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tome 1, Chapitre 5 tome 1, Chapitre 5

« Ce que donne la nuit, la Vierge filera... »

La silhouette, couverte d'un fin manteau couleur de crépuscule, courait de toit en toit, tout au long du boulevard de Ménilmontant, comme si elle échappait totalement à l'attraction de la terre. Quelques mèches lumineuses s'échappèrent de sa capuche, flottant derrière elle.

« Ce que le temps a pris, la Tisseuse rendra... »

De ses doigts impalpables, la lune se frayaient un chemin à travers l'épaisse et sombre couche de nuages, les ourlant d'argent, tirant de l'obscurité les toits inégaux. Pour le voleur, ils traçaient un chemin vers le salut, vers un havre sûr où nul ne viendrait le rechercher. Il franchit le mur du cimetière du Père-Lachaise, survolant la sombre forêt de tombes, les chapelles monumentales, les silhouettes figées des anges et des pleureurs de pierre.

« Ce qui défie la vie, la Lune reprendra... »

La Tisseuse était assise dans l'une des chapelles funéraires ; elle portait une longue robe noire qui mettait en valeur son teint pâle et ses cheveux aile de corbeau. Un léger sourire flottait sur ses lèvres blêmes.

La silhouette en manteau d'ombre s'approcha d'elle et rejeta en arrière son capuchon, dévoilant ses traits éthérés. Ni vraiment féminins, ni pour autant masculins... Un visage délicat qui semblait sculpté dans le clair de lune. Les mains pâles tendirent à la femme le sachet de velours dont le contenu tinta légèrement. Elle le reçut sans autre remerciement qu'un sourire de Sphinx.

« Quand rentrerai-je chez moi ? souffla la voix qui ressemblait au murmure du vent.

— Bientôt, répondit la femme d'un ton rassurant. Va te reposer à présent. »

Le voleur hocha la tête et se retira docilement.

x X x

Hermine avait écouté son frère, longuement, les doigts crispés sur les accoudoirs, tentant de calmer la rage qui jouait tout au fond de son cœur. En ces années-là, elle s'était conduite comme une enfant attirée par les ombres. Elle n'était pas seule à avoir suivi cette route secrète, celle de la domination par le savoir. Mais là où certains s'y étaient engagés seuls, elle s'était lié avec ces deux autres femmes qui lui ressemblaient tant, comme un double reflet de ce qu'elle était, l'un d'ombre et l'autre de lumière.

Mais au final, quand les bosquets s'étaient fanés, quand les clairières et les colonnades de marbre s'étaient désertées et que la lune n'avait plus été qu'un œil rond et pâle dans le ciel, Hermine avait choisi sa famille et l'exil, sous la promesse de ne plus invoquer la magie ancienne qu'elles avaient partagée. A première vue, l’une d'entre elles ne l'avait pas respectée – et elle devinait aisément laquelle.

Ce n’était cependant pas à elle de remettre les choses en ordre. Même si elle se savait sauvage et impitoyable, elle craignait de plonger son regard dans les profondeurs sanglantes de deux yeux habités par une folie plus subtile et plus pernicieuse que la sienne.

La jeune femme n'avait fait aucun effort de toilette, se contentant de brosser ses cheveux et de passer une longue robe d’intérieur aux couleurs automnales. Les coups retentirent au heurtoir de la porte, qu'elle ouvrit sur un matin gris et un jeune homme d'allure ordinaire ; elle aurait lâché ses chiens sur lui s'ils n'avaient été lié par le sang -même celui d'un père honni. En dépit de vaste mémoire, Hermine ne parvenait à se rappeler la dernière fois où ils s'étaient trouvés seul à seul... et peut-être que cela n'était jamais arrivé.

Elle se demanda une fois encore ce que son jumeau pouvait bien trouver à ce garçon à l'esprit brillant mais futile, à cette personnalité qui s'était toujours si bien accommodée de fréquenter le commun. Il était un membre de sa famille et jamais elle n'aurait attenté quoi que ce soit contre lui, ne serait-ce que pour ne pas peiner Léo, mais elle aurait aimé pouvoir le pousser sur le côté, comme un grain de sable irritant.

Elle savait aussi que le « Morveux », comme elle se plaisait à le surnommer, s’était engagé plus loin que quiconque, à par leur oncle dont il avait été le disciple, sur les chemins de la vie, de la mort et des savoirs cachés. Et quand elle s'en souvenait, cette lueur d'argent qui illuminait parfois son regard la brûlait comme une flamme trop vive. Car en dépit de son visage innocent, ce garçon était dangereux. Le plus dangereux d'entre eux, peut-être. Et cela même si, au fil du temps, il avait développé un sentiment gênant : la compassion. Pas seulement pour les siens, mais aussi pour la plèbe. Par le passé, il avait parfois pu se montrer aussi orgueilleux et cruel que n’importe lequel d'entre eux, mais ce n'était pas dans sa nature. Il était un joueur, imprévisible, calculateur, indifférent au gain. Il était juste... incompréhensible.

