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tome 1, Chapitre 44 tome 1, Chapitre 44

Toulouse, mercredi 11 août 2032

« Tiens papi, on t’a apporté des dessins ! »

Lentement, très lentement, Théodore tourna sa tête vers son petit-fils, comme une tortue s’apprêtant à changer de direction. Le bandage blanc, bien serré autour de son crâne lisse, renforçait cette impression. Tout comme ses cheveux et sourcils disparus, remplacés par une peau rose pâle que le soleil n’avait encore jamais effleurée.

Le cœur gonflé de tristesse, Suzanne se désola de le voir aussi diminué. Si peu d’énergie, si peu de présence dans ses yeux… Les pupilles de Théodore restaient attentives à leurs gestes et à leurs mots, mais son esprit semblait en retrait, à moitié endormi. Absent.

Je dois tenir. Rester forte, pour les petits.

« Pose-le là, Chouchou »

Raphaël obéit et déposa ses cadeaux de papier sur la table de chevet.

« On peut en accrocher deux, un dessin chacun. Lesquels vous choisissez ?

— Celui-là ? suggéra Léonie en indiquant un grand oiseau au plumage rouge ourlé de jaune.

— Je choisis lui ! »

Raphaël brandit un gribouillis ressemblant vaguement à un arbre, sous lequel se tenaient quelques bonhommes aux jambes démesurées.

« Parfait. Tu me passes le scotch, Rapha ? Dans mon sac, sur la chaise. »

C’était mercredi, le jour des enfants. Comme ils n’avaient pas école aujourd’hui, Suzanne s'était proposée de les garder ce jour-là, pour laisser le temps à leurs parents et à Charlotte de se reposer. Tous les quatre se relayaient au chevet de Théodore. Et ils désespéraient de voir son état de santé s’améliorer. Chaque jour, il semblait leur échapper un peu plus…

La chute avait été vertigineuse. Depuis son hospitalisation, il paraissait avoir vieilli de 5 à 10 ans. Suzanne le reconnaissait à peine ; il dormait énormément et même quand ses yeux étaient ouverts, il restait souvent passif. Il répondait rarement quand on lui parlait, ce qui n’empêchait pas Suzanne de lui raconter des banalités comme elle savait bien le faire. Elle lui apportait aussi des petits cadeaux dans l'espoir de lui arracher quelques miettes d'attention. Parfois, ça marchait. Parfois, il arrivait à parler et elle le retrouvait, l’espace d’un instant. Mais pas cet après-midi… Il s’était à nouveau réfugié dans son mutisme, prisonnier de sa tête et du mal invisible qui le rongeait.

« Merci, Rapha ! On va les suspendre au-dessus de la tête de lit, d'accord ? »

Elle récupéra le scotch et fixa un premier dessin, celui de l’oiseau. C’est là qu’entra une infirmière, une jeunette souriante qu’elle commençait à bien connaître – sa positivité lui remontait le moral, les jours les plus sombres. Elle s’appelait Jeanne, comme le précisait le badge épinglé à sa blouse. Jeanne les salua et s’approcha du lit.

« Rebonjour, monsieur Leroux ! C'est l'heure de la consultation. Le médecin va bientôt arriver ! Je vais lui prendre la tension, dit-elle à Suzanne. Vous pourriez sortir un instant ? Ça ne devrait pas prendre plus de 10 minutes. »

Suzanne guida les enfants dans le couloir, jusqu’à une série de sièges près des ascenseurs. Le médecin passa bientôt devant eux, leur adressa un signe de la main, puis rentra dans la chambre de Théodore.

Assise dans ce lieu de passage où circulaient membres du personnel, patients et visiteurs, Suzanne commençait à comprendre la réticence de son mari à l’idée de se faire opérer. Tout ici était si impersonnel, si froid… Ça sentait la mort et le désinfectant, celui qu’on applique sur la peau avant d’y plonger une seringue. On était si loin du confort d’un canapé, de l’intimité d’un chez soi, de l’odeur d’un ragoût qui mijote sur le feu. Théodore aurait voulu passer ses derniers jours à la maison… Elle le savait, mais n’avait pu s’y résoudre car rien n’était encore joué : il lui restait peut-être des mois, voire des années à vivre ! Il lui semblait impensable de ne pas essayer. Mais si l’opération échouait… elle aurait gâché ses derniers instants.

Est-ce que j’ai eu tort ?

À ses côtés, blottie contre son bras à cause du manque de place, Léonie soupira.

« Dis, mamie…

— Oui, chérie ?

— Tu penses que papi s'est déjà réincarné ? »

La question la plongea dans la perplexité. Suzanne baissa les yeux sur petite fille et ne lut, sur son visage, que de la résignation. À 10 ans, Léonie avait bien compris ce que tous les adultes essayaient de lui cacher : son grand-père allait mal et risquait de ne jamais leur revenir. Malgré ça, elle ne paraissait aucunement bouleversée. Quant au petit Raphaël, il ne posa aucune question ; il continuait à balancer ses jambes d’avant en arrière, perdu dans ses pensées. Avait-il entendu Léonie ? Et si oui, comprenait-il vraiment le terme de réincarnation, à seulement 4 ans ? Savait-il seulement ce que mourir signifiait ? Tous les deux se montraient tellement calmes, presque philosophes, face à la situation… Alors qu’elle, Suzanne, peinait à trouver de l'apaisement dans ses croyances. Elle avait beau avoir foi en Dieu et en l’au-delà, elle n’avait pas envie de leur céder son mari pour autant. Elle le leur disputerait jusqu’au bout, sans cesser d’espérer !

