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tome 9, Chapitre 3 tome 9, Chapitre 3

Était-ce ses souvenirs ou des songes que l’on avait montés de toutes pièces avant de les lui inscrire ?

Son verre entre les doigts, elle le fixait ; vide, il attirait le regard comme la flamme de la lanterne attire le papillon de nuit.

Qui serait le papillon ? Qui serait la flamme ?

Loin de toutes flammes, loin de toutes lumières

Issue de ce puits magique que les anciens nommaient abysses

N’ose contempler ce qui s’y cache, ce qui s’y dissimule, ce qui s’y terre

Cet œil qui trouble ta vision, cet œil qui te fixe, cet œil qui te happe

Entrevois-tu ? Non, tu ne vois plus ! il n’est plus que lui au fond de l’abysse.

Ne te débats point, car il n’en est que plus fort ; il est ton reflet

Domine-le et tu seras sien. Accepte-le et il sera tien.

Immense, puissant, obscur, il est les ténèbres dont tu te drapes.

Éteint, ton cœur l’est. Éteint, ton esprit l’est, maintenant qu’il est mien.

D’entre ses doigts, le verre s’était détaché. En fait, elle eut pu le rattraper, mais il n’en avait rien été et il s’était fracassé. Le temps bouclait, revenait sur lui-même. Elle le savait.

Dans l’une d’entre elles, il chutait et heurtait la moquette, puis il répandait son contenu aussitôt absorbé par la couverture laineuse. Alors, elle s’allongeait et ouvrait les yeux sur un ciel qu’elle ne reverrait plus jamais, un ciel où les ténèbres existaient, un ciel dans lequel le soleil naissait puis mourait, un ciel où les lumières n’étaient pas artificielles et où l’obscurité mourait.

Dans un autre, elle buvait son poison et s’endormait, mais alors il n’y avait ni prince ni charmant qui ne venait, et jamais alors elle ne se réveillait, demeurant pour l’éternité dans un rêve qui jamais ne finissait.

Enfin, il y avait celui-là : celui où le verre se brisait et où elle se penchait pour en ramasser l’un des morceaux. La liqueur, répandue sur le carrelage de sa cuisine, reflétait alors les rares rayons que les épais rideaux suspendus à sa fenêtre autorisaient. Agenouillée, une main tendue vers les éclats, elle s’en saisissait d’un. Effilé, de la taille d’une pièce 100 yen – quand la devise existait encore –, il semblait absorber en lui la rare luminosité qui baignait les lieux, la rendant soudain encore plus obscure, plus lugubre. Élevé au-dessus de son œil, elle devinait au travers un paysage déformé et grotesque. Au milieu d’une plaine désertique, seulement habillé de quelques arbres rachitiques, un homme marchait ; posé sur sa tête, un chapeau à larges bords obombrait son visage. Vêtu d’un large manteau qui descendait jusqu’à ses chevilles, elle apercevait les larges nuages de poussière qu’il soulevait à chacun de ses pas. Nullement surprise, elle poussait un long soupir, puis balançait l’éclat tranchant dans l’évier qu’il heurta dans un bruit clair.

Lasse, elle s’avança de quelques pas en direction de la fenêtre, puis pressa un bouton dans la toile qui, d’un seul coup, devint translucide, donnant à découvrir une vue illimitée sur une cité qui l’était tout autant. Dans le ciel, des navires ancrés, aux couleurs trop vives, sinuaient, vantant les mérites de quelques produits cosmétiques ou de boissons douteuses. Par endroits, de larges phares balayaient la voûte céleste et l’illuminaient. La main posée sur le rebord de la fenêtre, elle contemplait le ballet des ombres, des silhouettes qui se faufilaient entre les immeubles démesurés, des esquisses humaines qui déambulaient, simples traits de pinceau sur une toile bituminée. De temps à autre, un engin passait à hauteur de son étage, son œil inquisiteur tentant de scruter les intérieurs ; elle esquissait alors une moue désabusée, l’intimité était devenue un luxe. Spleenétique, elle pressa de nouveau le bouton et le rideau s’opacifia aussitôt. Adossée au mur, elle poussa un long soupir. Posée sur le plan de travail, la balle n’avait pas bougé. Luisant dans l’obscurité, elle ressemblait à l’une de ces minuscules bougies qu’on lui offrait lors de ses anniversaires. Le bras tendu, le poing fermé, deux doigts tendus, elle mimait une exécution lointaine, tandis qu’un trait imaginaire jaillissait de l’extrémité de son index. Sur le mur, l’ombre d’un homme se dessinait, derrière lui un oiseau se perchait sur la branche d’un arbre qu’elle ne connaissait pas.

— Vous le voyez, n’est-ce pas.

Il l’avait énoncé d’une manière si banale, si fat, qu’elle avait failli éclater de rire si cela n’avait été son air grave et sérieux. Au même moment, dans ses yeux, le temps de ce court instant, avaient défilé plus d’années qu’elle n’aura jamais vécu. Jamais, il n’avait décrit cet étrange personnage qui marchait dans ses rêves et ses ténèbres.

— Il vous hante, vous obsède.

Elle n’avait pas nié, non plus qu’elle n’avait acquiescé, elle avait seulement levé son verre et avalé une gorgée du poison, son regard planté dans le sien. Il avait alors plongé la main à l’intérieur de sa veste. Tout dans sa personne, depuis ses habits, jusqu’à ce geste, simple, en rien extraordinaire, émanait une gravité et une prestance que démentait le personnage lui-même.

Que se dissimulait-il derrière ces verres fumés ?

Même passé le cours de la nuit, elle n’aura su dire. Néanmoins, un instant plus tard, elle était là, trônant au milieu de la table, illuminée par le minuscule cône de lumière qui descendait du plafonnier. Elle avait étendu le bras, pour aussitôt le rétracter comme si une terreur soudaine venait de la saisir. Sans un mot, il avait alors repris l’objet et la sensation avait disparu, s’atténuant petit à petit.

— Je vous prie de m’excuser, s’était-il alors confondu, sans plus d’explication.

Sur ses lèvres, son sourire s’était effacé et ses traits semblaient s’être affaissés, à la manière d’un masque de cire qui aurait fondu face au soleil, cependant que dans ses yeux dansait toujours cette lueur farouche.

Sur les murs, une ombre étrange s’était élevée puis avait disparu, ne laissant derrière elle que cette plume mystérieuse qu’elle avait ramassée.


Texte publié par Diogene, 9 octobre 2021 à 21h33
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