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tome 1, Chapitre 9 tome 1, Chapitre 9

La maison était toute faite de vieilles briques brunes. Comme chaque maison – ou presque – à Graveyard Land, son étage émergeait de la façade en encorbellement, piquant sur la rue d'une fenêtre enténébrée un regard désapprobateur. Les lueurs de la voiture de police garée devant jetaient pêle-mêle des traits de lumières à la fois sinistres et hystériques. Plus aucun policier n'était pourtant présent sur les lieux, à l'exception du Commissaire et de ce type de l'extérieur, l'étrange détective. Celui-là, les habitants, cachés derrière les fenêtres, le gardaient à l’œil, car il ne semblait pas comprendre le village aussi bien qu'il le devrait...

« M. Mariton, 53 ans, vivait en couple avec Mme Mariton. Nous n'avons pas retrouvé Mme Mariton. M. Mariton, lui, a été retrouvé dans son office, à l'étage. Le même modus operandi a été pratiqué sur lui : la scène de crime présente des similitudes avec le cas de M. Carnassier. Notre médecin-légiste va nous confirmer cela » expliqua Lordevant, survolant le rapport laissé par un de ses adjoints, un paragraphe d'une dizaine de lignes. Autant dire que le meurtre nouveau les avait tellement surpris qu'ils n'avaient fait que relever le plus évident avant de se confier corps et âme à M. Drave, au point que le commissaire trouvait cela un peu insultant : ses propres hommes semblaient ne pas vouloir du tout s'impliquer dans la plus étrange affaire qui ait jamais secoué Graveyard Land. La seule, en fait.

M. Drave était debout sur le perron et contemplait l'entrée, une pièce étroite, encombrée d'une armoire qui faisait office de porte-manteau et d'un énorme poêle. Son regard s'était fixement arrêté, mais le commissaire n'avait pas la moindre idée de ce que contemplait l'investigateur et c'était, pour combler le vide laissé par l'absence de réaction qu'il s'était mis à lire à haute voix les rares notes prises par ses subalternes.

L'enquêteur finit par entrer et, sans un mot, traversant le vestibule, puis le salon, pour gagner la cuisine. Cette dernière était dans un état épouvantable. Il y flottait une odeur douceâtre, un savant mélange de fruits trop mûrs et de bonbons acidulés. La table était encombrée de plusieurs moules, à tarte, à gâteau, à cake, déposés là dans le plus parfait désordre. « Vous pensez que le tueur cherchait quelque chose en particulier ? » demanda Lordevant, mais il fut réduit au silence lorsqu'il fit face au crâne souriant. L'index vint se poser en travers des incisives, avant de revenir à l'examen des placards laissés grand ouvert. Puis d'ouvrir les placards voisins.

Quelque chose attirait son regard et, lorsqu'il quitta la pièce, le commissaire approcha pour chercher ce qu'il avait vu. Peut-être était-ce plus au fond ? Lordevant attendit d'être sûr que l'enquêteur soit sorti de la cuisine pour tendre son cou épais, sur la pointe des pieds. Il attrapa à pleine main le rebord du placard, comme pour se hisser, en vain. Grommelant devant sa forfaiture, il frappa les mains pour se débarrasser de toute la poussière et se figea, contemplant ses paumes. Son regard tomba ensuite sur les poêles abandonnées sur les plaques au gaz, noircies, et les assiettes laissées dans l'évier, dont le fond était couvert d'une fine pellicule verdâtre par endroit.

Finalement, il pressa le pas pour rejoindre l'enquêteur de l'extérieur. Au son des marches, ce dernier était en train de grimper les escaliers pour gagner l'office. De magnifiques étagères garnissaient les murs, hautes et emplis de centaines de livres poussiéreux, qui semblaient sur le point de fondre sur les personnes qui entraient là. L'espace où, par le passé, se trouvait un large tapis, était à présent occupé par du sang. Énormément de sang, en réalité, ce qui aurait dû n'être qu'un souci hygiénique ennuyait beaucoup les policiers, au demeurant. « Le tueur n'a pas eu le temps de finir. Quelque chose l'a dérangé », murmura Drave doucement, tandis qu'il contemplait le sang que n'était parvenu à aspirer toute la literie de Mariton que le tueur avait disposé là, rouge et poisseux, à présent. Le seul détail intéressant qu'aurait voulu vérifier l'investigateur se trouvait être une détail du dossier : apparemment, le légiste avait retrouvé des poils dans la bouche de M. Mariton. Il avait dû être bâillonné, ce qui n'était guère le cas de M. Carnassier avant lui. « Vous ne m'avez pas dit ce que vous avez trouvé dans la maison de M. Carnassier, remarqua-t-il.

