Pourquoi vous inscrire ?
«
»
tome 1, Chapitre 1 tome 1, Chapitre 1

Comme chaque matin, le souffle du vent dans les feuilles la réveilla, avant même que les rayons du soleil caressent ses paupières closes. La nuit avait encore été étouffante, sa chaleur imprégnait sa peau moite.

Elle ouvrit les yeux et se leva. La fraîcheur de la brise qui pénétrait enfin par la fenêtre ouverte la fit frissonner. L’aube était le moment de la journée qu’elle préférait : un peu de solitude, de paix, avant de se lancer dans une nouvelle journée. Quelques instants à observer la nature émerger de l’obscurité. Kiaraan s’accouda au chambranle et prit une longue inspiration. Comme toujours, le parfum vivifiant de la menthe qui poussait à l’arrière de la maison embaumait l’atmosphère.

Elle devrait penser à remplacer les feuilles de verveine qui infusaient dans une coupelle posée sur son chevet. Les respirer et s’imprégner de leur odeur constituait son petit rituel du matin. En attendant, elle y plongea les doigts, humecta ses tempes et sa nuque, puis souleva ses cheveux châtains ébouriffés. Enfin, elle passa une main sur son tatouage. C’était son père qui le lui avait fait. Les trois flèches qui entouraient son avant-bras gauche avaient valeur de talisman autant que de souvenir.

— Kiaraan ? interrogea une voix ensommeillée, la faisant tressaillir. Tu veux que je t’accompagne ?

— Non, sœurette, rendors-toi ! Tu as encore le temps de te reposer.

— Oncle Arnen demande que tu ramènes du blorren aussi, n’oublie pas.

Elle s’habilla rapidement et descendit chercher les seaux d’écorce dans la pièce principale de l’habitation. Depuis qu’elle vivait là, elle était de corvée d’eau, et son oncle et sa tante en auraient besoin quand ils se lèveraient.

Kiaraan franchit la porte sans plus s’attarder. Il devait déjà y avoir du monde au Puits. Elle se mit à marcher à bonne allure en direction du village, une centaine de pas en contrebas. Il régnait un silence si profond parmi les arbres, que le seul son qu’elle percevait était le martèlement feutré de ses pas sur la terre. Elle entendait crisser sous ses semelles le moindre petit caillou. L’omniprésence du vert lui donnait toujours l’impression de respirer de la chlorophylle. Sur les feuilles, sur les troncs, sur les pierres du chemin, partout le vert imposait sa marque. Les anciens avaient coutume de dire que c’était le sceau de la Mère.

Elle passa à grandes enjambées devant l’enfilade de petites maisons en bois brut qui longeait le sentier descendant au village. Leurs toits pointus étaient recouverts de mousse et la végétation des jardins s’étendait jusqu’aux premières marches du seuil. Un peu écrasées par la majesté des arbres les entourant, elles n’en paraissaient que plus attirantes et chaleureuses.

Depuis que sa sœur et elle avaient dû quitter leur foyer, c’était cette convivialité que Kiaraan regrettait le plus. La demeure de leur oncle était située plus haut, sur les contreforts de la montagne, son isolement convenant mieux à un membre du Conseil. Elle était en pierre, plus grande et agréable, mais Kiaraan aurait offert n’importe quoi pour ne pas être obligée d’y vivre. Malgré son surcroît de confort, elle ne parvenait pas à s’y sentir chez elle.

En revanche, et en dépit des mois écoulés, elle se rappelait chaque recoin, chaque grincement des marches d’escalier de ces maisonnettes en bois. Elles étaient toutes identiques, mais l’une d’entre elles était bien plus belle que les autres à ses yeux. À peine quelques semaines plus tôt, la dernière maison à droite du sentier était encore la sienne.

Kiaraan serra les dents en ralentissant malgré elle. C’était pareil à chacun de ses passages. Elle aurait donné n’importe quoi pour ne pas voir les fenêtres condamnées et le jardin à l’abandon, la porte hermétiquement close, mais tout la ramenait à cet endroit. Tous ses souvenirs heureux y étaient liés, même entachés par l’amertume de l’absence. Après la perte de leur père, bien des années auparavant, c’était là que sa famille s’était reconstruite.

Mais depuis la disparition de sa mère, son attachement à ce lieu se teintait d’un inconfortable ressentiment. Pourquoi Silène les avait-elle laissées ?

Mais ce matin, la porte grande ouverte et l’écho de voix provenant de l’intérieur de la maison la fit s’arrêter net.

Elle s’approcha subrepticement, les sourcils froncés. En tendant l’oreille, elle distingua trois timbres différents ; deux d’entre eux lui étaient inconnus. Perplexe, le cœur battant, elle resta immobile, attendant de savoir qui avait osé s’introduire chez elle.

