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tome 9, Chapitre 1 tome 9, Chapitre 1

Il y avait tant de noirceur, tant de douleur dans son regard.

Assise sur la terrasse bitumée, le dos calé contre la paroi en béton, les jambes repliées contre elle, les coudes posés sur les genoux, elle contemplait le mince filet de fumée qui s’élevait depuis l’extrémité incandescente de sa cigarette. Fichée entre son index et son majeur, elle se consumait doucement, tandis qu’elle expulsait de longs jets d’une fumée âcre et parfumée.

Depuis longtemps ses poumons étaient gangrenés, alors un peu plus, un peu moins, quelle différence cela ferait-il ?

Le vent s’était levé. C’était un souffle venu du nord, glacial et mordant, qui vous arrachait des cris de souffrance, si vous aviez le malheur de lui faire face. Il charriait avec lui de lourds nuages, noirs et menaçants, porteurs d’orage, porteur de rage. Silencieuse, elle porta, encre une fois, sa balle lente à ses lèvres et tira dessus un longuement. L’extrémité rougeoya, grésilla sous l’effort et de la cendre tomba entre ses jambes, aussitôt emportée par une bourrasque. Du regard, elle suivit la trajectoire de la poussière incandescente jusqu’à ce qu’elle la perdît de vue, passé le rebord. De l’autre côté, l’enseigne lumineuse d’une quelconque publicité tapageuse clignotait, hoquetait, comme si elle s’apprêtait à rendre son dernier soupir. Mitée, constellée de taches obscures, elle était à l’image de cette ville, grandiose en apparence, mais reposant sur un lit de limon, dans lequel elle s’enfonçait chaque jour un peu plus.

Un jour, elle serait submergée et toutes les ordures, sur lesquelles la main d’homme avait bâti ses fondations, remonteraient, amenant avec elle les miasmes et la pestilence. Alors, en attendant ce moment qui, jamais, n’arrivait, elle montait et fixait la nuit, ainsi que son juge impartial à la face livide. Les étoiles avaient depuis longtemps disparu, englouti par les lumières trop vives. Seule la lune brillait encore au firmament, indifférente au sort de ces minuscules créatures qu’étaient les hommes.

Elle inspira encore une fois son tendre et familier poison, puis rejeta au loin le mégot qui disparut, avalé par les ombres. Elle avait un travail à exécuter, ni le plus propre ni le plus sale ; c’était seulement un boulot comme un autre. Certains se levaient le matin, ouvraient un œil sur un réveil, dont l’écran affichait une heure bien trop aurorale à leur goût, quand d’autres le fermaient, pour mieux le rouvrir le soir, au crépuscule, quand les ombres avaient grandi et enseveli la ville dans son linceul de ténèbres. D’aucune de ces races, elle appartenait à une autre espèce. Elle était l’une de celles que personne ne peut classer, car telle était sa nature, volatile, insaisissable, libre.

La main posée sur l’étui posé à côté de sa hanche gauche, elle en caressa un long moment la surface rugueuse. Ses doigts s’agitaient, exploraient ; elle soupira, un sourire extatique peint sur les lèvres. Engourdie, elle leva son membre dextre à hauteur de son visage et étira son bras, puis ses phalanges, maintenant semblables à la toile d’un arachnide, en direction du firmament ; elle était encore humaine. Elle lécha son index au goût de foutre tandis qu’un rire presque hystérique s’échappait de sa gorge ; sa proie l’attendait. Mais la joie ne reflétait pas dans les échos saccadés de ses ricanements, pas plus que le contentement, seulement de l’amertume.

Les mains jointes, toujours recroquevillée sur elle-même, elle posa son menton entre ses doigts entremêlés.

Pourquoi l’avait-elle accepté ? Était-ce par orgueil ?

Elle contemplait la face obséquieuse et glaciale de l’astre nocturne. Muet, il ne lui renvoyait que le miroir poli de ses propres pensées.

Par avarice ?

Son compte en banque était plus garni encore que son lit d’amantes.

Par jeu ?

Elle frissonna à cette pensée, mais la repoussa. Ses doigts glissèrent le long de la mallette jusqu’à rencontrer le minuscule interface en métal poli. Une aiguille se ficha dans la pulpe de son pouce et un léger ronronnement s’éleva de la boîte, suivi d’un cliquetis aussi discret que vif ; elle ferma les yeux. À l’aveugle, elle joua de la serrure ainsi découverte et, soudain, un souffle glacé sembla s’échapper de l’intérieur.

Mais ce n’était que le borée qui se déchaînait et s’insinuait jusqu’au travers de sa combinaison. Un instant, elle voulut en griller une nouvelle, mais le contact avec le métal froid l’avait ramenée à l’âpre réalité et de ses lèvres s’échappa un profond soupir. Les paupières toujours closes, elle s’empara de son instrument et le monta dans un silence aveugle, troublé seulement par la musique et les sirènes qui remontaient des rues situées en contrebas. L’arme entre ses mains, elle déplia son corps de panthère, mince et souple comme un roseau. Seul son visage émergeait encore du miroir qu’était son corps moulé dans une combinaison obscure. D’une main elle rabattit le voile posé sur sa tête. Désormais, ses yeux grands ouverts étaient la dernière chose visible dans ce monde, deux chandelles aux reflets mordorés et azurés, reflétant l’illusionnée éternité de la ville qui s’étendait à ses pieds.

Désabusée, elle effaça son sourire comme elle contemplait le vide illuminé, les phares insaisissables des véhicules, les piétons, minuscules ombres nocturnes, perdus dans l’immensité tentaculaire de la C-cité. Son arme épaulée, elle fixait sa cible. Mais personne ne la verrait, plus personne ne la verrait. Bientôt, elle appuierait sur la gâchette et elle disparaîtrait, ils disparaîtraient, tous, car tels étaient les termes du contrat, tels étaient les mots qu’ils avaient échangés.

Elle ferma les yeux, s’imprégnant des humeurs nocturnes dans lesquelles elle se dissoudrait ; elle se rêvait oiseau.


Texte publié par Diogene, 2 septembre 2021 à 11h51
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