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Les Fragments Apocryphes du Livre du Voyageur
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volume 1, Chapitre 7 « Le théâtre du Clos » volume 1, Chapitre 7

La tête penchée en arrière, il contemplait l’enseigne suspendue au-dessus de la porte :

Établissements du Clos

Suspicieux, il fixa un long moment le heurtoir en bronze. Laide, pour ne pas dire répugnante, la face animale le regardait avec une avidité mal dissimulée. Au premier abord, elle pouvait ressembler à l’un de ses démons grimaçants que l’on vit fleurir il y eut quelque temps déjà, mais à l’examiner de plus près, elle évoquait plutôt le masque d’un humain saisi d’effroi. Cependant, il surmonta bien vite son aversion pour l’objet et attrapa le lourd anneau. Entre ses doigts, le métal avait non pas la texture lisse et froide de l’alliage coulé dans un moule, mais celle d’une chair douce et chaude. Surpris, autant que dégoûté, il faillit le lâcher. En face de lui, les yeux exorbités de l’infernale créature le dévisageaient toujours. Rasséréné, il affermit sa prise sur la chose. Glacé, sans aspérité, sinon les minuscules picots dus aux défauts de la fonte, le heurtoir s’en alla frapper le galet sur la porte, tandis qu’il entendait résonner les coups derrière le panneau. Son conférencier serré contre le lui, il essaya malgré tout de se donner bonne contenance. Après tout n’était-il pas un digne représentant du corps de la fonction d’état. Son chapeau melon posé avec soin sur son chef, son complet sans un faux pli, le torse bombé, il tendit une nouvelle fois la main vers le heurtoir.

Mais ne l’avait-il pas effleuré que le vaste panneau s’entrebâilla dans un sourd grincement de métal mal huilé. À l’intérieur, c’était à peine si les rayons du soleil au zénith parvenaient à percer l’épaisse ténèbre ; tout juste apercevait-il les contours ténus d’un mur tapissé d’objets de bric et de broc. Étonné, il s’approcha de la porte largement ouverte, puis enjamba la marche. Projeté sur le sol, il découvrit son ombre, dont le sommet se perdait dans l’obscurité des lieux, seulement troublés par de rares falotes lampes à huile suspendues dans les hauteurs. Sa serviette toujours sous son bras, il s’avança de quelques pas, quand le battant se referma avec fracas derrière lui. Interloqué, il remarqua soudain la silhouette qui se tenait dans la pénombre. Grande, elle le dépassait d’au moins une tête, elle ne paraissait en aucune manière par le plafond, alors qu’il aurait juré fort bas, à la façon dont les minuscules appliques étaient pendues. Immobile, il ne devinait rien de sa mine encore moins de son apparat, il semblait avoir été sculpté dans un marbre noir puis poli avec soin, s’il en jugeait par les irisations qui le bordaient.

— Bonjour ! énonça-t-il d’une voix neutre. Je me présente, je suis Gabriel McCallister du département du Travail, de la Production et de l’Hygiène.

Mutique, l’étrange personnage ne paraissait en aucune manière se soucier de sa qualité ou de sa personne. Invariable, il semblait poser sur un lui un regard qu’il aurait volontiers qualifié de vide s’il avait été en mesure de le contempler. Même ses paupières, pour peu qu’il en possédât, n’auraient pas sourcillé ; il en était persuadé. Il lui avait ouvert, puis avait refermé la porte et c’était tout. Lui avait frappé le heurtoir et s’était introduit dans le noir, un noir que même la lumière zénithale ne perçait pas. Il s’était alors présenté, mais rien ne s’était passé ; l’homme était demeuré de marbre. Quelque peu étonné, il se reprit.

— Pardon, monsieur. Je suis Gabriel McCallister du département du Travail, de la Production et de l’Hygiène, en charge de l’inspection des lieux de productions et d’affectation des travailleurs. Pourriez-vous, monsieur, m’introduire auprès du Directeur ?

