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tome 1, Chapitre 10 tome 1, Chapitre 10

Le club de lecture de Graveyard Land n'était pas ce que Nathan avait connu de plus évocateur en matière de motivation littéraire. Lorsqu'il était entré dans cette petite bibliothèque, il s'était d'abord convaincu lui-même de ne pas se montrer désapprobateur ou méprisant, compte-tenu du fait que le village ne semblait pas disposer de fond suffisant pour obtenir un lieu confortable à la lecture. Au lieu de cela, il s'agissait d'un ancien corps de ferme, très haut de plafond, dont les murs de pierre avaient été recouvert de plaques de plâtre blanches, du sol – couvert d'un parquet – au faux plafond, à plus de quatre mètres de hauteur. Les rayonnages s'y répandaient donc, sous les néons fixés haut. L'espace de fourrage, en surplomb, avait été conservé comme un lieu de conférence ouvert. C'est là, juste à côté de l'espace « petite enfance », qui accueillait, quant à lui, nombre de très jeunes lecteurs, d'environ trois à six ans, éminemment bruyants – comme leur âge le requérait – que Nathan eut la chance de faire sa « conférence » sur l'écriture, qui se retrouva bientôt parasitée par une avalanche de question sur les techniques d'écrire propre à chacun. Suivi d'un débat sur les sujets nobles de la littérature, dont le concept paraissait nouveau à Nathan et pourtant, semblait très au cœur des considérations des écrivains en herbe – et à la retraite – de Graveyard Land. Aussi dut-il expliquer pourquoi il n'avait jamais écrit de roman historique et pourquoi avait-il gâché son talent dans quelques fictions contemporaines. Timidement, Mme Grâleur avait hasardé quelques questions sur sa propre œuvres, sur « la Croisade des Cendres » et l'essai concernant Barthes et la lecture du soi. Il avait même tenté de faire l'explication de son plus long essai universitaire sur la diégétique et l'encyclopédie conceptuelle d'Umberto Eco. En vain. Il apparut bien vite que les centres d'intérêt, entre le public et l'orateur, étaient d'une telle divergence qu'il ne parviendrait plus guère à convenir à quiconque. Il écouta donc patiemment les questions, y répondit en essayant d'avoir l'air le moins agacé au monde et tenta une petite touche d'humour en demandant qui s'était adonné à l'écriture érotique.

Plus tard, il devait regretter amèrement cette question. Elle ne lui apporta, dans un premier temps, que des regards consternés, avant qu'enfin, échappant à cet enfer, il parvenait à s'esquiver, il fut saisi par la manche et devait découvrir alors une nouvelle interlocutrice de soixante-dix ans qui se mit en devoir de lui faire l'explicatif de ses méthodes d'écriture en matière d'érotisme. Il n'y avait donc guère d'âge pour projeter son imagination dans les évanescences mouvementées et charnelles du corps humain. Nathan ne dut son salut qu'à Mme Grâleur qui se proposait pour le raccompagner. « Merci, sans vous, je serai peut-être encore là-bas, lui dit-il en sortant finalement, relevant son col pour décourager le froid polaire de se faufiler sous ses vêtements.

- Vous voulez y retourner ?, demanda Mme Grâleur, qui n'avait apparemment pas saisi le second degré.

- Non, répondit-il fermement. Le froid m'épuise, je pense me retirer à ma charmante demeure et réfléchir à toutes ces questions qui ont été soulevées ce soir.

- Vous êtes sûrs ? Certains d'entre nous se proposaient de gagner l'unique lieu de boisson du village pour y apprécier un dernier thé.

- C'est fort gentil à vous, mais je pense qu'il serait mieux que je rentre. Merci encore. » Il sentait venir le piège, il l'avait presque senti s'armer lorsqu'elle avait tenté ce sourire timide et cajoleur à la fois. Se sentant acculé, le soldat Nathan préférait rompre les rangs et s'égayer dans la nature. Il hocha la tête en guise d'au revoir et s'en fut dans les ruelles tordues du village.

Cette soirée diabolique l'avait, en vérité, privé de ses énergies. Il se sentait à la fois seul catholique en terre païenne, prisonnier de ce village d'hérétiques et pis encore, soudainement très triste. C'est ce qui arrivait, à dire vrai, quand il avait le sentiment qu'on lui retirait le seul sujet qu'il se sentit capable d'évoquer sans perdre pied. Entre les mains de ces vieillards hystériques, la littérature était devenue un sujet trivial et ennuyeux, une gageure plus qu'un plaisir. Et en prime, ils seraient en train de prendre d'assaut, à l'heure qu'il est, l'unique lieu où l'on pouvait en toute honnêteté abandonner tout état de sobriété. Il espérait muettement que la maison dont il profitait était pourvu en alcool, sans quoi il sentait que sa nuit allait devenir un nouvel enfer.