Une pression sur son bras lui rappela que Léonie attendait toujours sa réponse. Hélas, elle n’en avait aucune à lui donner ; elle ne possédait que des questions – une bonne centaine au moins – et en piocha une au hasard :

« Pourquoi tu dis ça, chérie ?

— Parce que... C'est comme s'il était déjà plus là. On dirait que sa tête est vide et qu’il ne reste que son corps. On dirait que son âme est déjà partie. Tu ne penses pas, mamie ?

— Mmh... Je vois ce que tu veux dire. »

Suzanne baissa la tête. Léonie avait raison, à sa façon : Théodore semblait déjà loin, comme si le Seigneur avait réclamé son âme avant l'heure. Mais il pouvait encore revenir ! Les médecins l’avaient dit et elle avait décidé de les croire. Quant au sujet de la réincarnation, elle préféra l’esquiver afin de ne pas influencer Léonie. Au moins, maintenant, l’idée ne la révoltait plus. Et par respect pour Théodore, elle avait cessé de considérer ses partisans comme touchés par la folie. C’est ce qui lui permit de servir une réponse neutre à Léonie et d’y insérer le plus de réconfort possible :

« C'est quand même gentil de lui avoir fait tous ces dessins. Je suis sûre qu'une partie de lui les a vus et qu'il les aime beaucoup. »

La fillette afficha un air dubitatif et détourna les yeux. Elle ne semblait pas satisfaite de sa réponse. Dommage, car Suzanne n’avait rien de mieux en réserve. Difficile de consoler quelqu’un lorsqu’on est soi-même abattu.

✲°˖✧*✧˖°✲

Lorsqu’Antoine revint chercher les enfants, il proposa à Suzanne de la ramener à la maison. Elle refusa :

« Je vais rester avec lui.

— M’man... Tu ne vas pas dormir, encore.

— Et alors ? Je me reposerai demain quand Charlotte viendra prendre le relais. »

Antoine soupira. Elle ne changerait pas d’avis et il le savait.

La voilà seule, dans le hall de l’hôpital. Ses yeux fixaient les portes vitrées que venaient de franchir son fils et les petits. Elle distinguait encore leurs trois silhouettes, de dos, qui se découpaient sur le couchant. Une sensation d’étouffement la saisit. Sans trop savoir pourquoi, elle se sentait abandonnée. Terrifiée. Un peu comme un enfant, à son premier jour d’école, qui voit sa mère s’éloigner. Antoine lui avait pourtant laissé le choix : elle aurait pu rentrer et retrouver Charlotte à la maison.

Mais non. C’est ici qu’elle devait se trouver.

Avant de retourner affronter ses démons dans la chambre de Théodore, elle se dirigea vers la cafétaria pour y prendre un léger dîner. C’est là qu’elle reçut un appel de sa fille :

« Eh bien ? Antoine m’a dit que tu ne rentrais pas ?

— Désolée. Tu as besoin de moi ?

— Non… Je m’inquiète, c’est tout.

— Tout ira bien. J’arrive à m’endormir dans le fauteuil, près de son lit.

— Maman…

— S’il te plait, n’insiste pas. J'ai envie de rester là ce soir. J'en ai besoin.

— Bon. Mais fais attention à toi… Tu es fragile, aussi.

— Ça ira, je t’assure. Bonne nuit, à demain, ma chérie. »

Lorsqu'elle remonta, Théodore était réveillé. Il semblait même attentif ! Aussi alerte qu’avant son opération. Son cœur bondit dans sa poitrine. Dieu avait-il répondu à ses prières ? Une seule façon de vérifier :

« Bonsoir, Théo ! Comment était ton dîner ? L'infirmière a déjà débarrassé ton plateau ? »

Est-ce qu'il venait de lui sourire ? Mais oui ! Il hocha même la tête une fois pour répondre. Voilà des jours qu’elle ne l’avait pas vu aussi réactif.

Seigneur, merci…

« Je vais rester avec toi, ce soir. D'accord ? »

Il opina du chef, pour la deuxième fois. Théodore était de retour ! Et sous ses yeux incrédules, il souleva l'une de ses mains qu’il tendit vers elle. Rendue muette par l’émotion, Suzanne s’approcha et enveloppa sa main dans les siennes. Sans crier gare, une larme s'échappa de ses yeux. Théodore avait dû s’en apercevoir car son sourire s’évanouit aussitôt.

« Pourquoi ? articula-t-il d'une voix traînante.

— Pour rien... Je suis contente de te retrouver, c'est tout. Théodore, je… Je t'aime, tu sais. »

Son sourire revint, aussi beau qu’une fleur déployant sa corolle.