Silencieux, l’ombre lui sembla esquisser un geste, quand que son regard fut attiré par de singulières formes qu’il paraissait ne pas avoir aperçues au premier abord, alors même qu’il aurait pu jurer que la pièce était vide un instant plus tôt ; exception faite de l’étrange présence et des lampes pendues dans les airs. À côté de lui, l’homme, un Concierge sans doute, n’avait pas bougé d’un pouce, cependant qu’il découvrait désormais un fil de wagonnets, semblables à ceux utilisés dans les mines pour remonter le charbon, ou encore dans les fonderies pour recueillir la fonte en fusion. Au-dessus, suspendues par d’invisibles câbles, il apercevait les poches qui devraient déverser leur contenu.

Curieux, il s’approcha de l’un d’entre, sans que l’homme en sa présence n’y trouvât à redire, oubliant un instant la teneur de sa mission. La tête penchée en arrière, il détailla un long moment les lourdes de cuves, puis reporta son attention sur les bennes dont l’intérieur luisait, comme s’ils avaient, un jour, contenu un corps gras, comme de l’huile, ou de la cire. En fait, de la cire, s’il en jugeait par les traces blanchâtres visibles en bordure des buses. Étonné, il se releva. Immense, la chaîne des bannes s’étirait le long d’un mur en arc de cercle, là où il avait vu une façade en ligne droite. À l’écart, le Concierge le fixait d’un air impassible, aussi immobile que l’aurait pu l’être une statue.

Inquisiteur, il fouilla un long moment du regard la pièce ainsi dévoilée. Déployés, comme s’ils bordaient la scène d’un amphithéâtre, les berlines les entouraient, cependant qu’il s’aperçut que l’homme avait disparu. En fait d’éclipse, le cerbère s’était glissé derrière lui, non moins silencieux que l’aurait été une ombre. Sévère devinait-il, plus qu’il ne voyait ; son visage demeurait obscurci par les épaisses ténèbres.

— Veuillez donc prendre place ici, s’il vous plaît, l’incita-t-il, comme son bras se tendait, son index pointé en direction d’un coin situé à l’opposé de l’interminable file de wagons de mine.

Avait-il croisé les bras sur sa poitrine ?

Gabriel inclinait à le croire, bien qu’il ne vît rien de sa physionomie ou de son allure. Sa serviette toujours contre son torse, il crut s’engager en direction du lieu indiqué, alors même que les berlines lui faisaient désormais face. Éclairées par de minuscules lumignons, qui déversaient sur elles une lueur pâle, il en découvrait à présent les reliefs, ainsi que les ombres projetées sur le sol. Au-dessus, il apercevait encore les cuves suspendues dans l’obscurité, prêtes à laisser s’écouler le produit de leurs entrailles de métal. Autour de lui, des garçons, des filles, pubères pour la plupart, se pressaient, puis se plaçaient, ravis tandis que retentissaient dans le vide un bruit, qui ressemblerait à des applaudissements, ou plutôt à des frappes cadencées sur le ton d’une annonce. Du regard, il balayait la salle, cependant que s’activait la troupe d’adolescents. À l’écart, appuyé contre un mur qu’il supposait en pierre, il contemplait l’improbable chorégraphie, dont le metteur en scène demeurait toujours invisible à ses yeux.

— Monsieur le Directeur ne va plus tarder à présent, murmura alors une voix basse dans son dos ; voix qu’il reconnut comme celle du Concierge, qui lui avait ouvert la porte.

Mais à peine se retournait-il que celui-ci avait déjà disparu, comme s’il s’était glissé, fondu dans les ombres, de ce qu’il nommerait, faute de mieux, coulisses. Toutefois, comme pour lui donner raison, jailli de nulle part, sans doute de cette fosse dont il subodorait la présence, une autre silhouette avait pris place sur la scène. La chair enfoncée dans l’obscur, il ne pouvait qu’imaginer ses contours, de même que les traits de sa figure. Invisibles, ses mains battaient le rappel, tandis que le tumulte s’apaisait.

