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La voiture longea prudemment la voie et bifurqua au panneau. Les pneus s’engagèrent en cahotant légèrement, la surface accidentée mettant leur résistance à dure épreuve. Puis la route s’ouvrit en une large bande d’un noir un peu miroitant. Les phares n’étaient pas aussi précis que Nathan les avait pensés. Et à la vérité, c’était d’autant plus dommageable que Nathan ne regardait pas la route mais le fond de son esprit, entièrement courbé à réfléchir, à saisir son objet d’interrogation pour occuper le long trajet qui le séparait de Graveyard Land. La neige avait commencé à tomber et la nuit s’était bien vite parée d’orange et de violet comme toile de fond, avec des flocons comme des ballerines qui virevoltaient sensuellement dans les souffles impétueux du vent.

Les mots. Il n’avait pas tous les mots. Il se demandait d’ailleurs s’il les aurait tous un jour. Quelque chose lui échappait depuis qu’on lui avait posé une question simple, mais d’une redoutable réflexion. Pouvait-on réduire à des mots toutes les formes de sentiments, de situations, de pensées ? En fait, peut-on réduire tout le panel humain à un récit de fiction ? Et à présent, il s’interrogeait. Il avait répondu « oui » sans hésiter, mais il remettait ses propres capacités à le faire en question. Simplement, il s’était rendu compte qu’il était des objets de pensée qu’il n’arrivait pas à réduire en mot. Par exemple, la colère. Pouvait-on essayer de compiler la colère pour en extraire une substantifique moelle littéraire et la coller sur le papier ? Il aimerait. Il aurait bien voulu écrire sur la colère, c’était ce qui avait provoqué cette question, mais il s’était rendu compte que le sujet lui échappait. Il n’y arrivait pas. Violence et absurdité, des bons thèmes pour une histoire, mais rien n’y adhérait que sa pensée ait pu y fixer.

La voiture s’engagea sous les entrelacs des branchages du plus morbide des bois. Les arbres, par une magie de l’optique, se dressaient sur le fond de nuit aux couleurs subrepticement irréelles. Et le macadam se permettait des élans sinueux, serpentant gratuitement, comme s’il n’avait jamais voulu que perdre son voyageur. Lui bouleverser son sens de l’orientation et l’amener à s’inquiéter sur le sens définitif de ce chemin.

Quelque part, cette hubris qui peinait à s’inscrire sur ses feuillets était l’écho de cette propre fureur qui naissait en lui. Car si Nathan était un homme de lettres, il n’en demeurait pas moins homme. Et s’il avait décidé de prendre la route de Graveyard Land, ce n’était pas simplement pour y donner une conférence au club d’écriture local, qui le priait instamment, depuis des années, d’accéder à leur requête. Il avait découvert que quelqu’un s’y trouvait qu’il voulait absolument rencontrer. Certaines situations, pensait Nathan, exigeaient qu’un homme eut le courage – ou l’hubris, justement – de se résoudre à se faire monstre.

Les premières demeures apparurent. Rangées les unes contre les autres, la première observation de Nathan se les figura comme des moineaux s’abritant du froid. Plutôt rural et simple. Mais préférable à la seconde, qui se afficha une analogie avec des dents. Des dents de cadavres, qui coiffaient le bord de route comme un panneau de prévention « Etranger, n’entrez pas ! » Les maisonnettes étaient si anciennes que l’on s’attendait presque à trouver du chaume plutôt que cette tuile sombre, assombrie davantage par l’humidité, qui avait noyé la courbe d’une crevasse noirâtre et donnait à l’ensemble de ces toitures effilées une allure écailleuse.