De longues minutes plus tard, un homme grand, aux cheveux châtains coupés très courts et aux yeux noirs pénétrants apparut dans l’entrée. Son visage, à l’instar de sa voix, était familier à Kiaraan. Encore jeune, empesé de son rôle de Fou au Conseil, Vikash promenait ses habits recherchés et son sourire suffisant partout dans le village. Une expression de stupeur comique figea un instant ses traits. Il fronça les sourcils et jeta un regard embarrassé derrière lui.

Deux autres personnes l’accompagnaient. C’était probablement un couple sur le point de s’apparier. Elle reconnaissait la fille, d’ailleurs. Elle avait le même âge qu’elle et venait tout juste de revenir saine et sauve de sa première Mue. Kiaraan s’en rappelait, car son absence avait duré longtemps. Les Chasseurs avaient fini par la retrouver aux confins de leur forêt, errante et hagarde. De nouveau humane mais incapable de se remémorer le chemin du retour.

En serrant les poings, elle s’avança vers eux. Leur présence ne pouvait signifier qu’une chose : sa maison avait été réattribuée. Vikash l’intercepta avant qu’elle puisse ouvrir la bouche et l’éloigna, sa main refermée autour du bras de Kiaraan comme un étau. Après un sourire à ses compagnons qui étaient restés dans l’habitation et qui s’éclipsèrent dans l’escalier, il apostropha la jeune fille d’un ton abrupt.

— Qu’est-ce que tu fais là, Kiaraan ?

— Qu’est-ce qu’ils font là, eux ? répliqua-t-elle d’une voix pressante. Qu’est-ce qu’ils font dans ma maison ? Qu’est-ce qui se passe ?

Son vis-à-vis soupira, et son regard se teinta d’une compassion horripilante.

— Kiaraan… j’imagine combien c’est difficile, mais ta mère a disparu depuis près de six lunes maintenant…

L’homme la lâcha, et elle grimaça sous l’afflux soudain du sang dans son biceps.

— Tu connais la règle, reprit-il d’un ton plus formel. Tu sais ce qui se produit quand on ne revient pas de sa Mue.

Il s’approcha de Kiaraan et passa un bras autour de ses épaules. La jeune fille plissa le nez devant son air de fausse sollicitude.

— Ton oncle Arnen a eu la bonté de vous accueillir, ta sœur et toi, si bien que cette maison est vide, et ce depuis trop longtemps. La disparition de ta mère sera prononcée au Conseil. Tu sais bien que l’emplacement est très recherché…

Vikash la fixait avec impatience, mais Kiaraan était anéantie. Le dégoût et la rage montaient en elle, l’empêchant de s’exprimer raisonnablement. Si elle ouvrait la bouche, elle se mettrait à hurler. Tout son corps lui paraissait brûlant et elle tremblait violemment. Les battements de son cœur assourdissaient son esprit, communiquant à son sang une ardeur comme elle n’en avait jamais ressentie. La colère troubla sa vision et lui fit perdre toute retenue.

Elle se dégagea d’un brusque mouvement des épaules et se projeta en avant, toutes griffes dehors. Elle laboura de ses ongles le visage de son interlocuteur, puis saisit sa tête d’une main, la tira sur le côté, et approcha ses dents de la zone tendre de son cou ainsi découverte. Elle n’avait même pas conscience de s’être mise à grogner.

Une poigne inattendue lui agrippa alors les bras par-derrière et l’arracha violemment à sa proie. Elle fut jetée à terre, et ne dut qu’à ses réflexes de ne pas être heurtée par le pied qui frôla son crâne.

Elle se releva prestement, prête à en découdre. Vikash avait été rejoint par ses deux compagnons. Kiaraan n’était pas de taille contre trois adultes en pleine possession de leurs forces. Elle se força à se redresser avec des mouvements d’une extrême lenteur, en les fixant d’un œil hostile.

Vikash se frottait le cou à l’endroit où elle l’avait attrapé. Il lui lança un regard furieux et montra les dents. Les deux autres la contemplaient d’un air ahuri. Kiaraan esquissa un sourire sans joie et se détourna.

— Ton oncle en entendra parler, Kiaraan ! claqua la voix acérée de Vikash tandis qu’elle s’enfuyait.

Kiaraan ne s’arrêta de courir que lorsqu’elle dépassa les premières demeures du bourg. Elle brûlait de rage à l’idée que des étrangers allaient bientôt envahir sa maison. La rapidité avec laquelle elle s’était mise en colère était d’ailleurs significative. Elle s’était habituée à ce cœur exacerbé, à ce poids qui s’insinuait dans son âme.