« Hermine. »

Elle se recula légèrement pour le laisser passer, mais elle se refusait à lui témoigner la moindre preuve d'égard. Il entra dans son antre avec suffisamment d’humilité pour qu'elle n'ait rien à lui reprocher, mais elle ne lisait en lui aucune soumission réelle. Un peu de réserve, peut-être, mais rien de plus.

« Eh bien, puisque tu es venu me consulter, parle, commanda Hermine après avoir refermé la porte et s'être installée dans son fauteuil.

Elle avait conscience que le laisser debout, comme un enfant ou un serviteur, était particulièrement mesquin, mais elle tenait à garder l'avantage. Il enfouit ses mains dans ses poches, retrouvant cette posture désinvolte qui l'agaçait tant. Ses paupières s'étaient baissées sur son regard vif et attentif. Le feu jouait sur les reliefs de son visage, dissipant l'illusion de banalité. Ses traits fins et spirituels étaient beaux, peut-être même autant que ceux de Léo, mais d'une manière moins évidente et moins voyante. Mais son arme principale avait toujours été son esprit, non son apparence.

« Léo t'a parlé de cette affaire. »

Elle haussa les épaules :

« Crois-tu sinon que je t'aurais admis ici ?

— Peut-être. Tu sais que d'une façon ou d'une autre, tu es concernée. »

Il allait droit au but. Hermine baissa les yeux sur les chiens à ses pieds, à demi endormis dans l'aura chaleureuse du foyer. Plus d'un mâle arrogant avait goûté de leurs crocs. Mais étrangement, chez le Morveux, l'arrogance semblait justifiée... c'était peut-être le seul point commun qu'elle lui trouvait avec Léo.

« Eh bien, que sollicites-tu de moi ? »

Il baissa la tête, laissa ses longs cils voiler son regard, avant de le relever vers elle, franc, direct et luisant d’un argent pur.

« Une créature hante les rues de Paris. Née d'une magie lunaire... et d'une magie de mort. Je sais défaire les fils qui corrompent la mort. Mais pas ceux de la lune. »

Elle s'obligea à demeurer impassible :

« Et quel avantage aurais-je à t'aider ?

— Éviter d'être considérée comme la responsable de ces agissements. Préserver l'ordre des choses. Ne pas laisser un autre... ou une autre empiéter sur ton domaine. Peu importe au final la raison exacte. Je veux juste avoir des armes pour libérer cette invocation contre nature.

— Qui te dit qu'elle est contre-nature ?

— As-tu été troublée ces derniers temps ? As-tu vu dans tes rêves des choses que tu aurais préféré oublier ? »

Sa voix se faisait insistance, son regard toujours plus brûlant. Elle détourna les yeux, décidée à ne pas laisser le Morveux prendre le moindre ascendant sur elle.

« Parce que je suis liée à la Lune, depuis que je suis ce que je suis... » murmura-t-elle.

Sa main trouva machinalement son pendentif, celui qui avait été placé à son cou quand elle n'était encore qu'une adolescente, dans un obscur complexe sous une montagne isolée. Avant cela, son enfance n'avait été que fuite et combat ; son frère et elle avaient dû lutter pour protéger leur mère et être reconnu de leur père. Le Morveux avait su éviter de telles épreuves, mais au prix de son enfance. Quand il avait reçu son propre pendentif, il aurait encore dû vivre dans les jupes de sa mère, plutôt que d'être forcé à un apprentissage particulièrement cruel auprès de leur oncle. Même si ses talents étaient nombreux et variés, cet aspect de ses compétences demeurait souvent méconnu ; la Mort n'avait aucun secret pour lui. Parfois, elle se demandait qui, de la Mort ou de la Lune, était la plus clémente.

« Va tirer notre oncle de sa retraite ! Force-le à faire son travail, rétorqua-t-elle avec agacement.

— Tu sais comme moi que cela ne servira à rien. »

Elle éclata d'un rire bref :

« Tu seras toujours le laquais de tout le monde, au final. Celui de notre oncle, celui de notre père...

— Laisse notre père en dehors de cela. »

La voix du Morveux avait pris une intonation étonnement dure et tranchante. L'ancien fils chéri, l'enfant préféré, celui à qui leur père passait tout, avait difficilement vécu le revirement du vieux barbu. Ses blessures demeuraient profondes, mais elle ne le plaignait pas. Elle s'en amusait même, à la grande contrariété de Léo. Ce dernier avait pris sur lui de panser les plaies physiques et morale de son jeune frère, mais Hermine ne se sentait aucune inclination à faire de même.

