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tome 1, Chapitre 4 tome 1, Chapitre 4

Henri se disait souvent que l'appartement de Léo, son frère aîné, ressemblait plus à un musée qu'à un lieu où l'on était sensé vivre. Il n'y avait pas un seul espace qui ne fût occupé par une œuvre d'art : tapisseries, tableaux, sculptures, vases précieux, meubles ouvragés... Lui-même aurait étouffé dans une demeure aussi surchargée, mais il devait avouer que l'endroit reflétait assez bien la personnalité du poète.

Le journaliste s'était installé dans une bergère Louis XV, une jambe négligemment jetée sur l'autre, profitant du contenu divin du bar de son aîné. Il regardait attentivement le maître des lieux, qui se tenait appuyé au rebord de la fenêtre, observant sans la voir l'activité de la rue.

La beauté de Léo était légendaire dans les cercles artistiques des milieux parisiens : ses traits finement ciselés, ses yeux bien fendus aux prunelles ambrées, ses boucles d'un blond solaire, son corps admirablement sculpté avaient inspiré nombre de ses collègues, hommes ou femmes. Son talent flamboyant pour aligner les mots, composer et interpréter d'exquises mélodies en faisait la coqueluche de tout ce milieu bohème et volage.

Henri n'éprouvait aucune jalousie : il était amplement satisfait de ses propres talents. Mais il devait avouer qu'il enviait l'existence désinvolte de son frère ; le jeune homme portait littéralement le monde sur ses épaules et il se demandait parfois comment il trouvait la force de poursuivre. Léo était la seule personne auprès de qui il pouvait s'épancher sans crainte et qui prendrait toujours fait et cause pour lui.

Mais aujourd'hui, les choses risquaient de prendre un tour différent : elles touchaient la seule personne qui était aussi proche que lui, sinon plus, de l'artiste aux cheveux d'or.

« Tu en es sûr ? » finit par demander le poète, en se tournant vers lui.

Henri hocha la tête :

« Je sais qu'elle a rompu avec les deux autres voilà bien longtemps. Et que ses centres d'intérêt ont changé depuis, mais...

— Elle est plus seule que jamais, murmura gravement Léo.

— Tu es là pour elle. »

Le poète sourit tristement :

« Moins que je ne le devrais, sans doute... J'ai toujours préféré me mêler au monde. Elle est de nature solitaire... »

Et sauvage, songea Henri sans le formuler.

Léo abandonna la fenêtre et se rapprocha de lui, le regard troublé :

« Tu ne lui as pas pardonné, n'est-ce pas... ? »

Le jeune homme soupira en reposant son verre sur le guéridon de marqueterie, à côté de la bergère.

« Elle n'avait pas vraiment de tort dans cette affaire. Juste son insensibilité légendaire. Elle qui apprécie si peu les hommes, il a fallu qu'elle s'entiche de l'agresseur de ma mère... »

Il frissonna légèrement en sentant la vieille douleur étreindre une fois encore son cœur :

« Tu n'aurais pas dû nous faire justice, Léo. C’était le rôle de notre père. Mais il a toujours abandonné ses maîtresses à leur triste sort. Tu en sais quelque chose.

— Tu as mis du temps à voir sa vraie nature, remarqua doucement le poète.

— Je plaide coupable sur ce point. Heureusement, ce n'est pas toi que ta sœur a haï, mais moi, pour avoir été la cause de votre différend.

— Tu es son frère aussi. »

Le journaliste secoua la tête avec amertume :

« Non. Un demi-frère, un autre bâtard de notre père, quand toi tu es son frère jumeau.

— Je ne pense pas qu'elle te haïsse. Pas après toutes ces années, du moins.

— Mais je doute qu'elle ait jamais accepté le fait que tu puisses partager tes affections. Elle préférerait probablement que je n'existe pas. Ou que je sois sorti de vos vies. La plupart du temps, elle agit juste comme si je n'existais pas. Comme si elle ne me devait rien. »

Léo soupira ; Henri savait qu'il aurait voulu que les deux personnes qu'il aimait le plus au monde puissent s'entendre, à défaut de s'apprécier. Et dans les faits, le journaliste devait reconnaître qu'il éprouvait une certaine admiration pour sa redoutable demi-sœur : pour son indépendance, sa volonté, sa force, sa beauté farouche... Mais il soupçonnait que de son côté, elle le considérait avec le plus profond mépris. Un fait qui blessait certes son orgueil, mais suscitait également en lui une certaine tristesse, car il savait que Léo en était déçu.

« Si tu estimes qu'il est trop difficile pour toi de lui en parler, autant renoncer, déclara Henri.

— Mais tu souhaites que je le fasse...