- Comment savez-vous que ?... murmura Lordevant, ouvrant de grands yeux.

- Je le ne savais pas, mais vous n'êtes pas rentré directement après mon départ, hier, j'en ai donc tiré une déduction que vous venez de confirmer.

- Oh ben... ça alors. Bon, vous aviez raison et... tort, je crois. Si nous n'avons pas retrouvé d'atelier de peinture chez M. Carnassier, c'est que le tueur s'en est débarrassé. Il a nettoyé le sol au white spirit, et a replacé le sommier à sa place.

- Et pourquoi donc aurais-je eu tort ?

- Lorsque vous avez constaté que le tueur n'avait pas laissé de sang partout autour de la première victime, vous m'avez dit que vous pensiez qu'il avait agi par respect envers elle. Mais en fait, je pense qu'il ne voulait pas salir la maison. C'est aussi pourquoi il a nettoyé les éventuelles traces de peinture dans l'ancien atelier et l'a remis tel qu'il était sans doute à l'origine. » Lordevant était très fier de sa déduction – lui aussi était capable d'en émettre, et des bonnes ! Le masque en crâne s'était tourné vers lui lors du début de la démonstration et ne le lâchait plus à présent. « C'est tout à fait exact, dit enfin Drave. Et fort juste. Voici une remarque pertinente, M. le Commissaire. Félicitations.

- Et de votre côté ? Demande alors Lordevant, voulant soudainement changé de sujet.

- M. Achutin n'est pas le tueur des vaches. De toute manière, comme vous le voyez, cet homme a été tué dans la nuit et M. Achutin était alors sous surveillance – au cas où je me tromperai encore. On m'a confirmé qu'il n'avait guère quitté sa demeure, comme je m'en doutais. Toutefois, il m'a révélé le nom du tueur au vache et ce nom ne figure nullement dans le dossier. » Lordevant marqua un silence, puis se retourna. Derrière lui, il y avait une chaise à bascule, avec un dossier en osier qui avait vu des jours meilleurs, auprès d'une table de convenance. Il s'installa dans la chaise en grommelant. « Vous pensez que le type, le gars en question, pourrait être le tuer des vaches et notre tueur ? Vous en êtes sérieusement convaincu ?

- Tout porte à le croire, M. Lordevant.

- J'aurais dû me douter qu'un jour, cette histoire retomberait, vous voyez, de nulle part. Le gamin, Jimmy, il avait le couteau en main, c'était le candidat parfait. Et on l'a coincé sur le témoignage de son ami, le gamin Carpentier. Ce môme était aussi solide qu'un vase en porcelaine en pleine chute : il tenait à peine sur ses pieds. Quand on l'a retrouvé, il était prostré dans un coin de la cahute et bougeait plus, comme pétrifié. J'imagine qu'on aurait été pétrifié pour moins que ça si on avait dû assister au même spectacle que lui. Il nous a dit que Jimmy était son seul ami, qu'il avait traîné si souvent avec lui qu'il ne voyait même plus ses bizarreries. Et pour en avoir, de la bizarrerie, le gamin devait s'y connaître : il était le rejeton de la veuve Carpentier, une folle vivant au terme d'une vieille route de terre, en plein au-delà du lieu-dit, à peut-être cinq kilomètres à la sortie de Graveyard Land. C'est elle qui est descendue nous parlementer longuement pour qu'on retire le nom du môme du dossier. On avait notre suspect, c'était lui, c'était évident... Je n'en avais pas envie mais finalement, j'ai retiré son nom. J'ai continué de l'avoir à l’œil, par contre. J'ai gardé contact avec la bonne femme Carpentier, même quand elle m'a dit qu'il était devenu un ado exécrable et était parti à la ville. J'ai appelé plusieurs amis de la police de là-bas, on m'a aiguillé vers des associations et des foyers, vous voyez, qui s'occupaient de môme à problèmes. J'ai donc appelé ce foyer qui l'avait accueilli. Ils m'ont dit que cet idiot se droguait, qu'ils essayaient de le faire lâcher. La conseillère que j'ai eu au téléphone m'a dit qu'il se prostituait sans doute mais allez savoir, celles-là, elle dramatise tout. »