Bien sûr, elle était reconnaissante envers son oncle et sa tante de s’occuper de Diorann et d’elle-même. Elle s’était efforcée tout au long de ces semaines interminables de faire bonne figure, de prendre sur elle. Mais ces temps-ci, elle ne se reconnaissait plus. Elle était désagréable avec tout le monde, elle manquait de respect à sa famille — la seule qui lui restait, elle fuyait la compagnie des autres et n’effectuait avec réticence ses diverses tâches. Le pire était qu’elle s’en voulait de se comporter ainsi, sans être capable de s’en empêcher. Elle n’était plus elle-même depuis que sa mère avait disparu.

Elle consentait enfin à le penser. Disparue. C’était la mort de l’espoir, d’accepter que ce mot apparaisse dans son esprit, c’était la reddition au terme d’une guerre acharnée. Tout en continuant à marcher à grands pas, Kiaraan serra les poings, s’enfonçant les ongles dans la paume pour ne pas pleurer. Mais des larmes sournoises débordaient de ses paupières, dessinant des sillons de sel sur ses joues avant d’accompagner de leurs marques délicates les traces de pas que Kiaraan abandonnait derrière elle.

Au bout d’un moment, elle releva la tête et jeta un coup d’œil alentour. Elle mit quelques secondes à reconnaître le Bosquet Bleu, un des quartiers du village. La source en son centre, à laquelle ce lieu devait son nom, était presque tarie. Chaque année, un filet d’eau continuait à glouglouter courageusement, de plus en plus ténu, au milieu de la végétation.

Elle suivit le sentier sinueux qui conduisait au Puits. Les maisonnettes en bois, pour certaines de simples cahutes, commençaient à s’animer à mesure que la lumière du soleil en chassait les ombres. Son altercation avec Vikash l’avait retardée. Au bout de quelques minutes de marche, d’autres personnes l’avaient rejointe. Kiaraan se dépêcha de traverser la Clairière et alla se placer dans la file d’attente pour l’eau. La Clairière était un vaste espace bordé d’échoppes et de bâtiments officiels, qui constituait le cœur du village.

Elle salua tout le monde d’un signe bref, puis elle tourna la tête pour apercevoir le magasin du marchand de blorren préféré de son oncle. Elle soupira en constatant que là aussi, il y avait foule.

Pour patienter, elle s’efforça de se concentrer sur les gens autour d’elle. Elle les connaissait tous, au moins de vue. Il y avait des mères et des pères de famille, certains avec leurs enfants en bas âge, qui allaient acheter de quoi préparer le repas de midi. Ceux-là, ceux qui étaient seuls, évitaient les regards et ne s’attardaient pas. Kiaraan savait, pour l’avoir vécu, que la Clairière était le lieu où les souvenirs douloureux risquaient le plus de resurgir inopinément. Elle-même pouvait se remémorer comme si c’était hier, toutes les soirées que sa mère, sa sœur et elle avaient passées, paisiblement attablées à l’auberge. Silène finissait invariablement par régaler toute l’assistance de ses chansons, pendant qu’elle-même entraînait Diorann dans une ronde endiablée. En se concentrant, elle aurait presque pu effleurer du doigt la silhouette vaporeuse de Silène.

Kiaraan se détourna brusquement et ferma les yeux. Elle n’était plus là. Elle les avait laissées.

Pour ne pas s’attarder sur ses fantômes, elle reporta son attention ailleurs. Des éclats de voix se faisaient entendre un peu plus loin sur sa gauche, et toutes les personnes présentes tournèrent la tête. La Clairière était un lieu de rassemblement, certes, mais il était interdit d’en troubler l’ordre.

Un homme jeune, ses cheveux bruns hérissés comme une cosse de châtaigne s’était effondré à genoux devant l’étal d’une tisseuse. Prostré, il tenait dans une main un vêtement féminin, et de l’autre il contenait les gémissements de désespoir qui accompagnaient les larmes coulant sur ses joues.

— C’est sûrement un habit de sa femme qu’elle avait donné à ravauder, commenta quelqu’un derrière Kiaraan. Une fois réparé, la tisseuse l’aura rendu au mari qui ne l’a pas supporté.

— C’est l’époux de la jeune Lexa, déclara une nouvelle voix. Pas étonnant qu’il ne puisse pas encaisser. Elle a disparu depuis plus d’une lune…

Les gens jetèrent des regards compatissants vers l’homme agenouillé, mais personne, malheureusement, n’était étonné. Ce genre de situations se produisait de plus en plus souvent. Et Kiaraan était sûre que beaucoup de villageois étaient secrètement soulagés de ne pas être à sa place, pour cette fois en tout cas. Car on ne savait jamais qui la Mue pouvait emporter.

