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tome 1, Chapitre 38 tome 1, Chapitre 38

Liens des musiques à écouter pendant la lecture :

- Commencer la lecture avec le concerto pour flûte et harpe K.299 (mouvement Andantino) de Mozart (https://youtu.be/MVFGgC3Iryc)

Puis, quand le texte l'indiquera, passer à :

- Air on the G String, suite no 3, de J.S. Bach (https://youtu.be/01WW3W8k4-w)

- Symphonie n° 7, second mouvement, de Ludwig Van Beethoven (https://youtu.be/mgHxmAsINDk)

- Canon en D majeur de Pachelbel (https://youtu.be/NlprozGcs80)

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Tampa, mardi 20 juillet 2032

« Sao-chan,

J’espère que cette lettre parviendra jusqu’à tes yeux, et que tu auras la patience de la parcourir jusqu’au bout. Ce ne serait pas la première que je t’envoie et je n’espère aucune réponse. Mais si tu ne dois en lire qu’une, j’aimerais que tu choisisses celle-ci. Car elle sera, je suppose, la dernière de toutes. »

C’était la cinquième depuis son arrivée à Tampa. Et plus le temps passait, plus ses lettres s’étaient espacées. Avant son départ pour l’Amérique, Keitaro ne s’était jamais donné la peine d’en rédiger. Déjà, il détestait son écriture. Petite, brouillonne. Ensuite, il devait sans arrêt vérifier le tracé de chaque kanji[1] un peu difficile, car – à l’instar de beaucoup de japonais – il était trop habitué à rédiger sur téléphone ou ordinateur. Enfin, il avait toujours du mal à trouver les bons mots. Il ne s’était jamais considéré comme quelqu’un de… romantique. Ce qui fait qu’il y passait des heures, hésitant à chaque phrase, barrant, réécrivant, barrant encore jusqu’à s’estimer satisfait.

Dans ses conditions, ne recevoir que de l’indifférence en retour s’avérait encore plus douloureux.

« Tu n’as sans doute pas envie de lire ça, et tu ne me croiras peut-être pas, mais j’aimerais quand même te dire que vous me manquez. Toi et Jun. »

Ton père, beaucoup moins. Mais je ne peux pas écrire ça. Ce ne serait pas très… délicat.

« J’espère, enfin, que cette lettre vous trouvera en bonne santé, tous les deux. », ajouta-t-il à son introduction.

À ses oreilles, le concerto pour flûte et harpe K.299 (mouvement Andantino) de Mozart, doux et mélodieux, céda la place à un autre, plus tragique, de J.S. Bach. Exactement ce qu’il lui fallait pour enchaîner. Air on the G String, suite no 3.

Cette lettre, il en connaissait le contenu depuis longtemps. L’idée lui était venue à l’hôpital et son séjour prolongé dans cette chambre aseptisée lui avait permis de la développer, de la dérouler lentement dans son esprit. Il aurait pu coucher les mots sur papier à ce moment-là, mais il lui manquait certaines informations cruciales qu’il n’avait pu récupérer qu’hier – avec son ordinateur et la possibilité de se connecter aux bases de données de Rhapsody Blue sur des horaires qui n’éveilleraient aucun soupçon.

Un dernier geste. Suicidaire. Avant de partir.

Il aurait pu hésiter encore longtemps à passer à l’action s’il n’y avait eu ce déclencheur, dimanche dernier.

Il aurait vraiment dû raccrocher…

Il aurait préféré ne rien entendre de cette conversation et continuer à se bercer d’illusions. Mais il avait choisi de se montrer curieux ; à lui d’en assumer les conséquences.

« Je n’aime pas Keitaro. »

« Tu sais, je vais t’avouer quelque chose… si tu me promets de le dire à personne. »

Non, décidemment… Il n’avait plus rien à faire ici – et n’aurait peut-être jamais dû y mettre les pieds.

Un profond soupir lui échappa. Il ferma les yeux un instant et se concentra sur la musique, s’imprégnant du désespoir qui coulait de son casque audio jusque dans son cerveau. Son stylo s’agitait dans les airs au rythme du piano de J.S. Bach. Et lorsque le morceau atteignit son apogée, sa main retrouva le chemin du papier.

« Mais si je t’écris aujourd’hui, ce n’est pas pour t’exposer des banalités. Comme tu l’as vu dans cette enveloppe, je te joins (enfin ?) les papiers de divorce. Signés. J’aimerais qu’on oublie cette histoire de procès. Je n’ai pas envie de me battre avec toi au tribunal. J’y ai bien réfléchi et je pense que ça n’a aucun sens... Je te cèderai tout ce que tu voudras, tout ce dont tu auras besoin, tu l’auras. Pour Jun, aussi, je m’en remets à toi. Je te laisse le choix du mode de garde – même si j’espère que tu me laisseras parfois le voir.

En échange, je ne te demande qu’une seule chose. S’il te plait… Attends-moi pour les signer.

Tu n’y es pas obligée, bien sûr. Tu es libre et je sais que je prends un risque. Mais j’apprécierais si, avant de remettre les papiers à la mairie, tu acceptais de me revoir et de discuter, une dernière fois. Je ne demande rien de plus.

J’ai demandé mon transfert hier. La direction a accepté. J’ai encore deux semaines de travail devant moi (pour former les nouveaux) et je pourrai partir. Dans trois semaines au plus, je serai de retour au Japon. Penses-tu pouvoir attendre jusque-là ?

