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tome 1, Chapitre 1 tome 1, Chapitre 1

Les essuies-glace battent leur rythme tandis que Mijin regarde son grand-père batailler avec un chiffon à l’aspect douteux. Une buée épaisse envahit l’habitacle, les rendant tous les deux aveugles du trajet à parcourir. La gare brille encore derrière eux, de cet éclat pixelisé par la pluie. Le souffle de la ventilation vagit de son mieux mais semble leur être d’un piètre secours.

« Donne », exige-t-elle avec un sourire attendri. Entendre cet homme aux paluches calleuses grommeler la ramène là où elle ne s’est pas vu grandir mais où elle a pourtant tant appris. Tandis qu’elle s’affaire à gommer les effets de la condensation, ses sens la happe vers de vieux souvenirs, du fumet du souper au picotement de la chaleur émanant du poêle. Il lui tarde à présent de retrouver la soie des cheveux de sa grand-mère et de se blottir sous un édredon familier.

« Dis, Miji’, tu crois pas qu’il serait temps de passer ton permis ? », lui lance son grand-père en emboîtant le pas à deux feux qui disparaissent déjà dans le brouillard. Elle sait qu’il n’a pas tort de souligner cela et se sermonne à l’idée de lui en demander trop. Elle voit bien, à ses yeux qui se plissent et à ses mains qui se crispent, qu’il voudrait être partout ailleurs qu’ici. Et si elle sent qu’elle devrait l’aider, elle déplore de ne pouvoir le faire.

Elle garde le silence car, malgré les années, il continue de l’impressionner. Il n’est pas grand, non, ni ne hausse le ton de manière terrifiante. Mais il se dégage de lui une autorité que nul ne saurait braver. Elle repense alors à sa cousine qui ne peut que le vouvoyer, et cette idée fait fleurir un nouveau sourire sur ses lèvres.

« Mais pourquoi apprendre à conduire quand tu sais encore si bien le faire toi-même ? » finit-elle par rétorquer. L’humour est ce qu’elle sait employer le mieux pour tenir à distance ce qu’elle ne peut pas voir. Et quand, dans un bref mouvement de tête, il lui laisse entrevoir qu’elle a fait mouche, elle s’autorise enfin à se laisser bercer par le ronronnement du moteur.

*

Il est à peine 5h lorsqu’une odeur de café torréfié taquine ses sens. Ses yeux apprivoisent progressivement l’obscurité. Elle distingue là les pourtours d’une table de chevet en vieux chêne, ici ses vêtements de la veille qui reposent avec langueur sur un valet, encore là-bas l’ouvrage minutieux des rideaux en dentelle. Cette chambre a veillé sur ses rêves d’enfant les soirs de Noël, et avant elle, sur ceux de son père.

Au contact du parquet froid sous ses pieds, Mijin s’éveille tout à fait. C’est son premier jour ici. Des premières fois, elle en a déjà connu des tas mais celle-ci a une saveur toute particulière. Celle de l’aboutissement. Elle a toujours su qu’elle arriverait jusque là car elle l’avait inscrit. D’abord sur les feuillets que lui donnait sa grand-mère pour dessiner, puis sur l’écorce du pêcher qui abrite encore le jardin aujourd’hui.

« Bonjour Mamé », susurre-t-elle en enlaçant cette dernière qui s’affaire près du poêle. Le petit-déjeuner est dressé et elle devine à l’empreinte cerclée qui brille sur la table que son grand-père est déjà parti. Confitures de coings, de groseilles, beurre fraîchement baratté, pommes soyeuses, pain à la croûte franche et à la mie généreuse s’entremêlent dans un panaché appétissant.

*

Mijin se tient devant le miroir. Elle dévisage ce corps qui est le sien d’un œil circonspect. La peau tendre de son ventre un peu lâche. Le grain de son épiderme. Ses cuisses robustes. Sa poitrine menue. La courbe légèrement irrégulière de sa colonne. Ses ongles courts. Ses chevilles délicates. Ses longs cheveux auburn. Ses fesses rebondies. L’arrondi de son épaule. La cicatrice laissé par son appendicite. Le creux de sa gorge.

Cela fait maintenant 31 ans qu’elle malmène, panse, chéri, repousse, façonne cette enveloppe qui se rappelle les moindres secondes de son existence. Elle fait glisser son doigt le long de sa clavicule puis revient à la naissance de sa gorge. Elle longe alors le contour de sa mâchoire avant de poser le dos de sa main contre sa joue. Ce geste lui rappelle sa mère.

Les réverbères de la commune la privent alors de leur singulière aura et elle retrouve le contact un peu rêche de son bleu, en enfile les deux jambes, l’ajuste au niveau de sa taille et laisse pendre sur ses hanches ses manches longues.

*

La lueur des néons fait scintiller le bitume détrempé. A travers les carreaux vitrés légèrement tintés, Mijin distingue le compresseur à piston, le pont élévateur qui permet d’accéder au ventre de la bête, les carrosseries rutilantes, les servantes organisées de manière quasi chirurgicale, les pneus alignés en colonnes irrégulières, les étagères métalliques garnies de bidons, de peinture, les gueules béantes de certains véhicules…

Elle fait coulisser le grand panneau vitré et se glisse à l’intérieur. Immédiatement, elle est saisie par l’odeur si caractéristique du pétrole, par ses nuances et sa puissance. Elle devine aussi celle des pneus qui ont passé l’arme à gauche, ou encore celle d’un café prêt à révéler tous ses arômes.

Le lieu n’est pas encore assailli par le bruit des machines qui fonctionnent à plein régime, ni par celui des outils qui échappent. Mijin entend alors son grand-père entretenir une vive conversation téléphonique.

« Bien sûr qu’elle y arrivera, elle a travaillé dur pour ça ! Les gars feront ce qu’elle dira, point ! »

Elle sait qu’à cet instant, il parle d’elle et se savoir soutenue l’emplit de confiance. Depuis qu’elle exerce ce métier, elle a essuyé beaucoup de revers. Les préjugés ont la peau dur dans ce milieu. Il a fallu que la sienne le devienne plus encore. Mais elle se sent prête. Car aujourd’hui, les préjugés se bousculent : une femme, mécanicienne, qui reprend le garage de Papy, et qui coordonne les ordres de travail de l’équipe, ça frise le militantisme féministe !


Texte publié par DiaGrisbi, 14 juillet 2021 à 19h50
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