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tome 9, Chapitre 6 tome 9, Chapitre 6

Avant, il y avait eu l’impact, sale, violent. La tête qui se détachait du corps, alors même qu’elle sombrait sans conscience.

Maintenant ? Maintenant.

Le néant, le basculement. Pas le vide ! pas le rien ! non plus que l’ombre ou l’obscurité ! Non ! Seulement, l’absence de tout, l’absence de rien.

Auparavant, il y avait eu la balle, éjectée du canon, qui filait à plus de trente fois la vitesse du son, un grand coup de tonnerre dans une nuit trop claire et une promesse qui lui avait été faite.

Enfermée dans une bulle, elle éprouvait enfin le sommeil, ce Sommeil auquel les dieux ne savaient résister.

Tandis qu’elle voguait, elle voyait de minces filaments se détacher d’elle-même, pareils à des nuées de poussières dorées. D’entre ses lèvres, dont ne demeurait que l’image, s’échappaient de longs soupirs, comme autant de sourires.

Était-ce cela que la mort ? Des yeux qui se fermeraient, pendant que la chair, l’être, la conscience se dissoudraient ?

Par ses yeux, son corps chutant dans les ténèbres, elle apercevait des choses qui ressemblaient à des mirages, des figures presque humaines, qui se penchaient sur elle, qui la regardaient, qui la contemplaient.

Qui la recueillerait ?

Tour à tour, elles se levaient puis la saluaient, avant de se rasseoir devant le foyer qui les réchauffait. Dans le ciel, une lune absente éclairait une voûte comme elle n’en avait jamais vu.

Possédait-elle encore une chair, une conscience ?

Dans cette sphère au sein de laquelle elle évoluait, elle se donnait la sensation de revenir en arrière, redevenir l’humaine qu’un jour elle avait été ; du moins le supposait-elle. Une image flottait à la lisière de son champ de vision : des particules qui s’assemblaient, minuscules fragments d’un être en pleine métamorphose.

Étaient-elles de chair ? Étaient-elles de sang ?

Une silhouette émergea soudain ! Un squelette de métal blanc à la surface duquel se reflétaient des iridescences. Des muscles s’inséraient, façonnés de songes et de matière. Dans le crâne ouvert, un cerveau reposait, enveloppé de sa dure-mère artificielle. Lentement, elle se refermait, à la manière d’une boîte à rêves, tandis que les polymères s’agrégeaient, enfermant, dans une gangue de plastimère, le corps anaturel. Emportée par le courant brusque, la créature s’éloigna, gagnant les flots tumultueux d’un océan sans nom : celui des souvenirs sans existence.

Autour d’elle, ce n’était ni le vide, ni le néant, seulement l’un des nombreux affluents du fleuve temps. Les paupières closes – du moins, était-ce l’impression qu’elle se donnait – elle tentait de rabattre ses doigts sur ces choses lumineuses qui flottaient dans les cieux.

Détachée de ce corps. Peut-être le sien ? Anciennement le sien ? Elle regardait s’effriter cette chair qui, jadis, fut sienne. Les paupières grandes ouvertes, elle se rappelait avoir fixé une vive lumière qui crevait la surface ; des silhouettes s’étaient penchés sur elles, anonymes avec leurs lèvres fines, leurs yeux réduits à de simples traits.

Qui était-elle auparavant ? Le fruit descendant d’humains de rêves et de sang, ou bien l’union du fantasme et de la connaissance ?

Portée par les courants sinueux, les choses lumineuses lui échappaient, s’évadaient sans cesse, filaient entre ses phalanges. Mais bientôt, elles ne furent plus. Éclipsées, effacées, une ombre gigantesque les avait avalées. Dominant le fleuve, elle déployait une main immense et noueuse, dont les doigts étaient semblables aux serres d’un oiseau de proie. Penchée sur elle, sa figure, tout aussi démesurée, affichait une dérangeante étrangeté. Au fond de ses prunelles, elle apercevait des images, des mirages, des paysages : des hommes, des femmes, réunis autour d’un feu par un être au visage obombré par un chapeau à bords larges. Ses yeux mercuriels renvoyaient les reflets des flammes.

Toute sa vie, – n’était-il point plus juste de parler de non-vie, ou encore d’a-vie ? – ces interrogations l’avaient rongée, telle une petite musique insidieuse qui n’avait eu de cesse de saper ses certitudes, jusqu’à cette nuit ultime ; une nuit dont les souvenances ne semblaient vouloir s’effacer. La paume de sa main face à son visage, elle observait la désagrégation de son être en cette fine poussière d’irréalité.

Image rémanente de sa conscience, elle se sentait se dissoudre, se fondre dans ce grand tout qu’était le temps et ses affluents.

Mourrait-elle ? Disparaîtrait-elle ? Ou tiendrait-il sa promesse ?

Elle se rappelait ses caresses.

À présent, l’ombre l’enveloppait. Autour d’elle, retentissaient les mugissements et les fracas des flots furieux qui heurtaient ses doigts cependant qu’ils plongeaient, toujours plus profonds dans le fleuve impétueux. Immense, elle devinait les reliefs palmaires, autant de vallées encaissées, de canyons formidables, de chaînes sans fin. Soudain, il n’y eut plus rien ; rien sauf l’obscurité et le bruit de la chair déchirée. Seule dans le cocon ténébreux, elle apercevait dans le lointain, au travers d’une saillie, les reflets argentés de la temporalité. Un fleuve, au sein duquel flottaient, libres et oubliées, toutes les vies passées, présentes et à venir.

De l’autre côté, il y avait l’assemblée, du moins sa vision : un homme se tenait debout, son large chapeau posé sur la tête et, perché sur son épaule, un oiseau. Plus loin, une vallée de larmes. À l’horizon, une cité en flammes.

Que faisait-il ?

Rien !

Il patientait, contemplant le paysage qui s’offrait à sa vue. Par instant, elle croyait entendre les cris rauques et douloureux du corvidé, dont la pupille noire scrutait l’obscurité. À cheval sur l’arête de son nez, une paire de lorgnons aux reflets argentés luisait dans la nuit claire. Alerte, elle se sentait attirée par cet étranger au regard si mystérieux, si fabuleux. Un homme, dont elle avait ressenti la présence, rêvé l’existence, lorsqu’elle errait encore parmi les vivants. Brusquement, il se pencha en avant et ramassa une fleur qui venait d’éclore, une fleur aux couleurs du couchant, aux couleurs de l’instant, puis il la tendit devant lui. Souriant, il ouvrit les doigts et le minuscule vaisseau s’envola.

Était-ce la dernière image qu’elle verrait de lui ? Elle sentit soudain monter en elle une inquiétante émotion, car alors se refermait la saillie, occultant à jamais ces visions féeriques. Désormais, forclose dans son cocon d’obscurité, elle découvrit tout à coup une tache colorée au creux de ses paumes.

— Pour Fukasan, la femme qui ne devait pas exister, susurrait dans son dos la voix de l’étranger


Texte publié par Diogene, 29 octobre 2021 à 20h34
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