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tome 1, Chapitre 7 tome 1, Chapitre 7

Sur le grand panneau en liège se trouvaient des centaines de photos. Des visages souriants, des rires, des horizons lointains, des chœurs perdus au fond de la forêt, qui chantaient l'espoir, la volonté et les jours après demain. Et soudainement, figés dans le temps, tous ces demains étaient devenus des « hier », des passés glacés, dont les échos épinglés n'étaient plus que des gorges déployant la mélancolie des vieux jours. Du bout du doigt, Drave effleura le coin corné d'un des clichés puis demanda à haute voix : « que pouvez-vous me dire sur les personnes présentes ce soir, M. Lordevant ? »

Le commissaire se demandait encore à quoi tout cela pouvait bien rimer. Dans le local du fond, au moins, ils n'étaient que tous les deux et Lordevant pouvait apprécier tranquillement sa bière en laissant traîner son regard sur les affaires entreposées ici : roues de vélo, filet de volley, des balles, des plots et de la peinture, des pots énormes rangés en colonne, qui prenaient appui sur un vieux buffet fatigué dont le bois vermoulu s'affaissait sur lui-même. Il y avait même une table basse en formica, qui semblait requérir un peu d'intérêt pour qu'on mette fin à ses jours. Épuisé par une mauvaise nuit, il se sentit soudainement aussi vieux qu'un meuble en formica pouvait l'être et partagea une pensée émue pour cette table abandonnée et dépassée, comme lui.

« Que voulez-vous savoir, exactement ?

- Y a-t-il des antagonismes ? Des secrets qu'ils ont enterré dans leur jardin, ou des squelettes remisés au placard ? Allons, Lordevant, ne me faites pas croire que vous n'en connaissez pas un rayon sur vos propres administrés ?

- Cela va vous surprendre, M. Drave, mais ici, les gens sont plutôt discrets et aiment à profiter de leur propre petit confort : nous ne nous mêlons guère des affaires des autres.

- Vous voulez me dire qu'au-delà même d'histoire de voisinage dont je saurais comprendre, en réalité, qu'il n'y en ait guère, vous ne pouvez pas même me dire qui sont ces gens ?

- Si, bien sûr que je le peux, je veux juste vous dire que vous ne trouverez pas de vieilles rancunes à Graveyard Land. »

Drave hocha la tête pour lui-même. Assurément, ce serait compliqué de suspecter quiconque parmi les personnes présentes : étrangement, ne s'était déplacée que la génération la plus vieillissante du village. Il paraissait inconcevable qu'aucun de ces vieillards n'ait pu emporter toute une famille après avoir dévoré vif un homme. Laissant un peu de temps pour y réfléchir au commissaire, il récupéra la note envoyée par le dentiste du village et apportée par Berthold.

Les marques de dents trouvées sur la côte de M. Carnassier renvoyaient à la dentition même de M. Carnassier. La victime s'était donc dévorée le ventre elle-même. Évidemment, c'était la façon la plus romantique de le dire, car en vérité, M. Carnassier ne disposait pas de la souplesse nécessaire pour pouvoir plonger son propre visage dans les graisses de son ventre et y mordre au point d'en laisser une marque de dent sur sa cage thoracique. Personne n'en disposait. M. Drave était sceptique. Au fond de lui, cette enquête venait d'éveiller un intérêt soudain : ce raffinement imprévu était tout à fait inédit et relevait d'une complexité inattendue dans un contexte comme celui de ce petit village dépourvu de toute vie.

Toutefois, il fallait bien se rendre à l'évidence : avec les moyens du bord, les différents coupables, la disposition du village et le manque évident de preuves, un criminel avec l'envie simple d'agir de la sorte aurait les coudées franches et le rattraper ne serait certainement pas facile. « Pourquoi maintenant ? », demanda-t-il soudainement.

- Que voulez-vous dire ?

- Pourquoi maintenant ? S'il s'agit d'un de vos administrés, pourquoi soudainement se mettre à tuer ? Vous comprenez ce que je veux dire ? Qu'est-ce qui a changé pour notre tueur, le poussant soudainement à passer à l'acte ? Et de fait, pourquoi donc s'en prendre à M. Carnassier ?