— Oui, je ne le nierai pas. »

Le journaliste avala une gorgée d'alcool ambré :

« Quelqu'un s'amuse avec des forces qui n'auraient jamais dû être éveillées. Ni dans ce monde, ni dans l'ancien. Mes rêves ont été particulièrement troublés ces temps derniers. »

Il ferma les yeux, se sentant soudain très las :

« Je n'ai jamais oublié mon ancienne mission, Léo. Ni à quel point elle était importante, ni la douleur profonde qu'elle suscitait parfois en moi. J'y ai appris l'ordre immuable de la création, sa cruauté profonde... mais aussi la compassion. Si notre oncle ne m’avait pas distingué pour cette tâche, je serais resté le laquais de notre père... et juste cela. »

L’amertume déforma brièvement ses lèvres.

« C'est pourquoi j’accepte les missions que me donne ce “gouvernement de plébéien”... comme l'appelle notre père tout en acceptant les courbettes qu'on lui sert ! Ce n'est pas seulement parce qu'en échange, notre famille bénéficie de rentes et d'avantages, mais aussi parce qu'il y a des choses qui ne doivent pas arpenter impunément ce monde. »

Léo serra l'épaule d'Henri d'une poigne chaleureuse :

« Dans le fond, tu as toujours été le plus dévoué de nous tous, sous tes airs de jeune plaisantin oisif ! 

— C'est maintenant que tu le découvres ? rétorqua le journaliste en haussant un sourcil.

— Il faut dire que tu assumes ce rôle avec une troublante perfection... » remarqua son aîné avec son habituel sourire charmeur.

Henri secoua la tête, résigné, mais aussi vaguement étonné de voir le poète d'humeur si légère. Leur relation fraternelle était sans doute la plus sereine que l'artiste volatile était capable d'entretenir. Celle qu'il partageait avec sa jumelle prenait une nuance bien plus sombre, plus tendue.

Même pour des demi-frères, ils étaient profondément, irrémédiablement différent. Le journalisme ressentait le besoin, dans ses instants de doute et de découragement, de se réchauffer à la lumière de cet être flamboyant qu'était Léo. Il se demandait parfois ce que le poète trouvait en lui pour priser sa compagnie. Il ne ressemblait guère à ceux dont s'entourait généralement son aîné. Il pouvait faire preuve d'esprit, mais sa parole était efficace et incisive. Il se savait bel homme à sa façon, mais il n'en usait jamais de façon tapageuse. Il privilégiait le mouvement et l'action, pas la contemplation. Et pourtant, Léo aurait volontiers jeté de chez lui tous ses admirateurs, tous ses amours d'un soir ou deux, toutes ses relations d'importance, même, pour laisser la place à son cadet.

« À quoi penses-tu ? demanda Léo d'un ton soupçonneux, démenti par l'éclat d'amusement dans ses yeux d'or.

— À toi. À nous. À notre famille. À notre belle fraternité ! »

Il leva son verre en guise de salut et avala une longue lampée.

« Et au fait que tu vas aller trouver Hermine et l'interroger sur cette affaire. Il faut juste que tu la persuades de me parler. »

Il plissa rêveusement les paupières :

« Peut-être se sentira-t-elle assez concernée pour accepter de me recevoir...

— Peut-être. C'est difficile à dire. »

Léo lâcha son épaule et se détourna légèrement ; son visage était devenu soucieux. Il n'avait jamais vraiment su cacher ses émotions. Mais il n'en avait jamais eu besoin non plus.

« A quoi penses-tu ? »

Le poète passa une main dans ses boucles, les laissant souplement retomber autour de son col, en un geste qui aurait semblé délibérément séducteur à toute autre personne que son frère. Il tourna vers Henri des yeux remplis d'inquiétude :

« Que feras-tu si elle refuse de t'aider ? »

Le jeune homme haussa les épaules :

« Je l'ignore... J'essaierai sans doute de tirer quand même cette histoire au clair, parce que je ne résiste jamais à l'attrait d'un mystère.

— Mais tu sais que cela peut se révéler extrêmement dangereux ! Pourquoi risquer autant, alors qu'on ne t'a même pas sollicité ? »

Henri haussa les épaules : il comprenait parfaitement pour quelles raisons il n'avait pas été officiellement investi du traitement de cette affaire. Il avait lui-même établi les règles quand il avait commencé à travailler pour le bureau des Affaires hermétiques.

« Oui, j'en suis conscient.

— Alors... pourquoi ?

— Comme je te l'ai dit, certaines choses ne doivent pas arpenter impunément ce monde. »

Léo secoua la tête :

« Tu sais que j'en ai assez de me ronger les sangs pour toi ? remarqua-t-il affectueusement. Tu es exaspérant parfois !

