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tome 1, Chapitre 8 « Interrogatoire : Jimmy Achutin » tome 1, Chapitre 8

L'orbite était large comme l'orifice profond d'une carrière à ciel ouvert, œil de gibbon coulé dans une mer de cendres et de regrets, aplanie par les tempêtes et les douleurs, le couperet froid de la réalité, comme un rideau d'acier, une façade de désespoir taciturne. Dos revêche, crevés aux fumerolles patentés et bouche baveuse, chaque jour se succède, se love, morose, comme une bête sans poil, s'extirpe des lacérations nocturnes et des lèvres sans mots.

Drave toqua à la porte.

L'enquêteur avait essuyé un hurlement de peur des plus irascibles, le corps d'Achutin se développant comme un drapeau emporté par une bourrasque. Et puis, suivant la même image en l'absence de tout vent, le jeune homme malingre s'était ratatiné, parvenant à avoir l'air recroquevillé sur lui-même malgré le fait qu'il eut été debout.

Ses yeux étaient d'un bleu si pâle qu'on les eut dit blanc sans un examen plus poussé. Ils étaient profondément enchâssés dans un crâne concave, fait d'angles à froid. Sa chevelure se réduisait à un pelage étroit, courant du plus haut sommet de son crâne, s'avançant timidement sur les étendues obliques de ses tempes et ne prolongeant guère la torture jusqu'à la nuque. Seules ses oreilles semblaient faire obstruction à un visage en lame, se répandant de part et d'autre de son visage. L'une d'elle présentait des circonvolutions certainement nées d'une brûlure mal cicatrisée. Drave comprenait un peu mieux ce qu'avait voulu dire Lordevant : une silhouette si frêle, présentant des traits d'une irrégularité confinant à la vulgarité, avec les mains tachées de sang, cela faisait un coupable idéal pour la plupart des locaux et certains officiers de la maréchaussée paresseux.

« Z'êtes de la police ? » Demanda-t-il d'une voix blanche. Il était prostré dans un coin d'un salon ébouriffé, deux fauteuils d'un vieux velours fatigué se battant pour le faible espace entourant une table basse croulant sous les revues et les enveloppes non-ouvertes. Drave avait directement remarqué les deux fusils de chasse, croisés au-dessus de la porte, soutenus par des sabots empaillés du meilleur goût. « Je suis de la police et je viens vous poser quelques questions, M. Achutin » dit-il en venant prendre place naturellement dans un des fauteuils. Il constata son erreur alors que ses fesses s'enfonçait dans le rembourrage et libérait un nuage de poussières. « Je suis clean, marmottait déjà Jimmy, le répétant avec force conviction.

- Et je n'ai jamais dit le contraire, M. Achutin. Asseyez-vous, que nous puissions discuter. » Jimmy cessa progressivement de trembler. Le masque avait fait un effet assez intense sur le jeune homme, qui se redressa enfin pour déplier sa carcasse si squelettique et la laisser choir dans le plus indigeste des divans que la Création ait voué au salon. « Vous v'lez quoi, alors ?

- Aussi improbable que cela puisse paraître, vous posez des questions. A priori, vous êtes notre suspect numéro un dans une enquête de meurtre. » L'évocation de cette suspicion suffit à élever de grands cris chez Jimmy, qui se raidit soudainement, les mains levées, semblant sur le point de convulser. Drave leva une unique main à son tour. « Vous pourriez peut-être, dans un premier temps, me dire ce que vous faisiez dans la nuit d'avant-hier ?

- Avant-hier ? » Le jeune homme parut se calmer, reprenant à son assise la plus confortable malgré le divan, et hocha la tête. « J'ai passé la nuit sur mon ordinateur. Toute la nuit.

- Quelqu'un peut le confirmer ? » demanda posément Drave. Jimmy parut en proie à une profonde réflexion. Il grogna et se leva avec quelques difficultés. L'enquêteur le laissa faire, tandis que le jeune homme allait se saisir d'un portable à la surface grise et griffée, maculée de stickers bon marchés et de traces douteuses. Il l'ouvrit sur le monticule de magazine et consulta son écran. Il le retourna vers Drave et murmura : « J'étais connecté là-dessus. Euh... ça débite tant que la fenêtre est ouverte, vous voyez ?

- En effet, mais cela ne veut pas dire que vous étiez devant votre écran, comprenez-vous ? Vous auriez pu aussi bien vous connecter là et payer pour faire office d'alibi. » Mais Jimmy secoua la tête. Tournant à nouveau l'écran vers lui, il chercha rapidement une lien et cliqua dessus. Il patienta, puis tourna de nouveau l'écran. Drave remarqua une jeune femme distraite, mais surtout, dans un petit carré en bas de l'écran, son propre visage. « La webcam était active ? Et c'est enregistré ?

- Nan, nan, mais la fille l'voit. Elle pourra peut-être confirmer, vous voyez ?

- Je vois, effectivement. Vous pouvez vous déconnecter. » Cet alibi en valait bien un autre, même si Drave devait au moins reconnaître qu'il était tout à fait inédit. Jamais on ne lui avait encore fait le coup du site pornographique auparavant. Il se demanda d'ailleurs si cela devait bientôt devenir bien plus commun. « Vous pourriez peut-être me parler à présent de ce qu'il s'est passé il y a huit ans. Selon le rapport, on vous a retrouvé hagard, dans l'étable. M. Goriphère a expliqué qu'il vous a surpris alors que vous veniez de finir votre forfait. Vous aviez encore un couteau sur vous et il a dû vous désarmer, vous frappant plusieurs fois au visage jusqu'à ce que vous lâchiez votre arme. Sa femme a appelé la police et les officiers vous ont retrouvé ainsi, assis dans l'étable.

