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tome 3, Chapitre 5 tome 3, Chapitre 5

Sur le seuil de la porte de son appartement, il serrait dans sa main son unique trousseau de clefs, tandis que de l’autre il retenait le battant. L’ombre imprégnait le couloir.

Chaque fois qu’il posait son regard sur les murs, il se figurait une obscurité poisseuse et collante qui suinterait de la substance même de l’immeuble. Jamais il ne sortait lorsque la lune était seule maîtresse. La nuit était le repère des racailles et des rockloubs, des dealers et de leurs clients aux yeux poudre, des filles de joie et des garçons sans foi, oubliés des lois. Dans un chuintement, le loquet glissa dans sa logette et le panneau de métal heurta l’huis en silence.

Dans le corridor, le silence était total et les ténèbres presque intégrales. Au loin, préservé, un minuscule signal lumineux éclaboussait le mur d’un jaune sale. Arrachés, cassés, ou bien tout simplement trop vieux, les interrupteurs ne dispensaient plus, depuis longtemps, leurs bienfaits. Par moments émanaient des odeurs en provenance des appartements voisins, mélanges de mauvaises cuisines, d’habits sales et d’effluves corporels. Sous ses pieds, la moquette puante étouffait le bruit de ses pas, cependant que lui parvenaient les hurlements d’un poste de décérébration. Par instants, des cris jaillissaient, fusaient, puis se taisaient ; expression morbide de gens à qui l’on avait ôté jusqu’au sens des mots même.

Tremblant, la nausée n’était pas encore vaincue et il fut pris d’un haut-le-cœur. Appuyé contre un chambranle, il lutta un long moment contre les spasmes douloureux qui lui étreignaient l’estomac.

Des ombres déambulaient, fantômes erratiques d’une communauté en déliquescence. Parfois, elles s’arrêtaient comme si sa présence les importunait, le dévisageaient, puis se détournaient sans mot dire, les yeux vides, le cœur vide. Dans ses entrailles, les élancements refluaient, les suées aussi.

Soulagé, il reprit sa marche malhabile, faite de pas entrecoupés et de respirations sifflés. Dans le noir, le fanal grandissait ; phare dérisoire dans un couloir qui aurait pu tout aussi bien être l’antichambre des enfers. Automate humain, il en franchit le seuil sans même s’en apercevoir, guidé par les seuls échos de ses frappes contre les marches de béton sale, la main posée sur une rampe, dont il n’osait envisager la couleur, encore moins le parement. Des voix lui parvenaient, lointaines, étouffées.

Était-ce celles de ces hommes et de ces femmes qu’il entrapercevait au gré de ses rêves ?

Non ! Seulement les voix lourdes et traînantes des spectres qui hantaient les lieux. Las, il se sentit défaillir, l’élan s’affaiblir, cependant qu’un murmure vicieux l’encourageait à renoncer, à revenir se terrer dans son lit, à achever sa vie de misérable au fond d’un appartement délabré qu’on lui avait octroyé, comme à tous les autres, avec une hypocrite et condescendante générosité. Les moins que rien, les miséreux, les pouilleux, les cloches, les va-nus-pieds, les cassés, les névrosés, les dépréciés, balayés, rejetés sur les grèves de la cité, là où nul ne s’en viendra les aborder, encore moins les regarder.

Qu’ils en vinssent à réclamer et, aussitôt, s’en venait la horde, toute de noir vêtu, sans regard et sans visage, sans cœur et sans âme. Ils arrivaient et marchaient, coude contre coude, bouclier contre bouclier, frappant ces derniers de leur tonfa ; ils lui rappelaient les légions romaines, ou encore les armées napoléoniennes ; la poudre remplacée par l’eau, la balle remplacée par le caoutchouc, la baïonnette par le pistolet. Leur seul réconfort fut quand ils abandonnèrent leurs minuscules plus légers que l’air. Des gamins avaient dressé pies, pigeons, corbeaux et autres oiseaux à les attaquer, nombre d’entre eux s’étaient alors abîmés en terre, quand ils n’étaient pas aidés par de simples lance-pierres.

Appuyé contre la rampe, il reprenait son souffle, entrecoupé de coups syncopés dus aux effluves orduriers qui remontaient des caves. Sa paume appuyée sur le front, il en essuya les humeurs poisseuses et reprit sa marche automatique. Des formes jaillissaient par moments des parois, ombres décolorées pareilles à des cris muets de désespoir. Quand il s’en éloignait, elles disparaissaient, englouties par les ténèbres ambiantes. Amer, il poursuivait sa lente ascension vers le schéol tandis que grandissait en lui la terreur. D’autres chants, d’autres sons surgissaient des extérieurs, des cris gouailleurs, moqueurs, des élans de trompe-la-mort pour des enfants qui ne grandiront jamais longtemps. Enfin ses pieds heurtèrent la dalle et surgirent, de l’obscurité épaisse, les contours d’une porte massive. La main posée sur la poignée, il sentait comme le pêcheur au pied du Mont Carmel. Pourtant, il n’avait rien qu’il ne dut lui être pardonné.

De quoi aurait-il dû s’excuser ? D’exister ? D’être ? D’être lui-même et non celui que l’on attendait qu’il fût ?

Lentement, il poussa le battant, appréhendant presque ce qu’il découvrirait de l’autre côté, alors même que l’obscurité était toujours maîtresse des lieux. Seuls lui parvenaient les remugles des ordures qui jonchaient le sol, les émanations fétides d’urine humaine et murine, les odeurs de colle et de peinture qui hantaient les murs, ainsi que la fraîcheur de l’extérieur qui s’introduisait par les vitres brisées de la porte d’entrée que personne n’aura jamais réparée, sinon d’un vague morceau de plastique qui se sera décollé. Précautionneux, il enjamba les cadavres de bouteilles et de canettes qui étaient éparpillés le sol, surprenant par moment les éclats luisants des seringues cassées, baignées par la clarté crue de la lune. Dans le hall, les slogans et les fresques baroques d’un futur sans avenir ornaient les cloisons décrépies et lézardées, tandis que résonnaient les clameurs lugubres du dehors. Du plat de la main, il éprouva les surfaces rugueuses, poisseuses par endroit, impactées à d’autres. Lorsque le jour se levait, il lui semblait qu’en suintaient des liqueurs amères, là où autrefois l’on avait accroché des boîtes aux lettres, désormais mortes.

Face à lui, la lune se reflétait dans un miroir brisé, dont les larmes gisaient sur le sol trempé. Agenouillé, il se saisit de l’un des éclats et en éprouva le tranchant.


Texte publié par Diogene, 2 mai 2021 à 13h25
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