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tome 1, Chapitre 1 tome 1, Chapitre 1

La guérite était un passage obligé vers la rue oblique qui menait à l’arrière-cour du commissariat. Bien qu’elle n’ait eu aucun intérêt réel, on y avait laissé un agent, au cas où. Plus par tradition que pour autre chose. Ainsi donc, le vaillant Berthold y passait les dernières années de son service, à se geler les os dans cette froideur nouvelle qui s’était abattue avec la nuit sur Graveyard Land. Et les hivers ici étaient on-ne-peut-plus rigoureux. Aussi avait-il branché un petit réchaud, vers lequel il tendait ses mains noueuses serties de mitaines mordues par le passage des années. Il comprenait à peu près la logique qui avait poussé les autres à le renvoyer à ce petit coin de pavé complètement inutile. On avait besoin des agents de l’ordre ailleurs, c’était tout à fait normal. Quoique Graveyard Land n’ait jamais été une ville où la police put faire quoique se soit… Il leva les yeux vers les fenêtres étroites, toute en hauteur, qui constellaient la façade opposée à lui, en surplomb et frissonna. Mais l’œil de bœuf semblait le lorgner avec une lueur mauvaise. Il finit par secouer la tête en tâtonnant ses poches à la recherche de son paquet de tabac, grommelant.

Berthold se frictionnait les mains avec véhémence quand il entendit un bruit provenir d’un segment de rue en coudée, plongée dans la nuit. Il sentait son arthrose peser de tout son poids dans ses poignets et accueillit les claquements discordants qui remontaient la ruelle irrégulière avec un grommellement vindicatif. Sortant de la guérite, il saisit la lanterne et la leva plus haut – avec un bref juron -, jetant ses lueurs tremblotantes sur la forme indécise qui se présentait dans le noir. Une courte silhouette, trapue, menait une carriole grinçante. Cet homme était vêtu de tout un amas de chiffons grisâtres, qui remplissait le banc avant du véhicule. Par-derrière elle, de grands sacs étaient entassés. Des sacs dont la taille se révélait toujours si anthropomorphique que cela en mettait le garde mal à l’aise. Mais comme chaque fois que ce funeste débarras passait devant lui, le garde ne fit rien. Il se contenta de garder la lanterne suffisamment haute pour voir la marque attendue, acquiesçant avant de la rabaisser aussitôt : « Bonsoir Halicère.

- Bonsoir Berthold, répondit le cochet. Louvoyant avec peine, le convoi, tiré par un cheval fatigué, s’arrêta devant le vieil homme. « La nuit est fraiche, dirait-on.

- Très, on va encore avoir un hiver à crever, si tu m’passes l’expression.

- Tant que j’ai du bois à engouffrer dans mon fourneau, moi, tu sais, que les gens crèvent, ça me paraît un bon compromis. Hé, détends-toi, Berthold, je plaisante. Tu souhaites vivre vieux, toi, j’oubliais.

- Pas de ça, Halicère. Ouais, je vivrais bien un peu plus. J’ai une retraite dont j’aimerai profiter. Ca m’paraît que de juste si je peux dépenser mes deniers âprement gagnés ! » D’un geste de main, Halicère repoussa définitivement ce sujet et se contenta de modifier légèrement son assise sur son banc : « Alors, quoi de neuf au central ?

- Ca bouge dans tout les sens. Ca fait des années que j’ai pas vu ça. La camionnette du légiste est arrivée à toute blinde. Elle était entourée de plein de képis, pour que personne n’en approche. Ils ont emmené le corps en grande pompe jusqu’à la morgue du d’ssous. Et d’puis, personne y entre, ordre du commissaire Lorvedant ! »

- Mais… et mon boulot, à moi, faudra bien que j’y aille, à la morgue. » Berthold tapota son épaisse moustache, là où normalement, ses phalanges auraient dû tambouriner contre ses lèvres. Il n’avait pas songé à ce problème-là, en colportant l’unique ragot digne d’intérêt de son catalogue. « Ils ont pas le choix, de toute façon, rien ne peut être si grave qu’ils ne t’ouvrent pas la porte, pas vrai ? marmonna-t-il, alors que ses propres mots, à mesure qu’ils se déversaient, lui arrachaient un petit frisson.

- Non, évidemment. De toute façon, j’verrais bien. Allez, mon brave Berth, je dégage, bonne nuit ! »

La carriole s’ébroua et attaqua la ruelle étroite. Le vieux policier le suivit du regard, jusqu’à ce qu’il disparaisse derrière la courte coudée. Pour sa part, il n’avait pas été réellement rassuré par sa propre idée. Et si c’était suffisamment grave pour retenir même le croque-mort ? son imagination peinait à appréhender quelque chose de cette gravité, mais il savait que personne n’en ressortirait grandi. Frissonnant dans son épais manteau, il reprit place bien assis dans sa guérite.

Dégagée de toutes voitures, la rue était pratique pour y évoluer jusqu’au portique ouvert menant à la cour intérieur du commissariat. On était pas trop suspicieux, dans la ville. La confiance régnait à peu près et Halicère n’avait aucun mal réel à naviguer jusqu’ici.

Il s’arrêta et ne prit pas la peine d’attacher les rennes de son cheval, ce dernier demeura immobile et silencieux, inexpugnable à moins que son propriétaire ne le lui ordonne. Se dépêtrant avec ses couches de lambeaux élimés, il marcha de son pas claudiquant jusqu’à la porte surmonté d’un auvent et entourée de deux luminaires aux couloirs pisseuses. Il frappa plusieurs fois et patienta jusqu’à ce qu’un bruissement de murmures se fasse entendre derrière le panneau. Quelqu’un entrouvrit, le contempla et referma brutalement. Avant que la porte ne soit ouverte en grand. « On a un problème. On a un type et… selon les premières estimations, il ne risque pas de… enfin, vous voyez. Donc en fait, on a rien pour vous et on s’en excuse. » Et la porte de se clore à nouveau.

Halicère contempla devant lui ce panneau de bois emplissant à présent la totalité de l’encadrement. Il n’aimait pas trop cela. Il aurait préféré voir le corps avant de décider s’il n’était pas pour lui ou pas. Mais il se détourna du commissariat et progressa vers sa carriole en grognant quelques amères paroles. Il reprit sa tournée en silence, plongé dans le doute.


Texte publié par 0eil, 18 mars 2014 à 18h59
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