Pourquoi vous inscrire ?
«
»
tome 8, Chapitre 4 tome 8, Chapitre 4

Le crépuscule étirait ses rets et, à l’horizon, le soleil n’était plus qu’un disque de sang étouffé par les fumées épaisses que vomissaient les terres. Une brise légère s’était levée et emportait avec elle les poussières et les odeurs âcres des incendies qui encerclaient la ville.

Du bout de l’index, elle effleura la surface de la rambarde. Sa phalange avait aussitôt pris une teinte grisâtre et sale, cependant que sur son corps les rayons couchants ruisselaient. Dans le firmament, une nappe noire mouchetée de blanc s’était substituée à l’astre du levant. À sa place, une lune absente, voilée de fumées, ouvrait lentement son œil.

Lasse, elle ramassa sa serviette tombée à terre et la jeta sur ses épaules. Peu lui importait qu’on la vît ou non. Les yeux perdus dans le vague, elle laissait son regard errer d’un bout à l’autre de l’horizon noir, souligné d’un trait ardent et rougeoyant. À ses pieds s’étendait la forêt urbaine, muette. Des silhouettes, vagues impressions, cheminaient en silence, sans consistance, accompagnées parfois d’une masse sombre éclairée de feux luminescents, dont les immenses pinceaux illuminaient fugitivement leurs visages dépourvus d’âme, à moins que ce ne fût le fruit de son imagination. La main posée sur la minuscule table en acier, sur laquelle il lui arrivait de prendre son petit déjeuner quand, levée aux aurores, elle s’absorbait dans la contemplation de ses souvenirs.

Vestiges d’une époque qui ne voulait pas mourir, elle fixait les immenses cheminées, qui vomissant des flots, sans cesse croissants, de cette invisible pollution dont tous, à l’image de Ponce Pilate, se lavaient les mains, arguant qu’il n’y avait aucun défi que l’humain ne saurait relever. Monstre de béton et d’acier, elle contemplait la noria des camions qui acheminaient le si précieux charbon. Palpitant en leur sein, elle voyait leur cœur d’alliage, pomper sans relâche ce sang noir qu’il recrachait ensuite sous forme de cendres et de puissance relâchée, de chaleur oubliée. Ils allaient, filaient, selon une mécanique bien huilée. Quand l’un s’arrêtait, un autre partait. Quand l’un déchargeait, l’autre s’avançait. Autrefois, les hommes et les femmes tremblaient à l’évocation de ces démons, spectres et autres vampires qui se repaissaient de leur chair. Désormais, ils étaient ces monstres qui jadis les terrorisaient.

Les yeux fermés, elle s’assit dans sa vieille chaise en bois et étendit ses jambes ; ses talons heurtèrent la barrière de métal qui vibra. Le vent tiède du désert serpentait autour de ses membres, s’enroulait autour de son intimité dévoilée. Le bras toujours tendu, elle étira ses doigts. Son briquet était là, à portée, il lui suffisait d’un rien pour s’en emparer. Soudain, ses phalanges se refermèrent sur sa proie et se figèrent. Froid, glacial même, elle frissonna à son contact. Elle sentait encore le crépitement de l’air saturé de gaz et de poussières, la morsure des brandons sur sa peau. Sa combinaison avait fondu et s’était mélangée à la masse noire et incandescente qui dévalait le chemin.

Lui était là, flamboyant, flottant à quelques centimètres au-dessus de la nappe brûlante, ses ailes largement déployées, les bras écartés, au creux de ses paumes, les flammes se mourraient ; il se mourrait. Dans son regard, il n’y avait plus que de la tristesse et du désespoir. Elle lui avait alors tendu la main et son visage s’était tourné vers le sien. C’était une figure apollinienne, mais que le chagrin, et non le temps, avait durci. Ses lèvres s’étaient alors entrouvertes et un long soupir en avait jailli. De ses yeux, des larmes s’étaient alors échappées.

— Tu ne peux rien pour moi, semblait-il murmurer, comme il secouait la tête et se détournait.

Ses ailes repliées, elles formaient à présent un cocon de noirceur, obscur et impénétrable, tandis qu’il s’élevait au-dessus des flammes, emportant avec lui la douleur de cette terre qui l’avait vu naître. Un instant, elle s’était avancée et son pied s’était enfoncé dans la matière évanescente ; elle avait chuté. Autour d’elle, tout n’avait été que cris et hurlements, la panique avait saisi les corps, la terreur avait saisi les esprits.

Mais pas elle.

Non pas elle.

Elle flottait, petite fille recroquevillée dans des bras immenses et puissants. En dessous, il y avait la lave, le magma terrible et oppressant, mélange de braises et de bitume fondu, d’où s’échappaient de minuscules volutes. Silencieux, sa bouche, pincée, n’était plus qu’un trait de plume dessinée sur sa figure et ses yeux avaient l’apparence de bille de verre.

Combien de temps avait volé ?

Elle ne se souvenait plus.

L’avait-elle jamais su ?

Quand, elle avait rouvert les yeux, elle était étendue sur un brancard, des pochons de glace posée sur sa jambe droite ; il avait disparu.

D’un claquement sec, elle avait étouffé la flamme naissante. Sous sa morsure, les brins de tabac s’étaient enflammés et, à présent, ils se consumaient. De temps en temps, des bribes de cendres se détachaient et s’envolaient, tandis qu’elle en aspirait la fumée.

En contrebas, des sirènes hurlèrent puis se turent. Le calme ne serait qu’éphémère, elle le savait. Désabusée, elle préférait contempler le firmament mutilé, envahi de minuscules points lumineux, imbéciles et désormais inutiles. Vieillis, usés, inertes, ils erraient, attendant qu’une âme bonne s’en vînt les recueillir et leur offrir ce repos auxquels ils aspiraient. Mais personne ne remonterait, personne n’y retournerait. Esseulés, ils poursuivaient alors leur ronde, tandis qu’à chaque orbite les chocs des molécules les ralentissaient un peu plus.

Pendant ce temps, l’horizon flamboyait toujours.


Texte publié par Diogene, 10 août 2021 à 09h41
© tous droits réservés.
«
»
tome 8, Chapitre 4 tome 8, Chapitre 4
LeConteur.fr Qui sommes-nous ? Nous contacter Statistiques
Découvrir
Romans & nouvelles
Fanfictions & oneshot
Poèmes
Foire aux questions
Présentation & Mentions légales
Conditions Générales d'Utilisation
Partenaires
Nous contacter
Espace professionnels
Un bug à signaler ?
2621 histoires publiées
1170 membres inscrits
Notre membre le plus récent est Eli
LeConteur.fr 2013-2024 © Tous droits réservés