« Et pour une fois, ajouta-t-elle non sans cruauté, cela m'arrangera que tu sois le mien. »

Il haussa les épaules :

« Si cela te rassure de voir les choses ainsi, cela me convient. J'ai trop souvent assisté aux ravages d'un orgueil imbécile. Quoi que je fasse, je ne pourrai avoir la moindre influence sur ta façon de voir. Puisque ton aide est à ce prix, soit. »

Hermine aurait pu se dire qu'elle avait triomphé, mais elle se trouvait étrangement à court d'arguments pour soutenir sa victoire.

« De quoi as-tu besoin ? demanda-t-elle avec hauteur.

— D'une façon de traquer l'invocation. De savoir où elle se trouve pour la confronter... et la libérer.

— Seul ?

— Non, en compagnie d'un expert dans les arts occultes, dont le savoir est si vaste que j'en apprends même de lui... »

Elle ne put s'empêcher de rire, une suite d'éclats saccadés retenus au cœur de sa poitrine :

« Je n'en suis pas autrement surprise. Je me demande parfois si tu as ta place au sein de notre famille. »

Il haussa les épaules :

« Je me le demande aussi, pour être honnête. Mais cela fait bien longtemps que ce terme de famille n'a plus aucun sens. Nous ne sommes liés que par la tradition, le devoir et quelques intérêts communs. »

Il lui adressa un sourire qui n’atteignait pas ses yeux :

« Cela dit, ce n'est pas tout à fait vrai en ce qui nous concerne. Nous avons un frère en commun. Mais cela ne fait pas pour autant de nous un frère et une sœur, n'est-ce pas ? Nous nous tolérons pour son bien. »

Elle hocha la tête : il avait raison, bien entendu.

« Eh bien, reviens me voir demain... avec ton ami. Je vais réfléchir entre temps à ce que je peux faire pour vous donner les moyens d'affronter l'invocation. Mais rappelle-toi qu'il y aura aussi l’invocatrice... et qu'elle est plus dangereuse que sa création. Bien plus dangereuse. »

Elle détourna ostensiblement les yeux, en caressant la tête que l'un de ses chiens avait posé sur son genou.

« Tu peux partir à présent.

— Ce fut un plaisir pour moi aussi, répondit-il d'un ton dégagé. A demain, donc. »

Elle écouta ses pas s'éloigner, avant de se tourner vers les ombres au fond de la pièce :

« Je sais que tu es là, dit-il d'une voix lasse. Tu as toujours été très douée pour attendre dans les ombres. »

Le femme s'avança ; elle portait un long manteau blanc, qui tombait en plis gracieux jusqu'au sol. Son visage sans âge, aux traits parfaits et sereins n'exprimait aucune émotion visible, pas plus que son regard pâle et lumineux. Une fine écharpe voilait sa chevelure claire. Comment avait-elle pu rester inaperçue, même en retrait dans ce coin obscur ?

« Ainsi, tu laisseras ton frère faire le plus dur du travail. Voilà qui est intéressant ! Je n’aurais pas cru que tu accepterais ainsi de te reposer sur quelqu'un...

— Ce sale petit voleur est ma seule alternative, répliqua Hermine avec hauteur. N'ai-je pas fait le serment de ne plus évoquer notre magie ? »

L'inconnue éclata de rire :

« Ce n'est peut-être qu'un petit voleur, mais toi, tu n'es qu'une petite orgueilleuse. Il ne pourrait rien sans toi et tu ne pourrais rien sans lui. Mais toi, tu as du mal à l'admettre, n'est-ce pas ? »

Hermine se leva, rejetant en arrière ses longues boucles noires :

« Et toi alors, cracha-t-elle, pourquoi es-tu ici ? Pour me narguer ? Pour compter les coups ? Tu pourrais aussi agir pour l'arrêter...

— Le serment, invoqua l'inconnue avec le même calme surréel. Tu ne t'en souviens pas ? »

Les yeux d'Hermine fulminèrent.

« Mais non, je plaisante, bien sûr. C'est juste que ma magie n'est pas de cette nature. Elle est la mort. Je suis la vie. Et tu es tout ce qu'il y a entre les deux. Peut-être qu'après tout, tu ressembles bien plus à ton frère cadet qu'il n'y paraît ! »

La jeune femme aurait voulu protester, hurler, jurer que c'était faux... Mais la visiteuse se contenta de hocher la tête d'un air entendu :

« Peut-être qu'un jour, tu grandiras enfin... et tu réaliseras alors combien vous lui devez, tous autant que vous êtes. Mais pour l'instant, tu n'es encore qu'une enfant ingrate. Penses-y quand son sang coulera à la place du tien... »

Elle sourit, pivota sur ses talons et se dirigea vers la porte du relais de chasse, laissant Hermine seule et pensive, la main serrée sur son médaillon.


Texte publié par Beatrix, 29 novembre 2014 à 13h20
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