Nathan s’amusait à penser que la présence de neige serait comme un baume appliqué sur ses blessures. De profondes entailles portées à son âme, et qui rougeoyaient encore. Mais, à l’approche des bicoques sordides qui ouvraient Graveyard Land, il devina que ce ne serait pas le cas. L’impression homogène d’irrégularité le mettait finalement mal à l’aise. Du moins, pas directement, c’était un malaise habité de quelque chose de plus sombre. Nathan observait, à mesure que la voiture ralentissait pour se laisser encercler d’habitations grinçantes,

Dans la rue étroite et sinueuse, il remarqua la voiture jaune canari de la doyenne du club de lecture. La femme attendait derrière son véhicule, une vieille dame replète qui affichait un sourire enthousiaste. Il lorgna la place possible devant la voiture, comprenant qu'il était visiblement de tradition de se garer sauvagement dans les allées les plus tortueuses. Une sorte de bizutage pour tout nouvel arrivant, sans doute. Il parqua donc sa berline noire le long des murs et descendit de la voiture. « Monsieur Gebauer ? Demanda la vieille femme, en sachant pourtant très bien qui il était. Je suis madame Cralasse.

- Oui, enchanté, répondit-il en lui serrant la main, essayant son sourire le plus large.

- C'est un honneur pour moi. J'espère que vous avez fait bon voyage ? » Il hocha la tête et fit le tour de son véhicule pour ouvrir le coffre et en tirer un gros sac de sport. « Parfait, mais je vous avouerai que j'aimerai beaucoup me reposer.

- Comment trouvez-vous le village ?

- Ravissant, mentit-il. Il le trouvait sinistre, mais n'en dit rien. Elle lui indiqua alors l'étroite bâtisse, dont la façade se résumait à une porte, côtoyant, dans le peu d'espace disponible, une unique fenêtre ; plus proche de la meurtrière, par ailleurs. Elle poussa la porte sur un long couloir, qui se prolongeait jusqu'à la porte donnant sur le jardin. Le papier-peint était composé d'un motif floral pâle sur un vert passé. Le mur portait les stigmates du temps et de l'ancien propriétaire : d'imposants tableaux s'étendaient là, présentant des scènes de chasse bordées de lourds cadres épais et gravés comme des arabesques. Rien de plus dense. Nathan constata qu'ils passaient devant l'entrée menant à la salle à manger et que cette dernière était agrémenté, au-dessus de son encadrement, d'un fusil de chasse crânant fièrement sur ses pattes de daim servant de crochets.

Un énorme fourneau à viande en faïence était installé directement dans cette partie du couloir, juste avant les toilettes et l'escalier montant à l'étage. L'objet était énorme, dépassant le mètre et demi : chaque carreau qui le couvrait avait été ciselé pour présenter des chiens de chasse ou des sangliers poursuivis. Sa gueule en façade, large, était surplombé par une ouverture circulaire, portant une sorte de blason à l'ancienne, un bouclier barré d'un flot, où apparaissait une devise latine. « Magnifique, non ? » commenta madame Cralasse. Nathan s'abstint de commentaire en contemplant l'énorme chose.

L'organisatrice voulait lui montrer le petit bureau qui donnait directement sur le jardin, où quelques dalles déchaussées se battaient vaillamment contre une végétation totalement folle. « ici, vous pourrez trouver suffisamment de quiétude pour écrire, ne croyez-vous pas ? Je suis sûre que vous trouverez facilement l'inspiration.

- Merci pour tout, madame Cralasse, répondit-il, hébété par le spectacle apocalyptique qui s'étendait sous la fenêtre. Je vous raccompagne ? » La vieille femme hocha la tête et ils regagnèrent ensemble la porte d'entrée. L'ouvrant pour laisser passer l'organisatrice, Nathan découvrit alors l'étrange spectacle qu'offrait la maison face à la sienne, avec ses sceaux de sceller apposés à la porte principale. « Que s'est-il passé en face, madame Cralasse ?

- Oh, rien, ne vous inquiétez pas, c'est un petit village tranquille, insista-t-elle.

- Je n'en doute pas, madame Cralasse, mais dans la maison d'en face, la police est intervenue et a jugé bon de clore l'endroit pour éviter que les passants s'en approchent, c'est donc que cela doit être suffisamment grave. Je vous prierai de bien vouloir me notifier ce qui a pu se produire.

- Si calme... murmura la vieille femme, qui semblait avoir pris une vingtaine d'années durant l'explication de Nathan. « On a retrouvé monsieur Carnassier... assis au milieu de sa chambre, avec le ventre ouvert en grand comme si la mort elle-même lui était sortie de sa large panse. »


Texte publié par 0eil, 18 mars 2014 à 19h03
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