Se frappant les bras pour garder le sang actif dans ses veines, il redressa le nez sur les venelles moyenâgeuses et afficha un soupçon d'inquiétude. Il se trouvait plutôt pris au dépourvu, n'étant plus sûr de la marche à suivre et pourtant, il avait tenté, malgré la faible luminosité de cette nuit qui s'étirait dans le temps, de sortir plusieurs fois. Et à présent, la fatigue aidant certainement, il lui semblait que chaque rue se ressemblât. Un grincement, néanmoins, attira son attention. Au-delà d'une maison aride, sur cette chaussée qui fuyait en oblique hors de sa vue, il semblait entendre quelque chose arriver dans sa direction et, brusquement, il sentit son cœur s'emballer et chercha du regard, autour de lui, confusément. Il vit une voiture, une vieille R5 beige, et courut jusqu'à cette dernière pour y trouver un refuge. Le grincement vint alors, bien plus distinctement, et la lueur d'une lanterne qui envahissait bientôt les façades délétères. Une carriole apparut alors, menée par un cheval épuisé, un vieux canasson voûté. Sur le banc de coche se terrait une silhouette trapue dont le col de sa gabardine cachait les traits. Nathan le suivit du regard, consterné par cette apparition fantomatique, hors du temps. À ses yeux, il aurait pu s'agir là d'un esprit revenu d'entre les siècles. Le temps se dilatait, la carriole ralentissait à mesure qu'elle emplissait à présent pleinement la rue.

Nathan dut s'arracher à sa contemplation. Un sentiment étrange l'habitait, quelque chose aux confins du raisonnable. Comme lorsque l'on regarde au fond de l'abysse. Il attendit que le bruit fut loin, qu'il se fut presque éteint, le dos plaqué à la portière antique, avant de finalement se redresser. Encore pétri d'une angoisse bien réelle, il décida de traverser le village dans le sens opposé à cette étrange apparition et ce fut ainsi même qu'il trouva son salut et put enfin se blottir dans la chaleur de sa résidence. Entre la soirée plus qu'hors norme et la rencontre tout à fait horrifique dans ce maudit village, Nathan sentait son envie d'interrompre le séjour se faire plus grande.

Il jeta son manteau sur le canapé et commença à ouvrir tous les placards de la cuisine, à la recherche d'une bouteille qui aurait pu lui offrir un peu de calme. Se faisant, il songea de même aux raisons qui l'avaient poussé à venir s'enterrer ici. Au fond de lui, il savait qu'une crainte dévorante l'avait mené à Graveyard Land, une peur tacite, née à la ville et qui devait se dissiper à la campagne. C'était ainsi que son trajet lui avait paru digne d'un intérêt. Il n'était plus du tout sûr de rien. Il trouva enfin la bouteille qu'il cherchait si avidement et la leva devant son visage : un whisky bon marché. Il l'ouvrit, renifla le goulot puis finalement, but directement une lampée. Au moins, il avait le bon goût de ne pas être trop enflammé à la descente.

Sans retirer son manteau, Nathan regagna finalement le salon, où il se laissa tomber dans le fauteuil principal, sans allumer aucune des lampes, les sourcils froncés. Maintenant qu'il l'avait trouvée, la bouteille lui semblait n'être qu'un poids mort dans sa main, une masse inerte qui ne lui faisait aucunement envie. Il la considéra, soupesant le verre, puis finalement la lança dans le sofa, où elle se roula sans force. Son regard se leva vers le plafond, dans le silence parfait de la demeure.

Puis il y eut un grincement. Rien de distinct, simplement un grincement. Mais ces vieilles maisons ne grincent-elles donc pas ? Si, bien évidemment. Du vieux bois pour de vieilles bâtisses. Mais il y eut un second grincement. Assurément, il s'agissait du vent, on ne voit guère de ces genres de bruit dans ce genre de maisons sans vent. Toutefois, au troisième grincement, Nathan eut comme l'étrange certitude qu'il y avait là quelque chose. Il se décida enfin à quitter son assise confortable pour grimper les marches menant à l'étage. Une petite voix en lui, celle de la rationalité la plus aiguë, était en train de l'assourdir de reproches, dus à cette autre petite voix, qui lui soufflait que ça n'était pas normal.

Les bruits de pas venaient de derrière cette porte, au fond du couloir et qu'il n'avait guère ouverte car on lui avait dit qu'il s'y trouvait une chambre d'ami – et il n'avait guère d'amis à Graveyard Land. Il se trouvait derrière cette porte et songeait que finalement, c'était peut-être un peu inquiétant. Toutefois, il huma un peu l'air ambiant, décelant une fragrance qu'il connaissait. Pour être plus juste, une fragrance qui lui pinçait le cœur. C'est alors qu'il se décida : il n'ouvrirait pas la porte. Le grincement avait cessé. C'était une simple vue de son esprit affaibli par la fatigue et la tension accumulée. Il secoua la tête et retourna au rez-de-chaussée, avec la ferme intention de lutter efficacement contre cette panique soudaine. Il ouvrit son ordinateur portable, déposé sur la table de la salle à manger et se plongea dans l'écriture patiente et documentée de son prochain article dans une revue spécialisée. Là, il était au calme.


Texte publié par 0eil, 16 avril 2014 à 09h03
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