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tome 3, Chapitre 7 tome 3, Chapitre 7

La main posée sur la toile de pierre, il ne s’était pas retourné, les mots avaient jailli de sa bouche comme s’ils eurent été convoqués, alors même qu’il pensait les avoir oubliés ; de même qu’il savait qui les avait prononcés. Figé, il demeurait le regard immobile, écoutant se dérouler la litanie des mots invoqués, de l’action située, de la narration inversée ; ces mots mêmes qu’il n’avait jamais fixés, ces mots qu’il avait seulement rêvés, à peine effleurés ; les voici qui se révélaient.

Ô toi qui de la Mort, ta vieille et forte amante,

Engendras l’Espérance, – une folle charmante !

Ô Satan, prends pitié de ma longue misère !

Toi qui fais au proscrit ce regard calme et haut

Qui damne tout un peuple autour d’un échafaud,

Ô Satan, prends pitié de ma longue misère !

Toi qui sais en quels coins des terres envieuses

Le Dieu jaloux cacha les pierres précieuses,

Ô Satan, prends pitié de ma longue misère !

Toi dont l’œil clair connaît les profonds arsenaux

Où dort enseveli le peuple des métaux,

Ô Satan, prends pitié de ma longue misère !

Toi dont la large main cache les précipices

Au somnambule errant au bord des édifices,

Ô Satan, prends pitié de ma longue misère !

Toi qui, magiquement, assouplis les vieux os

De l’ivrogne attardé foulé par les chevaux,

Cité lumière, cité ténèbres, cité funèbre, elle se dressait, formidable vaisseau de pierre, par-delà les murs épais. Sous ses toits, dans ses entrailles, bouches de métro, ou sous-sols infestés de rats et de cafards, ils sortaient en horde le soir. Affamés, ils partaiet à la recherche de quelques victuailles données de bon gré, ou bien pillées dans un bac préfectoral. Hagards, les yeux cave, le visage dissimulé derrière des masques sales, ils erraient à la manière d’automates, tendant, lorsqu’il était nécessaire, leur sébile papelarde à la main noire. Pour ceux qui n’en avaient pas, par oubli ou par bravade, ils avaient le choix : la fuite ou le passage à tabac. Parmi eux, il y avait les chanceux, les endurants qui, de ruelles en coursives, de cages en parcs déserts, d’avenue en boulevards, se fondaient jusque dans les ténèbres, semant la terreur lancée à leur trousse, quand les autres hurlaient de tous leurs poumons. La nuit venue, ce n’était pas tant le bruit des bottes des kerberos qui distillait cette angoisse, suintante et poisseuse, imprégnant les âmes des simples, que le silence, gourd, pesant, complice, de ceux qui, depuis longtemps, les avaient omis.

Un peu de salpêtre s’était détaché de la surface bétonnée. Blanchis, il avait porté à ses lèvres ses doigts, dispersant le sel infernal, au goût de métal, sur sa langue. Il lui rappelait la saveur du sang quand, sa tête ayant heurté les pavés, sa mâchoire s’était brisée, écrasant ses dents les unes contre les autres, les éclats lui lacérant les joues. Le regard posé sur la fresque décolorée, il écoutait la voix dérouler ses impressions, ses actions, ponctuer ni d’hésitation ni même d’inflexion. De temps à autre, elle marquait des silences, comme lui prenait conscience de l’invraisemblance de la situation.

Jamais il ne l’avait achevé, souvent il l’avait contemplé : des feuilles blanches éparpillées en tout sens, les autres couvertes de son encre d’un jour, ses stylos à bille vides, garnissant des pots dispersés sur son bureau, les mines de crayon taillées jusqu’à l’usure. Puis, un jour, il l’avait remisé dans un coin, oubliant qu’un temps il avait été un écrivain et avait, au cours d’une conversation avec un homme étrange, commencé à narrer le présent. Aujourd’hui qu’il regardait la nuit, il se demandait pourquoi la rage qui l’avait animée – il n’était pas le seul –, s’était retournée et l’avait détruit, quand assoupie, elle condamnait ses incarnations à la résignation et à l’acceptation.

Ô Satan, prends pitié de ma longue misère !

Toi qui, pour consoler l’homme frêle qui souffre,

Nous appris à mêler le salpêtre et le soufre,

Ô Satan, prends pitié de ma longue misère !

Toi qui poses ta marque, ô complice subtil,

Sur le front du Crésus impitoyable et vil,

Ô Satan, prends pitié de ma longue misère !

Toi qui mets dans les yeux et dans le cœur des filles

Le culte de la plaie et l’amour des guenilles,

Mais alors, pourquoi s’éveiller maintenant ? Seulement maintenant.

Du plat de la main, il balaya encore une fois la fresque, comme pour en apprécier une dernière fois la substance, la prestance, tous ces mots gravés en images de couleurs et de sens : Marianne aux larmes de sang, basanés, colorés, moirés ployants sous le joug de chaînes littérales, ombres aux yeux poudres ; autant de visions comme autant de maux. Lentement, sa paume se détachait de la surface rugueuse, étrangement préservée de la laideur et de la sénescence de ce monde en déshérence, qui faisait des humains des automates sans âmes et des automates des humains artificiels et superficiels.

Ô Satan, prends pitié de ma longue misère !

Bâton des exilés, lampe des inventeurs,

Confesseur des pendus et des conspirateurs,

Ô Satan, prends pitié de ma longue misère !

Père adoptif de ceux qu’en sa noire colère

Du paradis terrestre a chassés Dieu le Père,

Ô Satan, prends pitié de ma longue misère !

Le poing fermé, resserré contre sa poitrine, il se tourna lentement et dévisagea la créature qui se tenait derrière lui. D’homme, il n’en possédait que l’allure, non la stature, encore moins la nature. Dans ses yeux brûlants se reflétait l’infinité des mondes, l’infinité des possibles, des devenirs, comme autant de visions de l’indicible. Alors qu’il se souvenait de lui, ployant, accablé sous le poids d’un fardeau, qui se serait nommé chagrin, blessure, tourment ou encore géhenne, il le devinait droit.

Dans son dos, deux ailes immenses et noires s’élevaient en majesté. L’on aurait pu croire sa mine sévère, pourtant il n’en était rien ; pétri d’épreuves et de douleur, son visage fatigué n’appelait aucune inexorabilité, aucune âpreté. La main tendue, la paume tournée vers le ciel, il l’invitait à entrer dans les ténèbres, à passer le seuil de cette porte interdite.

Que se dissimulait-il de l’autre côté ? Un autre nom de l’enfer ?


Texte publié par Diogene, 4 mai 2021 à 13h02
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