— Mesdemoiselles, êtes-vous prêtes ?

Sa voix de stentor résonnait dans toute la pièce.

— J’espère que vous ne me décevrez pas, poursuivait-il.

Radieuses, enfin s’il en jugeait par les murmures approbateurs qui se répandaient dans la salle, car de leurs visages il n’en devinait que les courbes, leurs corps plongés dans la pénombre, elles avaient acquiescé de concert, puis s’étaient dispersées pour se glisser derrière les bannes ; un sourire de fin connaisseur s’était peint sur les lèvres du Directeur.

— N’oubliez pas, le spectateur doit avoir l’illusion que vous jaillissez de la cire en fusion, leur avait-il expliqué, tandis qu’elles escaladaient les unes après les autres les wagonnets, afin de s’y dissimuler. D’autre part, n’omettez pas que vous êtes des poupées animées.

Consentantes, elles avaient répondu par l’affirmative, avant de disparaître à l’intérieur des bennes, pendant que des bruits liquides se répandirent dans la salle, suivi d’un lourd grincement. Massives, les cuves avaient basculé, tandis que s’écoulait la cire brûlante. Au contact du métal froid, des volutes de fumée jaillirent, puis se dispersèrent, sans doute aspirées par quelques cheminées. Alors s’élevèrent du néant des notes, tout à la fois grêles et aériennes, qui lui auraient rappelé la danse de la fée dragée, si cela n’avait été les étranges trilles, si sinistres, si lugubres, d’une clochette qui sonnait chaque fois que l’une des jeunes filles sortait d’un wagonnet. Lente, d’abord il y avait ses doigts qui se glissaient sur le rebord pour se refermer dessus, telles les serres d’un oiseau de proie, puis son visage qui se soulevait, suivi de son torse. Visage de cire, immobile et inexpressif, elle passait ensuite une jambe, puis l’autre par-dessus le débord, avant de prendre place à côté de ses sœurs de glace. Impénétrables, leurs figures étaient semblables à celui d’un automate, cependant que le Directeur les couvait du regard, un sourire satisfait dessiner sur les lèvres.

— Damoiseaux, appelait le Directeur, tandis que se poursuivait la singulière pantomime, au cours de laquelle s’alignaient en un arc de cercle parfait des créatures de chair, devenues poupées de rêve. Ce sera bientôt à vous.

Immobile, les lèvres scellées, Gabriel demeurait à l’écart, oublieux de sa mission première, décontenancé par les mystères du lieu. Les jeunes filles, mais l’étaient-elles encore, étaient désormais toutes sorties de leurs sarcophages de fer, les bras croisés sur la poitrine, à la manière de ces momies que l’on déterrait dans les déserts autour du Caire. Au milieu de la scène, l’un des garçons s’était avancé et avait commencé à déclamer.

Était-ce de la peur, de l’effroi qui ainsi enserrait sa gorge ? Où finissait le jeu ? Où commençait la douleur ?

Pourtant, rien ne se lisait sur son visage et il poursuivait, invectivant, rageant par instant, comme s’il luttait contre d’invisibles démons. Pendant ce temps, assis dans un fauteuil dans la fosse, les jambes croisées, le Directeur paraissait maussade, sans toutefois être tout à fait contrarié. À côté de lui, un jeune garçon lui commentait la performance à voix basse. Soudain, le Directeur frappa des mains pour l’interrompre, puis se leva.

— Non ! Non ! Ça ne va pas. Tu n’y mets pas assez de rage !

Où finissait le jeu ? Où commençait la douleur ?

De nouveau la question flottait à la lisière de son esprit. Disposées autour de la scène, les jeunes filles n’avaient pas bougé d’un pouce tandis que, derrière elles, luisaient les masses sombres des berlines.

— Hé ! Fais gaffe, ça va bientôt être à toi. J’espère que tu n’as pas oublié tes répliques, avait alors murmuré le garçon à côté de lui.