« Moi aussi. Mais il ne faut pas pleurer. »

Suzanne avait crié victoire trop vite. Théodore s’exprimait toujours avec une extrême lenteur, même si ses phrases avaient gagné en complexité.

« Je ne pleurais pas vraiment. »

Son front se plissa, ses yeux s’assombrirent. Sa réponse tarda à venir et Suzanne craignit un instant qu’il ne soit retombé dans l’apathie.

« Je n'aime pas quand tu pleures, dit-il enfin.

— Excuse-moi. C'est juste… difficile de te voir comme ça. »

Un vague de culpabilité lui noua la gorge. Elle hésitait à lui présenter des excuses, car s’il était ici, avec tous ces bandages et ces tuyaux, c’était de sa faute. S’il avait l’esprit embrouillé, s’il avait mal à cause de l’opération, c’était aussi à cause d’elle. Mais si elle n’avait rien dit, si elle l’avait laissé décider, peut-être qu’il ne serait déjà plus là du tout. Alors elle s’abstint.

Profite plutôt du moment. La vie est si fugace.

Si seulement elle l’avait réalisé avant… Tant de mois gâchés à se chamailler pour des bêtises alors qu’ils auraient pu être heureux. Le temps se fichait de leurs querelles, il n’attendait personne.

« Alors, tu me racontes ce que tu as mangé ? » demanda-t-elle pour le maintenir éveillé.

Ils bavardèrent un moment. Suzanne parlait bien plus que lui, qui ne faisait souvent que réagir. Mais à chaque phrase qu’il parvenait à formuler, espoir et gratitude grandissaient en elle. Et puis la fatigue finit par l’emporter.

« Je crois que je vais dormir...

— Bien sûr. On a beaucoup parlé... Tu dois être fatigué.

— À demain, ma Suzon. Fais de beaux rêves. »

Ma Suzon… Il y avait si longtemps qu'il ne l'avait plus appelé par son surnom. Son nez recommençait à picoter, ses yeux à s’humidifier. Ne pas pleurer, non ! Il n’aimerait pas ça. Elle renifla, camoufla ses émois sous un sourire, puis se pencha sur lui pour embrasser son front. Enfin, elle remonta sa fine couverture sous son menton et murmura :

« Bonne nuit, mon ange. À demain. »

Elle se releva pour éteindre la lumière. Mais au lieu de s’installer dans son fauteuil pour y somnoler, elle sortit de la salle, s'éloigna de quelque pas et fondit en larmes.

Théodore ne se réveilla jamais.

✲°˖✧*✧˖°✲

Six jours et un enterrement plus tard, la famille se retrouvait réunie chez Suzanne pour un dernier buffet. Rien de fastueux, juste de quoi clôturer la cérémonie sur une note positive. Ses deux sœurs étaient venues de Bretagne pour assister aux obsèques, ainsi que leurs enfants et petits-enfants. Théodore était fils unique, mais son jeune cousin parisien était descendu avec sa femme. Il n'y avait qu'aux fêtes de Noël qu'ils parvenaient à se réunir ainsi – et encore, pas toujours au complet ! – ce qui donnait à cette journée une saveur très spéciale, douce et amère à la fois.

Sur la table du jardin, Suzanne avait placé les fameux classeurs de Théodore. Le grand rouge en particulier – le plus récent de tous – trônait au milieu, grand ouvert. Les invités le feuilletaient avec curiosité, admirant et commentant le travail et la minutie de son créateur.

Elle avait lustré et placé ses trophées d'escrime à différents endroits du salon, un peu comme dans un musée d’art. Elle avait invité ses hôtes à en récupérer s’ils le souhaitaient ; une partie de Théodore continuait à vivre dans ces coupes dorées, elle en était persuadée – même si ce n’était pas très chrétien comme façon de penser. Elle en garderait une pour elle, sa préférée, la toute première qu’il avait gagnée et qu’il était venu lui montrer, triomphant, chez le fleuriste où elle travaillait à l’époque.

L'après-midi touchait à sa fin. Ceux qui habitaient loin avaient déjà repris la route. Suzanne commençait à ranger lorsque Léonie déboula depuis l’arrière de la maison, son frère sur les talons.

« Elle est revenue ! On l'a trouvée ! Elle est vivante ! Venez voir ! »

Suzanne fronça les sourcils en reposant la pile d’assiettes qu’elle tenait dans ses mains.

« Elle ? De quoi ?

— Viens, mamie, viens, insista Raphaël en la tirant par sa manche. »

Charlotte, qui l’aidait à débarrasser, les accompagna vers le garage qui, à défaut d’héberger une voiture, tenait lieu de cabane à outils. Raphaël leur indiqua une brouette à demi recouverte d'une bâche poussiéreuse et posa un doigt sur sa bouche. Ils s'approchèrent, doucement... C’est alors qu’elle les entendit : de minuscules et adorables petits couinements. Elle parcourut les derniers mètres, souleva la bâche avec précaution et s’émerveilla de sa découverte.

À l'intérieur, Ernestine.

Et une portée de chatons nouveaux nés, blottis contre son sein.


Texte publié par Natsu, 2 août 2021 à 05h45
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