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tome 5, Chapitre 8 tome 5, Chapitre 8

Depuis quand cheminait-il ? Des journées, des semaines ? Il avait marché de jour sous un soleil brûlant, de nuit sous le regard outragé d’une lune glacée. Mais pouvait-il seulement compter ainsi le temps, alors que chacun de ses pas le faisait revenir en arrière, depuis le Rêve qu’il avait quitté ?

Jornarda del Muerto, ou la Route de l’Homme Mort, ainsi nommé par les conquistadors espagnols : une étendue sèche et suffocante, perdue dans une région baptisée le Nouveau-Mexique.

Au loin, il apercevait la sphère de métal qui scintillait dans la nuit noire, s’interrogeant sur les raisons qui avait conduit ces hommes, savants, à jeter leur dévolu sur ce lieu plutôt qu’un autre. Assis sur une roche calcaire, il savourait l’ironie de ce choix, car au bout du voyage ce serait l’humain qui achèverait de s’effacer, au profit de l’Homme.

Était-ce son nom qui les avait ainsi attirés, ou bien sa géographie et son inhospitalité ?

Malgré la fraîcheur de l’atmosphère, il ne frissonnait pas, non plus qu’il ne ressentait la morsure du froid. De loin, elle semblait si inoffensive. Simple sphère de métal, hissée sur une tour à une trentaine de mètres de hauteur, elle embraserait bientôt le monde. Brillante, elle scintillait au milieu des étoiles, sa surface hérissée de picots reliés à d’innombrables câbles.

— Trinity, murmura-t-il.

De nouveau, il savoura l’ironie du choix des mots. Des mortels se prenaient pour des divinités. Une fois de plus, l’Histoire balbutiait, ricochait, semblable aux échos d’une voix dans la vallée.

Le poing levé vers la voûte céleste, il l’ouvrit et découvrit l’œil dissimulé à l’intérieur, puis le referma. Il était trop tôt, l’Homme ne s’était pas encore éveillé.

Autrefois, les dieux s’étaient mêlés aux hommes et les avaient imités. Aujourd’hui, les hommes les mimaient de même et, comme eux jadis, l’hubris s’était emparée de leurs âmes. Mais si les dieux étaient enfants rêvés de l’humanité, des enfants qu’elle pouvait recréer et remodeler à l’infini. En revanche, l’humanité n’était fille que de la vie et rien ne saurait la sauver, sinon elle-même. Sa main posée sur sa cuisse, la paume largement ouverte, il fixait cette tache qui avait surgi quelque temps auparavant. Souriant, de l’index il en soulignait les contours flous.

Était-ce la peur ou l’appréhension qui ainsi le retenait ?

Il poussa un long soupir et se releva. Debout, oublieux des heures qui ne coulait plus, les yeux tournés le ciel, il s’abîmait dans la contemplation des étoiles solaires. Les hommes en avaient percé le secret, comme celui de la matière.

Pour autant, en avaient-ils épuisé la magie ?

Sans doute, le pensaient-ils. Ne se voyaient-ils pas comme des déités ? alors même qu’il n’était que des enfants jouant avec des forces qui les dépassaient ; des forces que les dieux n’auraient osé eux-mêmes effleurer. Zeus n’avait-il point puni Prométhée, en offrant à son frère Épiméthée la main de Pandore. Parmi les présents, qu’elle avait amené avec elle, figurait une jarre qu’elle ne devait ouvrir sous aucun prétexte. Semblablement, les hommes avaient volé le feu enfermé de la réalité. La boîte ouverte, ils en seraient châtiés. Toutefois, de la même manière que le vase renfermait l’espoir. À l’intérieur de cette sphère divine se dissimulait le feu primordial, le seul capable d’éveiller, ou bien d’anéantir les âmes.

Maintenant parvenu à quelques encablures de la tour ainsi élevée, il entrevoyait les derniers camions, les derniers hommes quitter ces lieux, bientôt transformé en no man’s land. Arrivé à ses pieds, il enjamba les larges poutrelles d’acier, puis se hissa jusqu’au pinacle. Là-haut, silencieuse, obscure, la chose lui renvoyait des images fragmentaires : morceau de firmament étoilé ou bien encore d’éclat de lune voilée, silhouettes accroupies, ou en tailleur, autour des flammes. Du plat de la main, il effleura la surface ; elle était lisse et froide. Le regard tendu vers la voûte illuminée, il l’escalada. Assis en son sommet, il plongea ses doigts dans l’une des poches de sa veste et en tira un vieil étui en cuir.

Émerveillé, il contemplait le ciel dénudé. Jadis, l’humanité l’observait et rêvait. Elle imaginait ainsi des histoires, donnait corps à ses fantasmes ; aujourd’hui qu’elle le scrutait, c’était pour percer son secret.

Fallait-il le regretter, le condamner, ou bien encore l’encourager ?

À cette question, il n’apporterait aucune solution. Ses lorgnons posés sur le nez, il prit une profonde inspiration. Derrière ses verres, taillés dans l’obscurité même, ses yeux brillaient de mille feux.

Quel était le but ? Quelle était la finalité ? La conquête, ou bien le rêve ? La création ou bien la prédation ?

À ces interrogations, seul l’Humain répondrait, non l’Homme réifié, dévoré par l’hubris, dont il était l’ombre incarnée.

Les mains jointes, paumes contre paume, sa senestre le brûlait quand sa dextre se glaçait. Un sourire complice se dessinait sur ses lèvres sèches.

— …

Ces mots… les avait-il seulement prononcés ? Ou les avait-il rêvés ?

Autour de lui, tout n’était plus désormais qu’incandescence. Il avait senti son corps se disloquer, ses membres se disperser, sa chair se calciner, ses os se vaporiser. Pourtant, il demeurait. Ombre dans les ténèbres, il voyait tout de la réaction en chaîne, les neutrons frappant les noyaux qui se scindaient, libérant à leur tour d’autres neutrons. Tout d’abord, il y avait la décharge, minuscule étincelle électrostatique, qui avait fait détonner les explosifs, comprimant à leur tout le cœur, une sphère d’à peine une dizaine de centimètres. Mariés, rapprochés, les atomes s’étaient alors embrassés, embrasant l’atmosphère. Les bras étendus, les yeux, dissimulés au cœur de ses paumes, s’étaient ouverts et avaient dévoré le flux des photons. Heureux, il sourit dans un dernier soupir, cependant que les nuées ardentes achevaient de disperser son être.

— Shalim…

Certaines cicatrices ne s’effaçaient jamais, mais rien n’empêchait de grandir avec et d’apprendre d’elles. D’ombre obscure, il était devenu ombre lumineuse, ombre numineuse, sans doute amoureuse.

— Shahar…

Un bras glissé son corps autour de sa taille, Fukasan, la femme qui ne devait pas exister, avait posé sa tête sur son épaule. À l’horizon, un nouveau soleil s’était levé au milieu de la nuit, un soleil de mort et de renaissance ; il avait la figure d’un ange.


Texte publié par Diogene, 23 mai 2021 à 17h34
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