- Il est arrivé récemment, marmonna Lordevant, pensant à haute-voix sans répondre réellement à Drave. Il a emménagé au départ de Mme Ellumet. » Il s'arrêta là, sentant le regard de M. Drave posé sur lui. Quelque chose ne devait pas aller, mais l'enquêteur n'en dit rien et attendit plutôt que s'étire longuement le silence. « Et il aimait peindre », précisa-t-il alors. « Mais M. Mariton vous en parlerait mieux que moi, c'est lui qui avait organisé ici même une exposition de ses œuvres. Je ne partage pas vraiment son sens de l'art, toutefois, mais il avait fait cadeau d'une de ses peintures au commissariat, alors nous sommes devenus obligés de l'afficher. Elle est dans le bureau du fond, vous n'avez pas dû la voir. - Soudain, une idée lui passa par la tête, alors qu'il se redressait. - Je crois qu'il y en a une ici même ! »

- Je ne sais pas si ce détail est... » Mais Drave n'eut pas le temps de finir sa remarque que M. Lordevant avait déjà soulevé son épaisse silhouette pour marcher vers un coin de ce qui tenait lieu de débarras et tirer plusieurs encadrements contenant des scènes de chasse au point de croix. « Ha ! Tenez, le voilà ! », s'esclaffa le mastodonte en tenant à bout de bras un large cadre qu'il tourna vers le crâne patient. Les orbites vides purent apprécier alors une scène tout à fait étrange, des businessmen autour d'une large table de verre, levant chacun une chopine. Tous portaient des costumes noirs et leurs postures traduisaient une grande joie, mais chaque visage avait été remplacé par un quartier de viande bovine tout droit sortie de la chambre froide de quelque boucher mal intentionnée.

De même, alors qu'au premier plan, les quatre hommes exprimaient la liesse, le plan de fond se brouillait dans une sorte de brume rougeâtre. De même, il fallait observer un moment la composition de l'image pour découvrir que les lignes directrices formaient une pyramide, obtenue grâce à une légère contre-plongée, ainsi qu'à la disposition des personnages, leurs donnant des proportions étranges. « Effectivement, je ne suis pas non plus sensible à l'art de M. Carnassier. Mais vous semblez dire qu'il peignait tout de même énormément, n'est-ce pas ?

- Effectivement. Vous pensez à quelque chose ?... » Le commissaire n'eut pas le temps de finir. Confiant le tableau au soin de l'enquêteur, il plongea son énorme paluche dans l'une des larges poches de son par-dessus outrancier et attrapa son téléphone portable, la petite pièce en plastique semblant sur le point d'être écrasé au creux de sa paume. Il tonitrua un « allo » à la brusquerie maladroite, peu coutumier de ces machines et hocha la tête en coulant vers son collègue un regard intrigué. « M. Soudre ? Oui, tout à fait, il est avec moi. Toute la nuit, dites-vous ? Fort bien, je lui confierai la nouvelle. Vous pourriez faire ça ? Fort bien, je vous remercie. Je le lirai à mon retour. » Il raccrocha, puis murmura : « C'était M. Soudre, il avait quelque chose pour vous. Comme vous le lui avez demandé, il a fouillé dans les archives et a trouvé le dossier d'un certain M. Achutin qui correspond à ce que vous lui avez demandé... vous l'avez réellement intégré à l'enquête ?

- C'est votre meilleur archiviste, que je sache. M. Achutin, dites-vous ? Pourquoi a-t-il attiré son attention ?

- Jimmy. Je me souviens de lui. J'étais là quand il a été coffré. Le gamin était vraiment demeuré, vous savez, je crois qu'il aurait été diagnostiqué attardé si quelqu'un l'avait emmené voir un docteur, mais il venait d'ouvrir le ventre de plusieurs vaches de M. Goriphère, aussi l'a-t-on arrêté. Et il a été envoyé en foyer pour mineurs au nord, à la ville. Je pensais qu'il y était resté, le bougre aurait dû, mais d'après M. Soudre, il se serait installé dans la maison d'une tante, à la sortie de la ville, dans un lieu-dit. J'aurais jamais pensé qu'il serait dans les parages. Le dossier est sur mon bureau, vous voulez y jeter un coup d’œil avant d'y aller ?

- Non, je vais y aller dès maintenant. Et seul. Vous, vous avez quelque chose à faire, il me semble.

- Quoi ? Non, je ne pense pas. Écoutez, si c'est vraiment le môme, je devrais venir avec vous, il peut être dangereux, avec votre masque bizarre, comment savoir s'il ne va pas réagir avec emportement ?