Pour t’encourager à accepter, j’ai décidé de t’offrir autre chose. De prendre un autre risque, bien plus grand. Ce cadeau, c’est une information, mais pas seulement. C’est aussi un moyen de pression que tu pourrais utiliser contre moi si tu le souhaites. Car je brave quelques interdits en te la divulguant. J’ai joué avec les limites de mes responsabilités pour aller la chercher et je commets une faute professionnelle, vraiment grave, en te la donnant. »

Symphonie n° 7, second mouvement, de Ludwig Van Beethoven. Keitaro s’enivra des notes qui enflaient, grimpaient vers les aigus, des violons qui gémissaient, des graves qui résonnaient dans sa poitrine. Il frissonna, serra son stylo dans son poing. Lorsque le morceau prit fin, il le rejoua.

À quelques centimètres de sa tête, posée sur son bureau, une bougie. Sa petite flamme dansait au rythme de sa respiration. Il n’aurait jamais pensé les allumer un jour, ces cierges offerts par le barman du Coco Loco. Une grande première pour lui, qui n’en avait jamais utilisé. Mais ce soir, il trouvait le moment approprié pour essayer. Après avoir fouillé tous les tiroirs de la cuisine, il avait fini par trouver un briquet. L’odeur florale qui s’en dégageait lui agressait les sinus, mais cette atmosphère vacillante l’aidait à trouver ses mots. Il poursuivit :

« Si tu me détestes, si tu m’en veux au point de souhaiter me nuire, je t’en prie, ne t’en prive pas et accuse-moi publiquement. Ce sera ma pénitence…

Cette information concerne notre fils, Jun.

Je ne sais pas ce que tu penses de la réincarnation, nous n’en avons jamais parlé – même si j’aurais aimé ça, en discuter avec toi. En tout cas, depuis le début de mes recherches ici, il m’est arrivé plusieurs fois de chercher le nom de Jun dans la base de données citoyenne du Japon (car j’ai pu conserver mes accès). J’espérais que tu l’emmènes se faire enregistrer, même s’il était encore jeune. Et jusqu’à hier, je ne l’ai jamais trouvé.

Je ne sais pas ce qui t’a décidé à le faire avant d’y être obligée. J’avoue que j’étais surpris. Comme tu l’imagines, j’ai aussitôt vérifié si son code possédait un doublon, quelque part. Et j’ai trouvé ! Tu aurais pu le voir aussi, si la plateforme de volontaires était encore accessible. Ou si les scan RB prenaient encore en compte les personnes décédées. Mais dans un cas comme dans l’autre, tu n’aurais jamais eu tous les détails que je m’apprête à te livrer. J’espère seulement que tu trouveras un intérêt au résultat… »

Mozart succéda à Beethoven dans sa playlist aléatoire, avec une symphonie bien trop vive et allègre à son goût. Il fit jouer ses doigts sur l’écran de son téléphone jusqu’à tomber sur une mélodie plus adaptée à son humeur. Aux premières notes du célèbre canon en D majeur de Pachelbel, il monta le son, puis reprit sa lettre :

« Le nom de son jumeau ne m’évoque rien, mais en observant son profil, j’ai pensé que toi, peut-être, tu la connaissais : une dame décédée à 91 ans. Une ancienne prof de piano, dont l’adresse (à sa mort) correspond au quartier de tes parents, à Setagaya. Je me suis demandé si tu avais fréquenté ses cours, plus jeune. Ou peut-être t’es-tu promenée de ce côté, quand tu étais enceinte ? Ou peut-être cette dame partageait une forme de connexion avec toi ? Qui sait… On ne sait pas encore très bien comment ça fonctionne. En tout cas, cette personne s’appelait Maeda Hiruko. Elle est décédée il y a 5 ans environ. Est-ce que ça te dit quelque chose ? »

Je ne sais pas ce que cette information changera pour toi. Peut-être tout. Peut-être rien, ou pas grand-chose. Mais en m’exposant ainsi, je voulais aussi que tu comprennes à quel point vous êtes importants pour moi. Toi et Jun. Je n’ai jamais cessé de penser à vous. Je ne vous ai jamais trahis. Je vous le jure.

À bientôt,

Kei-chan »

Il y avait un tas d’autres choses qu’il aurait aimé lui dire. Par exemple, à quel point il trouvait facile, aujourd’hui, de mettre fin à ses jours de façon prématurée pour tout recommencer à zéro. Plus d’obligations, plus de responsabilités, plus de culpabilité ! Depuis un an, il avait été tenté plusieurs fois de céder aux sirènes de la mort. Il y avait encore réfléchi sur son lit d’hôpital. À ce qu’il aurait perdu ou gagné, en mourant pendant l’attentat.

Et il était fier, à présent, de pouvoir affirmer qu’il n’en avait plus envie. Que ce n’était plus une option pour lui. Qu’il trouvait ça lâche et qu’il exécrait cet homme-là, qui portait son nom et fuyait sans arrêt. Il changerait, il voulait changer ! Et il n’attendrait pas de trépasser pour essayer.

Mais tout ça, qu’est-ce que ça pouvait bien lui faire, à Saori ? Et s’il devait le lui expliquer, mieux valait que ce soit de vive voix.

Keitaro souffla la bougie et ralluma sa lampe de bureau. Il plia la lettre, la glissa dans une petite enveloppe, qu’il inséra ensuite dans une plus grande : celle qui contenait les papiers de divorce. Puis il scella le tout et inscrivit l’adresse. Il ne lui restait que deux tâches à accomplir avant d’aller dormir.

Prévenir Saori et son père de son envoi pour être certain qu’il ne finirait pas, lui aussi, à la poubelle.

Et acheter ses billets d’avion.

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Notes de bas de page :

1. Caractères issus de l'alphabet chinois, utilisés dans le système d'écriture japonais.


Texte publié par Natsu, 27 juillet 2021 à 06h24
© tous droits réservés.
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