Elle amorça un mouvement vers lui, sans oser l’approcher. Elle ne le connaissait pas vraiment, mais se souvenait de l’avoir aperçu quand elle rendait visite à son amie Oksa. La disparue, Lexa, était la sœur de cette dernière. Elle avait mué quelques jours après s’être appariée, et n’en était pas revenue.

Kiaraan se sentait inconfortablement proche de cet homme, une sorte de complicité dans le malheur. Elle le contempla longuement, jusqu’à ce qu’une jeune fille fluette, aux cheveux bruns et aux yeux fuyants vienne l’aider à se relever et l’emmène hors de la Clairière. Avant de disparaître, Oksa adressa un petit signe de tête à Kiaraan, mais celle-ci ne le vit pas, car quelqu’un cria soudainement à quelques pas d’elle. Un signal d’alarme et de terreur se propagea parmi les villageois.

Plusieurs personnes se précipitèrent vers l’extrémité de la Clairière, là où devait se trouver ce qui avait provoqué les hurlements. Les femmes fuyaient de l’autre côté, tirant à toute vitesse leurs enfants derrière elles. Trois Chasseurs à l’air déterminé empoignèrent leurs armes et se ruèrent eux aussi vers la lisière des bois, où un silence suspect avait remplacé les cris. La forêt elle-même avait tu ses bruissements.

Kiaraan entendit le martèlement d’une course avant de le distinguer enfin.

Un ours gigantesque accourait de toute la vélocité de son corps massif vers eux. Tétanisée, elle le regarda approcher pendant un instant infini, hors du temps. Un garçonnet tomba juste devant elle sans qu’elle ne bronche. Elle baissa les yeux vers lui. Sa bouche était ouverte sur un hurlement silencieux et il semblait incapable de bouger. L’animal n’était plus qu’à quelques mètres quand Kiaraan réagit enfin. Elle se rua sur l’enfant, avec l’horrible impression de se jeter dans la gueule de l’ours. Elle l’attrapa et tous deux roulèrent à terre un peu plus loin. Étonnée d’être en seul morceau, la jeune femme se releva prestement. Elle fixa son attention sur la bête, tandis que le garçonnet émettait des cris suraigus au creux de ses bras. Espérant l’apaiser — et épargner ses oreilles par la même occasion, elle se mit à siffler doucement une berceuse que lui chantait sa mère autrefois.

Comme effrayé par la présence d’êtres inconnus, l’ours avait ralenti et s’était immobilisé, à l’endroit exact où elle s’était tenue un instant plus tôt. Dressé de toute sa hauteur, il lança un cri plaintif, qui résonna loin dans les montagnes environnantes. C’était un animal magnifique, au large poitrail, aux poils épais et lustrés, mais quand il reposa ses pattes avant sur le sol, Kiaraan remarqua que du sang frais poissait sa fourrure au niveau de son épaule.

À bien y regarder, la bête présentait des blessures, de profondes estafilades déchiraient son flanc gauche.

Kiaraan vit alors quelqu’un s’approcher lentement de l’ours. Ses lèvres remuaient, mais Kiaraan ne pouvait entendre ce qu’il disait. Elle le connaissait, c’était le Guérisage de Long’Ombre. Bazil était d’ordinaire un homme discret et prudent, mais Kiaraan fut subjuguée par le courage tranquille qui irradiait de lui en cet instant. Toute la place en était silencieuse.

Quand il ne fut plus qu’à quelques pas de lui, l’animal se ramassa sur lui-même, comme pour bondir. Elle voulut avertir le GuériSage, mais son appel mourut dans sa gorge.

Bazil s’était brusquement redressé de toute sa taille, ses mains projetées en avant exécutant une danse étrange et surprenante. Elle crut le voir lancer quelque chose à la tête de la bête. Quelques secondes après, l’animal se recroquevilla au sol, tremblant de tous ses membres, hurlant, et ses cris avaient quelque chose d’horriblement familier.

Kiaraan comprit pourquoi un instant plus tard. Là où s’était tenu l’ours, gisait maintenant un adolescent qui sanglotait.


Texte publié par Gabhany, 12 mai 2021 à 15h57
© tous droits réservés.
«
»
tome 1, Chapitre 1 tome 1, Chapitre 1
LeConteur.fr Qui sommes-nous ? Nous contacter Statistiques
Découvrir
Romans & nouvelles
Fanfictions & oneshot
Poèmes
Foire aux questions
Présentation & Mentions légales
Conditions Générales d'Utilisation
Partenaires
Nous contacter
Espace professionnels
Un bug à signaler ?
2627 histoires publiées
1175 membres inscrits
Notre membre le plus récent est Maxime Rep
LeConteur.fr 2013-2024 © Tous droits réservés