- Lordevant, trancha fermement Drave. Je vais y aller seul. Je saurai m'en sortir. Vous, allez vérifier le dossier. Ou tout ce que vous jugerez bon de faire, j'ai confiance en vous. » Le commissaire y vit un léger reproche mais n'en montra rien. Drave sembla disparaître presque aussitôt, se glissant comme une ombre, un de ces prédateurs fantasmagoriques, hors de la pièce, laissant le commissaire seul. Lordevant avait trente deux ans de service et jamais une chose pareille n'était arrivée. Il se sentit soudainement très fatigué et souleva son épaisse carcasse pour gagner la porte-fenêtre menant à l'arrière-cours.

Au-delà du mur d'enceinte, il y avait une courte série de pins, des silhouettes hautes et denses, comme autant de vigiles gardant le village. Lordevant leur adressa un regard, avant d'approcher du mur et de contempler, au-delà de ces surveillants tout d'écorce, les mouvements ravinés des terrains, rongés d'herbes hautes, qui grignotaient l'horizon lourd de nuages aux contreforts d'une noirceur de mauvais aloi.

Qu'avaient-ils donc raté ? Pourquoi est-ce que, soudainement, quelqu'un tuait à Graveyard Land, alors même qu'il n'y avait jamais eu de morts auparavant ? Lordevant tira de son par-dessus une petite boîte bosselée, l'ouvrit précautionneusement puis saisit une cigarette. Elle n'avait pas l'air d'avoir vieilli, elle au moins. Il la glissa entre ses lèvres, sans l'allumer, une habitude qu'il avait pris lorsqu'il avait décidé de ne plus jamais consacrer ses poumons au tabac. C'était il y a bien longtemps, pour honorer une promesse qu'il avait passé puis amèrement regretté.

Finalement, ne trouvant plus les raisons qui l'avaient prévenu de cette décision, il leva un briquet émergé d'une autre poche et fit rougir le bout de ce mince tube de papier. Il en tira une longue bouffée qu'il exhala avec un plaisir coupable. Il aurait préféré partir avec Drave : ce sacré Jimmy... il revoyait encore son visage hébété et émacié, engoncé dans un t-shirt trop grand, lui-même imbibé de sang, les mains rouges. Il s'était frotté les joues, les parant de peintures de guerre.

Dans ses yeux, on ne lisait que les brumes d'un rêve. On aurait pu croire à un jeu, mais ce n'en était pas un. Avec un frisson, Lordevant se souvint que ce jour-là, il avait commis une faute irréparable, mais il secoua la tête. Il devait occuper son esprit à poursuivre l'enquête. Et vite.

Soudain, la lumière se fit dans son esprit : Drave avait demandé si Carnassier peignait beaucoup... le commissaire se retourna et, vif comme jamais, gronda de sa large stature vers la porte qui fermait la petite cour et donnait sur la rue pavée. Les pensées en feu, il appela de son auguste portable le bureau pour avoir une confirmation et la voix chevrotante la lui donna. C'était l'idée, il l'avait eue ! Arrivant devant la maison des Carnassier, il entra précipitamment, ouvrant la porte à la volée et fit le tour du rez-de-chaussée. Il enfila à pas de géant les marches jusqu'à l'étage, passant de pièce en pièce, de chambre en chambre avant de saisir. Il s'arrêta pour humer un peu et finalement, se raidit.

Juste là, dans ce qui était une chambre d'ami. Du papier-peint verdâtre au mur, une lourde armoire, une table basse, un sommier ancien, sans doute produit trouvé aux puces pour une bouchée de pain. Et pourtant, l'odeur persistante de produit chimique embaumait toute la pièce. Soufflant, le commissaire posa le genou au sol et observa la plinthe qui courait le long du mur. Elle empestait. Parfait. Il se releva et dévala les escaliers jusqu'au perron, où il s'engouffra. Il arriva, hors d'haleine, dans la rue et tomba sur les poubelles, qu'il entreprit d'ouvrir, l'une après l'autre. Il vit enfin ce qu'il cherchait et tira le sachet noir pour l'ouvrir sans délicatesse.

Plusieurs bouteille de white spirit lui chutèrent sur les pieds.


Texte publié par 0eil, 25 mars 2014 à 19h58
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