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tome 8, Chapitre 5 tome 8, Chapitre 5

Mélangées au dioxygène de l’air, les molécules de nicotine envahissaient son organisme, infusant sa cavité buccale jusque dans l’intimité de ses alvéoles. De la fumée, qui s’élevait d’entre ses lèvres, se dessinait des mystères qu’elle effaçait du geste. De retour à sa chambrée, elle avait enfilé un pantalon trop serré qui lui moulait les jambes et une large chemise de flanelle ; très certainement égaré par une éphémère connaissance. Lasse, elle fixait la ville située en contrebas et la nuée humaine qui s’y propageait, indifférente à l’armée qui l’assiégeait

.

Dehors, les flammes avaient commencé à ronger la ville, elle le savait ; les ordres avaient tardé. Anxieux, les gens les avaient regardées avec déférence ; elles paraissaient pourtant si lointaines, dissimulées derrière les hautes murailles de pierre. Alors ils riaient et se rassuraient, comme ils pouvaient.

— Les soldats du feu sont là, ce sont nos héros, murmuraient-ils à chacune de leurs sorties, quand ils n’applaudissaient pas.

Mais les héros sont invincibles. Pas eux ! Et jamais ils ne voyaient, ou alors seulement par le prisme d’une cérémonie, la Faucheuse qui prélevait son tribut. Elle avait éteint son téléphone, débranché le cordon de sa ligne ; elle ne serait pas de garde ce soir, plus jamais en fait. Son mégot coincé entre son pouce et majeur, elle l’expulsa, projeté dans le firmament d’un claquement sec de son index. Des cendres incandescentes voletaient, puis s’éteignaient, pareilles à des étoiles filantes. Perché sur le garde-fou, le corvidé la fixait de son iris blanc percé de noir. Sa paupière tressautait et, par instant, il lui semblait qu’il disparaissait dans les ténèbres.

Quand était-il arrivé ?

Elle n’aurait su dire. Elle avait levé les yeux et il était apparu ; simplement apparu. Soudain, il s’était ébroué et avait battu des ailes, tandis que des plumettes s’étaient envolées, aspirées par les ténèbres. La main tendue vers lui, elle avait éprouvé une étrange impression de vertige. Indifférent, il n’avait paru en aucune manière s’inquiéter de sa proximité ; au contraire, il lissait son plumage. Elle poussa un long soupir. Pendant ce temp, son mégot avait achevé sa chute dans l’infinité de la ville assiégée. Sûrement dérivait-il à présent sur les mers asphaltées. Accoudée sur la barrière métallique, elle jeta un coup d’œil furtif au corvidé qui poursuivait sa toilette comme si de rien n’était ; l’aile déployée, il plongeait sa tête entre ses tectrices.

— Pourquoi est-ce que tu es encore là ? balança-t-elle.

Pour toute réponse, le charognard la fixa de son œil pâle et s’envola. Mais plutôt que de partir en direction du firmament voilé, il s’engouffra par la baie vitrée et se posa sur le dossier d’un large fauteuil en osier. Silencieux, il dardait à présent sur elle son œil singulier. Dans le creux, elle crut un instant distinguer sa silhouette, entrapercevoir ce regard triste et mélancolique, mais ce n’était que l’ombre projetée de son propre corps, interposé dans la lumière blafarde de l’orbe lunaire.

Un rire nerveux s’échappa de ses lèvres et saisit son briquet. Silencieuse, elle s’avança de quelques pas dans la pénombre de ses appartements. Immobile, le corbeau l’observa quelques instants puis, sans doute jugea-t-il qu’elle fut assez proche, reprit son envol et se posa sur le portemanteau suspendu dans le minuscule couloir qui lui servait d’entrée. Secouant la tête en tout sens, il ébouriffait ses plumes et des plumettes duveteuses flottèrent dans les airs. De nouveau, elle crut apercevoir son ombre avec ces deux choses immenses qui s’élevaient dans son dos, ses yeux céruléens et incandescents, qui balaieraient du regard la pièce, sa main tendue vers son visage. Mais non, encore une fois la pénombre se jouait de sa vision et l’oiseau sombre l’attendait.

Peut-être le moment était-il venu ?

Cet instant propice où tout devenait possible. Dans sa poitrine, son cœur ralentissait et la sérénité l’envahissait, alors même qu’au loin des sirènes hurlaient et des haut-parleurs ordonnaient l’évacuation immédiate des quartiers les plus menacés.

De nouveau, elle s’imaginait, immergée dans une mer de flammes, le corps couvert de cette huile noire qui s’en provenait de la roche fracturée et lui serait là, prêt à l’accueillir, prêt à la recueillir, elle, l’enfant égarée. Recroquevillée dans ses bras immenses, elle se laisserait porter tandis qu’il s’envolerait, l’arrachant à cette sinistre pesanteur qui la maintenait prisonnière.

Oh oui !

Tout était déjà prêt, les gestes mille fois répétés, le courant, qui l’emporterait, tracé. Hélas, tout cela n’était que songe et fantasme, des histoires qu’elle s’imaginait lorsqu’elle s’éveillait de ses rêves et l’ange noir demeurerait à jamais ce qu’il était, une chimère, de même que ses rêves de lumières et de ténèbres.

Perché sur la patère, le corbeau n’avait pas bougé et poussa soudain un long cri déchirant, rauque, presque mélancolique, l’expression d’une souffrance jamais éteinte.

Surprise, elle leva les yeux. Il était là, dressé, tout en majesté, ses deux choses magnifiques déployées, le regard dissimulé derrière des lunettes aux verres fumés. Son visage était demeuré inchangé, malgré le temps. De fines ridules parcouraient ses traits, alors même que sa nature le lui interdirait ; du moins le pensait-elle. Ses habits semblaient flotter sur son corps, comme s’ils n’avaient été qu’obscurité. Elle se rappelait les sensations qui l’étreignaient lorsqu’elle se blottissait contre ce corps trop raide, son étonnement quand elle s’endormait alors même qu’elle savait qu’elle rêvait, sa joie lorsqu’elle enfouissait sa main dans la sienne, malgré le chagrin et la peine qui le peuplaient, comme un père qui n’aurait jamais été sien.

Silencieux, il n’osait s’avancer ? Ou était-ce elle qui, stupéfiée, demeurait ainsi immobile ?

Les yeux dans le vague, son regard balaya son salon, sa chambre qu’elle apercevait par la porte entrebâillée, le balcon et les garde-fous de métal qui lui renvoyait des reflets mordorés. Tout lui semblait si vain, si vide, si inane, factice : des meubles achetés dans un magasin où ils sont montés à la chaîne, des vêtements manufacturés de même, de la nourriture reconstituée. Jetée sur le sol, ses habits formaient un tas informe.


Texte publié par Diogene, 13 août 2021 à 21h44
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