À ces mots, Gabriel haussa un sourcil tant cela lui parut incongru, sans pour autant se souvenir de la raison pour laquelle il était venu ici. Entre-temps, le jeune homme avait achevé sa tirade et le Directeur s’amenait à grands pas sur la scène.

— Ah ! vous voilà ! J’espère que le voyage ne vous a pas été trop pénible. Je sais, ô combien, ces trains peuvent être inconfortables, quand la populace s’y entasse en grand nombre.

— Certainement, monsieur le Directeur ! s’empressa alors d’improviser Gabriel, d’une voix chaleureuse.

Ravi, ce dernier lui posa une main sur l’épaule, tout en l’enjoignant à le suivre.

— Ah ! Monsieur ! lança-t-il à l’adresse du Concierge taiseux, soudain apparu sur scène. Vous voudrez bien conduire notre invité à sa chambre.

Lent, l’homme leva des yeux atones, cependant que sa tête branlait.

— Il en sera fait comme monsieur désire, énonça-t-il, conviant Gabriel à monter les degrés d’un escalier invisible.

Derrière une assemblée mutique le regarde disparaître. La main posée sur un mur en pierre de taille, il eut l’impression que leur ascension ne connaîtrait jamais de fin, quand ils débouchèrent tout à coup sur une vaste pièce au plafond démesuré, recouvert de lambris finement ouvragés. D’un côté de la salle, il aperçut quelques meubles, dont un bureau en châtaignier ; à sa droite, un tapis de jeu sur lequel reposait, épars, quelques objets en bois, accompagnés de peluches. De l’autre côté, en vis à vis, il découvrit avec surprise un second escalier qui disparaissait dans les hauteurs, en direction de ce qu’il devinait être une mezzanine aménagée dans la sous-pente. Toutefois, ce qui ne manquait pas de l’étonner était surtout les épais barreaux de pin, ainsi que la lourde porte, qui en verrouillaient l’accès. Un instant, une onde d’effroi courut sur son échine. Néanmoins, il fut tiré de sa stupeur par les murmures plein de malice du Concierge.

En effet, sur le seuil d’une autre pièce, radieux, le Concierge l’attendait tout sourire.

— Allons donc ! Venez, monsieur. Que je vous explique les choses.

— Ah ! Sachez ! s’exclama-t-il soudain, comme s’il venait d’oublier un point d’une importance vitale. Que monsieur le Directeur souhaite vous voir porter des lunettes à toute heure de la journée, même la nuit.

Ne manquant pas de s’étonner, Gabriel n’en laissa néanmoins rien paraître et demeura immobile.

— Donnez-vous donc la peine d’approcher. Il n’est point question de vous manger, mais de vous faire à manger.

Confondu, Gabriel s’avança finalement en direction de la cuisine, tandis que le Concierge s’effaçait pour le laisser passer, cependant qu’il remarquait le petit tire-bouchon qu’il tenait entre ses doigts. Troublé, il ne prêtait plus qu’une oreille distraite aux explications du Concierge, s’interrogeant sur les raisons d’être de cet escalier interdit, mais surtout sur les possibles sinistres appétits du Directeur.

— Monsieur, murmura tout à coup à voix basse le Concierge. Je ne saurai trop vous recommander que de prendre bien soin de cet objet. Il est… tout particulièrement… pointu.

Mais le Concierge n’ajouta rien, tandis que résonnaient, dans les escaliers, les pas du Directeur.

— Ah ! Notre invité est-il bien installé ? s’enquit-il.

— En effet, monsieur !

— Fort bien ! Vous pouvez vous retirer à présent.

— Comme il vous plaira, monsieur, lui rétorqua le Concierge d’une voix atone.

Depuis la cuisine, Gabriel, le tire-bouchon entre les mains, se demandait s’il ferait l’affaire.


Texte publié par Diogene, 12 novembre 2022 à 21h45
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