Lordevant marqua une pause. Quelque part, dans sa façon de s'exprimer, se terrait cette toute petite trace de culpabilité, qui marquait peut-être le fait qu'il n'y était jamais allé lui-même. Il n'avait jamais revu cet enfant après le dépôt de son témoignage au commissariat. Quelque part en lui vivait une petite voix très affûtée qui profitait parfois que le morale de l'épais commissaire se fasse un peu plus en berne qu'à l'ordinaire pour lui dire que tout aurait pu être différent. Peut-être. Peut-être pas. Lordevant poursuivit néanmoins : « Un jour, j'appelle, la conseillère me dit qu'elle a prévenu la police. Le gamin est pas rentré depuis plusieurs jours. Vous savez, il traînait dans des bars bizarres, à vouloir faire le grand, à essayer de rouler des mécaniques. C'est le genre de coin où, quand vous faites une overdose de drogue, on ne fait pas bien attention à vous. On vous jette dans la rue d'à-côté et on fait en sorte que vous ne soyez pas identifiable. C'est ça, qu'elle m'a dit. Qu'il avait disparu, qu'il était très probablement mort.

- Merci pour ces informations, Lordevant. Si vous vous sentez trop affecté, vous devriez prendre un peu de repos.

- Vous essayez de me mettre au placard parce que j'ai merdé il y a huit ans ?

- Non, dit fermement Drave. Je vous fais remarquer que vous avez l'air fatigué, soudainement, et que votre bon boulot, vous ne le devez qu'à votre éveil. Or, je pense que vous ne l'êtes plus assez. Retirez-vous, je vous ferai part de mes découvertes. »

De mauvaise grâce, le commissaire se leva pourtant, avec un air bougon, et Drave l'entendit quitter la maison, le pas lourd faisant craquer toutes les lattes du sol d'ici jusqu'au perron. L'inspecteur était surpris de la sincérité de ce vieux briscard. Assurément, l'homme était un bien mauvais enquêteur, mais certainement un brave gaillard pour une petite bourgade comme celle-ci. Quittant finalement l'office, Drave gagna aisément la chambre. Le lit était entouré de petites colonnes de livres, élevées de façon provisoire et finalement abandonnées, comme les bases d'une muraille défensive, dressée autour du meuble. Drave se saisit d'une de ces couvertures et en souleva le tome, s'avisant du sujet universitaire dont il devisait. Pour un professeur en activité, il n'y avait rien de moins étrange. Pour un professeur en activité – mais marié – on pouvait en conclure que sa moitié était d'une incroyable conciliation pour laisser ainsi l'espace de sommeil être envahi par la passion du conjoint. Il haussa les épaules et poursuivit l'exploration jusqu'à la pièce suivante où il découvrit une salle de bain étroite, avec une douche qui n'avait guère l'air utilisée. Sur l'évier, il remarqua deux brosses à dents. L'une d'elle avait l'air récente. Drave n'y attacha plus guère d'intérêt. Quelque chose, toutefois, l'avait échauffé, sans qu'il puisse mettre la main dessus. Il rebroussa chemin jusqu'à la chambre où il ouvrit les placards. Il n'y avait pas d'habits, pas du tout. La penderie était vide, mais tout aussi bien les tiroirs. Il s'approcha de la commode, sous la fenêtre, et l'ouvrit pesamment. Quelques paires de chaussettes y demeuraient encore, comme déconcertées d'avoir été laissées quand tant de leurs sœurs les avaient quittées. Il leva son masque, songeur, et retourna dans l'office pour contempler la scène de crime avec application et vit soudainement la lumière dans la pièce de la maison d'à-côté s'allumer. La silhouette d'une jeune fille venait d'apparaître et, avant que Drave n'ait le temps de penser que la situation pouvait devenir rapidement inconfortable pour les deux partis impliqués, elle le devint aussi. Assurément, il n'était guère désagréable de voir pareille demoiselle s'effeuiller, mais l'enquêteur venait d'avoir une idée et il s'apprêtait à s'arracher à l'irrésistible vision d'un buste découvert lorsque la jeune femme découvrit le crâne tourné vers elle et poussa un hurlement. Peu audible, à la distance qui les séparait, mais très compréhensible à son expression d'horreur.


Texte publié par 0eil, 16 avril 2014 à 09h02
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