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tome 1, Chapitre 5 « Interrogatoire : M. Soudre » tome 1, Chapitre 5

La terre était ouverte, silencieuse et poussive, roulée comme une vieille dame fatiguée. Elle était noyautée mais patiente, trouée mais digne. Elle était le nid rassurant de trop nombreux boyaux, secrets et regards en biais, qui sillonnaient la surface mais prenaient réellement racine dans les tréfonds. Il le savait. Il avait longtemps conçu la surface même comme l'expression d'une illusion partagée, une espèce de décision arbitraire et mensongère : chaque regard disposait de sa propre vision. Mais le sous-sol lui appartenait, il l'avait labouré progressivement, s'y était enfoncé cordialement, doucement et avait fini par y aménager la moitié, puis l'entièreté, de sa vie. À présent, les tunnels éclairés à la lampe à huile s'étiraient partout, comme de vraies et fortes racines, partant de ce tronc qu'était sa propre maison.

Drave toqua à la porte.

Monsieur Soudre était un personnage petit mais élancé. Le caractère premier qui frappait était sa chair pâle, couleur qui n’en était que plus apparente par l’absence totale de pilosité. Pas un poil, pas même des sourcils ou petit toupet sur le menton, voire dans les oreilles ou émergeant l’air de rien d’une narine. Il était perdu entre deux âges, mais Drave l’approchait de la cinquantaine. Par contre l’enquêteur songeait à l’arrêter pour porter la tenue dans laquelle il l’avait accueilli. Une chemise à col mao blanche avec un pantalon de toile orientale de même couleur. Si Monsieur Soudre désirait passer pour un fantôme, il n’aurait pu s’y prendre mieux et malgré la faute de goût évidente, cela fit sourire Drave, de son sourire le plus féroce. « Vous pardonnerez la méprise que j’ai eu plus tôt, je suis réellement et sincèrement et très honnêtement désolé.

- Ça n’est rien, je comprends que vous ayez été surpris », répondit simplement Drave. Monsieur Soudre lui avait presque lancé toute sa collection d’incunables au visage pour prendre la fuite. « Peut-être qu’à présent nous allons pouvoir débuter un vrai interrogatoire, n’est-ce pas ?

- Oui, bien sûr. » Soudre parut nerveux et se leva un moment en se tordant les mains, comme s’il avait eu une idée pour s’esquiver encore un instant. Une étincelle éveilla ses prunelles mortes. « Du thé, voudriez-vous du thé ?

- Oui, dit doucement Drave, observant l’homme gesticuler comme un pantin désarticulé. « Je vous accompagne à la cuisine.

- Non, restez assis, ne vous dérangez pas.

- Cela ne me dérange pas. » Le ton était ferme, Soudre détourna le regard et le conduisit, les épaules abattues, jusqu’à la cuisine, qui se trouvait dans la prolongation de la salle à manger, derrière un simple rideau. En chemin, Drave mit la main à la poche intérieure de sa veste et y prit son calepin, qu’il ouvrit et parcourut. « J’ai appris, de votre dossier, que vous travailliez aux archives ?

- Oui, c’est le cas. » Le visage de Soudre parut s’éclairer un instant, alors qu’un sourire diffus élevait les bords des lèvres. Il prit une épaisse théière en métal noir et mat pour la poser sur sa cuisinière, pleine jusqu’à la gueule d’eau.

- Vous vous trouviez donc aux archives lorsque le meurtre a eu lieu ?

- Non, enfin, si, mais je me trouvais ici, à la vérité. » Drave releva la tête du calepin et posa son masque sur son interlocuteur, qui pinça les lèvres comme s’il était pris en faute. « J’organise les archives en bas, dans ma cave. Cela libère de la place à la municipalité.

- Vous voulez dire que dans votre cave, vous avez toutes les archives de la mairie ?

- C’est exact. Je range tout selon un référentiel personnel que je trouve plus approprié. Cela n’aurait aucun sens, dans les archives municipales, mais voyez-vous, ici, j’ai les mains libres pour mettre en place le plus efficace des archivages et c’est ce que je fais. Tout est bien plus facile d’accès que si jamais vous aviez dû parcourir des rayonnages ailleurs ! Vous voudrez les visiter ?

- Je n’en doute pas… et oui, j’aimerai les visiter, mais je voudrais que nous soyons clairs. Lorsque le meurtre a eu lieu, vous étiez ici même, donc ?

- Oui, mais comme je vous l’ai dit, j’étais en train d’archiver, dans ma cave.

- Selon le légiste, cela a dû avoir lieu vers entre 20h et 21h, vous étiez encore en train d’archiver ? Est-ce que quelqu’un peut confirmer ce que vous faisiez ? Votre épouse ? » Demanda l’enquêteur. Soudre sursauta en entendant cette évocation de sa moitié et consulta du regard le masque de Drave. Ce dernier indiqua la main droite de son interlocuteur, où se trouvait une alliance. C’était plus pour donner l’effet que rien ne lui échappait, en réalité, c’était aussi stipulé sur son dossier.

- En effet. Mais… elle ne peut pas vous recevoir. Elle ne supporterait pas, vous voyez ?

