jamais représentée la paperasse qu’impliquait un garage. Habituée à assurer l’entretien, la maintenance, la réparation ou encore le réglage des véhicules qui lui étaient confiés, elle n’en a jamais mesuré l’ampleur.

Elle perd un temps fou à retrouver les devis sur lesquels elle planche depuis l’aurore, s’escrime avec le téléphone filaire, passe les commandes aux fournisseurs, met à jour le livre des comptes…

« Je peux entrer ? » C’est l’un des gars. Elle lui donne distraitement le feu vert et reprend ses calculs. C’est plus fort qu’elle mais le son de la caféine qui s’entrechoque avec la porcelaine ébréchée l’allèche.

Ils se jaugent l’un l’autre par dessus leurs tasses. Depuis la fameuse vanne ratée, Mijin marche sur des œufs. Elle ne se tolère aucune nouvelle bévue. Ce silence entre eux est d’or. Elle imagine que le briser le ferait fuir. Mais c’est lui qui, finalement, le rompt.

« Le patron nous a expliqué pas mal de trucs avant de partir. Tu veux que je te montre ? ». Elle l’invite d’un sourire à s’asseoir près d’elle. Cette main tendue est inespérée. Et elle l’emplit de gratitude. Elle s’imaginait faire appel à eux quand la puissance du nombre s’avérerait nécessaire. Elle était loin de penser que cela pouvait un jour concerner la paperasse.

*

D’aussi loin qu’elle s’en souvienne, Mijin s’est toujours portée volontaire pour essayer de nouvelles lubies : le hockey subaquatique, l’hébreu, l’aquarelle… Et à chaque fois, elle s’appliquait à y mettre tout son cœur.

Quand on la disait « investie », elle entendait « réussite ». Mais quand elle voulait se hisser sur cette échelle, elle restait souvent sur les premières marches, à regarder les ombres des autres se déployer sur elle.

Alors elle travaillait plus dur, s’investissait encore plus, mettait toujours plus de cœur à l’ouvrage. Elle s’entraînait, révisait, recommençait...sans jamais pouvoir goûter à cette reconnaissance à laquelle elle aspirait tant.

Elle en venait à jalouser des camarades qu’elle avait embarqué avec elle, à se désinvestir, et même, à force, à intégrer l’idée qu’elle n’était jamais suffisamment bonne. Juste à la moyenne.

*

Mijin est mal à l’aise devant le regard enjôleur du troisième membre de son équipe. Il vient d’arriver en retard et lui présente de plates excuses, un bouquet de jonquilles à la main.

Interdite, elle s’empare des fleurs et ses doigts effleurent les siens. Elle se fige. Ce n’est pas une sensation agréable pour elle. Elle devine à l’expression malicieuse du jeune homme que ce contact était recherché. Et cela ne lui déplaît que davantage.

Elle ressent le besoin urgent de lui faire passer un message aussi clair que le sien mais redoute de le blesser. Et puis, elle est effrayée que cela ne précipite la fin de la période d’accalmie qu’ils expérimentent tous les quatre.

S’atteler aux contrôles techniques lui garantit d’être méthodique et rigoureuse. De quoi ne pas se laisser distraire. Elle décide alors de poser les jonquilles bien en évidence au cœur de l'atelier, comme pour dire « C’est à nous tous qu’elles sont adressées. »

Quand la journée touche à sa fin et qu’il semble danser gauchement sur ses deux pieds, à guetter sa sortie, elle est tentée de prétexter une excuse pour le laisser partir devant. Mais ce qu’elle n’affronte pas aujourd’hui, sera encore là à l’attendre demain.

« Ça te dirait d’aller boire un verre ? » Elle décline poliment. Sans fausses excuses, sans ambiguïté, sans fioritures. Elle a besoin qu’ils puissent poursuivre leur collaboration. Et elle sait que lui aussi.

*

Il y a des années, elle rêvait qu’on lui accorde un peu d’attention, qu’on cherche à la séduire, qu’on puisse la convoiter. Elle voyait dans des regards en coin, de longues promesses d’amour inavouables ; dans des frôlements fortuits, la preuve d’un désir ardent ; dans des non-dits, une passion démesurée…

A chaque rencontre, elle sentait poindre en elle l’espoir d’aimer et d’être aimée. Là où l’autre faisait défaut, elle avait toujours une bonne explication. Et plutôt que la décourager, cela renforçait son inclination.

Et quand l’autre s’engageait ou papillonnait ailleurs, le masque tombait, laissant les désillusions œuvrer à leur guise. Implacables et douloureuses. Mais elles ne sont pas parvenues à entacher sa croyance en l’Amour véritable. Elles lui ont juste appris à le distinguer de l’attachement.


Texte publié par DiaGrisbi, 14 juillet 2021 à 19h51
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