- Oui... Je sais. Mais cela fait partie de mon charme. »

Léo tenta d'imposer d'imposer un plis sévère à ses lèvres, sans véritable succès.

« Je vais aller à Ambrosia dès ce soir pour lui parler, promit-il. Uniquement pour t'empêcher de faire une bêtise. »

Henri tourna vers lui un visage innocent :

« N'est-ce pas le rôle des grands frères, après tout ? »

* * *

Les jours étaient de plus en plus courts, comme novembre approchait. La jeune femme avait passé une journée exécrable. Elle avait même laissé filer deux de ses proies et s'en était prise injustement à ses chiens. Les deux griffons fauves ne lui en voulaient guère, témoignant de cette loyauté presque absurde qui était le propre de leur espèce. Elle était rentrée plus tôt que d'habitude et demeurait assise dans son fauteuil préféré, devant la cheminée. Sous la lumière mouvante des flammes, les massacres de grands cerfs accrochés aux murs projetaient des ombres étranges et diabolique dans la pièce.

Habituellement, l'arrivée de la nuit la rendait sereine, mais cette fois, il en allait tout autrement. Elle se sentait nerveuse, inquiète ; elle ne parvenait pas à trouver le repos. Des rêves lancinants, échos d'un lointain passé, troublaient son sommeil. Elle se leva, resserra la ceinture de son peignoir de soie et passa les mains dans ses longues boucles sombres. Le miroir au-dessus du linteau lui renvoyait son image : un visage pâle et parfait, des yeux de nuit ou passait parfois l'éclat d'une lumière d'or blanc… Sa main plongea dans son décolleté, attrapant le pendentif qu'elle portait au cou et qui ne la quittait jamais : son signe d'appartenance aux « Douze », cette mystérieuse et puissante famille qui avait échoué sur le territoire de France après une histoire longue et tumultueuse. Mais cela ne lui apporta aucune réconfort ; d'autres visages issus d'un temps révolu étaient venus la hanter.

Derrière son épaule, elle pouvait presque voir leurs traits se dessiner. L'une possédait des cheveux pales et des yeux presque incolores, dans un visage ciselé et serein. L'autre était aussi brune qu'elle, mais des reflets de sang jouaient dans ses prunelles ; une malice immémoriale teintait son expression. La jeune femme ferma les yeux, tentant de les faire disparaître, mais quand elle les rouvrit, une toute autre physionomie accueillit son regard : les orbites vides d'un crâne décharné, figé dans un éternel sourire grimaçant.

Elle poussa un cri et se recula vivement. Elle n'était pas sensible, bien au contraire. Mais la sensation de malaise grandissant qu'elle ressentait ces temps derniers lui faisait penser que quelque chose de néfaste se tramait. Quelqu'un puisait à une source que par un triple serment, ses compagnes comme elle-même avaient promis de ne plus invoquer. Après avoir accepté ce pacte de séparation, elle était revenue vers sa famille – même si c'était essentiellement symbolique.

Peu à peu, son trouble se mua en colère. Sa main se posa sur un pot d'étain placé sur le linteau de la cheminée ; elle le projeta sur le miroir, étoilant la surface. Elle serra les poings, sentant des larmes brûlantes lui monter aux yeux. Le passé était mort, révolu, et il était destiné à le rester.

Les éclats du miroir lui renvoya l'image fragmentée de son visage blême, de son regard hanté par les ombres. Elle devait parler à son frère, lui demander d'user de sa Vision pour déterminer quelle magie de nuit et de mort avait été éveillée, quand la lune brillait dans le ciel. Mais qui disait « mort »... impliquait aussi, probablement, de converser avec le Morveux, même si elle n'avait aucune envie de mêler son embarrassant demi-frère à ses affaires.

La jeune femme s'écarta de son reflet ; dans ce mouvement brusque, elle manqua de trébucher sur le fauteuil et commençait à basculer, quand deux bras vigoureux vinrent la retenir.

En tournant la tête, elle rencontra des prunelles dorées qu'elle connaissait bien – et affectionnait par-dessus tout.

« Est-ce que tu vas bien ? » demanda son frère jumeau, inquiet.

Elle baissa la tête en serrant les dents, incapable, même devant la seule personne en qui elle plaçait sa confiance, de révéler sa faiblesse.

Elle secoua ta tête :

« Je sens quelque chose se tramer… d'obscur et de dangereux.

— Lié à la Lune ? »

Elle le regarda avec surprise :

« Mais comment le sais-tu... ? »

Il se contenta de sourire ; la prenant par le bras, il la conduisit vers son fauteuil où il la fit asseoir, avant de s'installer sur l'accoudoir, comme à son habitude :

« Voilà exactement ce qui s'est passé... »


Texte publié par Beatrix, 14 novembre 2014 à 22h28
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