- Vous savez d'jà tout, alors, marmonna Jimmy, renfrogné.

- Votre analyse toxicologique indiquait que vous n'étiez pas sous le coup d'une drogue quelconque. Vous aviez bu, certes, mais la prise d'alcool remontait à au moins 12h avant les faits. Vous étiez plus jeune et vous aviez l'habitude de vous battre, puisque vous avez été plusieurs fois exclus de votre collègue pour avoir agressé d'autres élèves...

- C'était pas moi qui avais commencé ! L'interrompit le jeune homme.

- Là n'est pas la question, M. Achutin. La question est la suivante : pourquoi un homme surpris après avoir éventré trois vaches ne se défend-il pas lorsqu'il est surpris par leur propriétaire de soixante ans passé ?

- C'était un vieux... j'allais pas le cogner... » Jimmy paraissait soudainement sur la défensive, comme s'il essayait de percer la trame de plus en plus dense que déployait autour de lui l'enquêteur. « Vous tuez trois de ses vaches d'odieuse manière, mais vous n'osez pas le frapper alors qu'il est l'unique témoin de votre crime ?

- Mais... c'est un être humain, c'est différent !

- Vous pourriez pardonner à quelqu'un qui tuerait une bête, mais pas un être humain, donc ? » poursuivit sans coup férir Drave.

- Ben ouais, de toute façon, les vaches, on finit bien par les manger ! » lança Jimmy, sentant finalement que ses arguments, de poids, lui permettaient de se sortir de cet interrogatoire dont il n'aimait pas vraiment le timbre. L'enquêteur marqua une longue pause, se contentant de laisser son crâne délétère parler pour lui, puis dit enfin : « C'est pour cela que vous couvrez votre ami ? »

L'expression de M. Achutin parut soudainement fondre sur son visage. Il se mit à balbutier qu'il ne comprenait pas, qu'il ne couvrait personne, que Drave se trompait assurément. Mais le masque ne répondit plus, patientant jusqu'à ce que Jimmy murmure : « J'ai reconnu mes torts et même que j'ai payé ma dette. J'suis allé à la ville, ils m'ont bien traité, ils m'ont aidé à chasser les mauvaises pensées. Depuis, je prends des médicaments et je fais du slam. J'ai même une chaîne youtube. J'écris des trucs, vous voyez, à propos de ce que j'ai dans la tête et ça permet de la vider. J'suis plus le mec que j'étais à l'époque.

- Vous m'en direz tant, M. Achutin, mais au demeurant, quelqu'un, dehors, tue. Et l'on vous suspecte. A priori, votre alibi pourrait se tenir mais si ce n'est pas le cas, personne ne pensera que vous avez changé à ce point. » L'explication heurta de plein fouet le jeune homme qui se recroquevilla sur lui-même, conscient de la véracité du propos. « Mais c'est pas moi... » avança timidement Jimmy, tandis que Drave levait patiemment la main. « Voici ce que nous pourrions faire : j'ai demandé à ce que l'on me fasse une liste de vos connaissances de l'époque. On va me la contacter sous peu : la personne appellera sur votre téléphone et dictera des noms. Vous me direz ce que vous pensez des personnes au téléphone, à haute voix, sans que je sache de qui vous parlez. Comme cela, je continue mon enquête et vous n'avez trahi personne. Vous êtes d'accord ?

- Je... quelqu'un me donne un nom et, genre, je dis simplement si j'pense que ça pourrait être lui qui a tué les vaches ?

- Exactement, M. Achutin. Et je continuerai mon enquête sans vous mentionner. » Le jeune homme parut douter de l'intérêt de la manœuvre. Tout ceci lui paraissait particulièrement étrange, mais Drave ne disant plus rien, un long silence venait de prendre place et il en était horrifié.

La sonnerie du téléphone le fit sursauter, comme si quelqu'un venait de glisser un pet en pleine veillée funèbre. Dans une cathédrale. Avec énormément d'échos. Jimmy leva les yeux pour chercher un peu d'aide dans le visage de Drave mais ne fit qu'heurter le crâner qui oscillait patiemment de gauche à droite. Chaque sonnerie venait lui peler le système nerveux, passant sa nuque à la scie-sauteuse. Dring. Et il sentit presque une dentition d'acier lui racler l'échine. Dring. Son front était moite. Dring. Sa gorge sèche. Dring.

« Allo ? » hurla-t-il dans le combiné, le décrochant, à bout de souffle. « D'accord... Oui. - Il attendit un peu, le regard perdu dans la contemplation de ses baskets devenues grises et terreuses. - Je l'ai connue, ouais, mais elle est partie dans un village, à l'est, oui. J'crois qu'elle s'est mariée et a eu deux gosses. - Pause. - Lui, il s'est tiré dès qu'il a pu et j'crois qu'il faisait des études en biologie ou en pharmacie. - Pause. - Elle, je l'ai revue quand j'étais à la ville. Elle y est restée, je crois. - Pause. - Lui. C'est lui. Mais... - Jimmy leva les yeux vers Drave en murmurant. - Il s'est retrouvé à la ville aussi. Je l'ai vu là-bas. Je crois qu'il est mort... d'une OD. Mais c'était lui. »


Texte publié par 0eil, 2 avril 2014 à 16h52
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