- Non, Monsieur Soudre, tout notre problème s’établit sur le fait exact que je ne vois pas. Mais que j’aimerai voir. » A présent, Drave sentait que ce monsieur cachait quelque chose et cette certitude commençait à éveiller en lui l’instinct naturel du prédateur. Arracher des aveux était comme traquer une proie, c’était une démarche lente, d’observation, d’attente, jusqu’à ce que la proie commette une erreur. L’occasion présente, il fallait bondir.

- Elle aurait peur de votre masque, ajouta Soudre. Il est assez effrayant, il faut bien avouer.

- Mon masque ? Oh. - Drave était déçu. - C’est un memento mori. C’est ainsi que nous nommons cela.

- Mais… qu’est-ce que cela apporte ?

- Cela rappelle en permanence que la vie est éphémère et qu’il faut s’en tenir à l’essentiel. L’essentiel, ce sont des choses simples. Disons que c’est une invitation à ne pas mentir. » Il y eut alors une longue pause dans la discussion, le temps que Soudre regardât ses pieds, avec un intérêt soudain.

- Vous ne pouvez pas voir ma femme, monsieur Drave. Mais je l’enverrai au poste de police laisser une déposition auprès d’agents qui lui feront moins peur, cela ne vous dérange pas ?

- Pas si vous le faites avant demain. Avant même la fin de ce jour. » Soudre parut rassurer et ce ne fut pas un plaisir évident pour Drave, qui aurait préféré le voir angoissé et docile, mais cette confiance soudaine pouvait aussi être le point de départ d’une nouvelle peur et cette idée contenait la pointe de sadisme qui signait le travail de l’enquêteur. « Vous aviez parlé de me montrer vos archives, le pourriez-vous encore ?

- Bien sûr, monsieur l’enquêteur ! » Soudre parut reprendre vie, s’éveillant d’une nouvelle force et Drave comprit qu’il n’aurait pas droit à son thé, alors qu’aussitôt l’archiviste attrapait une bougie posée sur le rebord de sa hotte, engoncée dans un petit bougeoir à large boucle. Juste à côté se trouvait poser une boîte d'allumettes ; Poussant le fond de l'index, il se saisit délicatement d'une d'elles et la gratta d'un mouvement sec et maîtrisé, allumant aussi une flamme au bout de la bougie avachie sur son pied.

Il guida alors l'enquêteur vers la porte qui trônait crânement sous les escaliers. Elle parut tout de suite étrange à Drave : le papier-peint, composé avec amour, était ici déchiré tout autour de l'encadrement. M. Soudre sourit à son interlocuteur, puis poussa doucement le panneau de bois avant de s'enfoncer dans les ténèbres. On y voyait pas à un mètre : Drave eut l'impression de s'enfoncer dans un four. Seules les lueurs vacillaient détachaient avec peine la silhouette étroite de Soudre sur l'écran de noirceur. « C'est votre cave ? demanda-t-il.

- Non, M. Drave. Il n'y a pas beaucoup de maison qui soit pourvu de cave, ici, en vérité. Vous allez voir. »

L'enquêteur eut l'impression de descendre une éternité, sur des marches grinçantes, se tenant fermement à la planche droite qui servait de rambarde, jusqu'à ce qu'un sol irrégulier, en pierre sans doute, se fisse sentir sous son pied. « Où sommes-nous, Soudre ?

- Dans ma bibliothèque », expliqua l'archiviste, alors qu'il approchait sa bougie d'une lampe à huile. Cette dernière diffusa une plus large lumière et l'enquêteur put enfin voir la galerie ancienne, s'enfuir dans la nuit. Des étagères pleine de classeurs métalliques avaient été creusé à même les flancs du tunnel. Drave n'en croyait pas ses orbites : « Vous avez tout creusé vous-même ? Interrogea-t-il.

- A vrai dire... non.

- Mais d'où vient ce tunnel, alors ?

- Oh, c'est assez simple : une vieille tradition séculaire courrait ici. Le christianisme n'a jamais pu y mettre totalement fin. Vous savez ce qu'on dit à propos des églises et des cimetières : c'est une preuve de l'évolution de la civilisation. Les gens définissaient des lieux sacrés pour y vénérer leurs dieux et reposer leurs morts. Ou était-ce pour les retenir... Vous voyez ce que je veux dire ? La tribu gauloise qui vivait dans les parages n'a jamais défini de cimetière : la tradition voulait que les descendants vivent sur les fondations de leurs ancêtres, aussi construisaient-ils à l'époque leur village autour du cimetière. La tradition a été perpétué jusqu'au XVIIIe siècle : seulement les gens ont commencé à créer sous terre de véritables mausolées familiaux.

- Que je vous suive bien, M. Soudre, murmura Drave. Vous êtes en train de me dire que tout le village repose sur un système de... catacombes, puisqu'il s'agit bien de cela ?

- C'est bien cela. Ces caveaux se touchent les uns les autres, mais la plupart des jonctions, moins solides que les boyaux principaux partant des maisons, se sont effondrés, depuis le temps. La dernière fois que les catacombes furent utilisés, ce fut lors de la Seconde Guerre Mondiale. Le père de l'actuel maire, M. Mariton, les avait ouvert aux familles juives qui se cachaient là. C'est d'ailleurs de là que vient le surnom du village : quand les américains sont arrivés, ils ont appelé la bourgade Graveyard Land. »

Mais M. Drave pensait déjà à autre chose et il devait à tout prix prévenir Lordevant.


Texte publié par 0eil, 19 mars 2014 à 16h35
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