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tome 1, Chapitre 30 tome 1, Chapitre 30

Toulouse, jeudi 26 mai 2033

« Pi, pii, piii piii… pi, pii, piii piii » pépiaient quelques passereaux.

Le meilleur réveil matin qui soit – celui des beaux jours. Suzanne ouvrit un œil. Une douce odeur de café s’infiltrait par les interstices de sa porte de chambre, flottait jusqu’à ses narines. Elle ouvrit l’autre œil, puis s’étira, longuement. Elle fit craquer son dos, se redressa et enfila ses pantoufles à fleurs. Puis elle actionna la poignée de sa fenêtre et repoussa ses volets de bois aux charnières rouillées.

« Bonjour les bavards ! », lança-t-elle aux squatteurs à plumes de son jardinet.

Elle bâilla et traîna ses chaussons jusqu’à la salle de bain où elle effectua un brin de toilette. Toute à ses ablutions, elle entendait son mari s’affairer en cuisine. Bruits de tiroir qui s’ouvrent et se ferment, tintement des couverts, frémissement de l’eau dans la bouilloire… Comme tous les matins depuis qu'ils vivaient ensemble, Théodore se faisait un plaisir de lui préparer le petit déjeuner. Il fallait que tout soit prêt dès qu’elle le rejoignait. Son petit jeu consistait alors à prétendre que tout était apparu sur la table comme par magie. Lui-même se tenait assis, derrière son journal, à remuer son café froid comme s’il n’avait jamais bougé de sa chaise. Il s’en amusait, et il savait qu’elle aussi. Même ces temps-ci où la météo entre eux était à l’orage, il n’avait jamais cessé.

Ce matin encore, il jouait son éternelle comédie.

« Bonjour, ma Suzon. »

Il écarta légèrement son journal pour lui présenter son front. Elle se pencha pour y déposer un baiser.

« Bien dormi ? » lui demanda-t-il en ramenant ses yeux sur l’article qu’il était en train de lire.

Elle grogna en guise de réponse. À quoi bon se fatiguer à lui donner des détails ? Il ne l’écoutait pas vraiment, de toute façon. L’actualité du jour dépassait de loin la qualité de ses nuits, sur l’échelle des intérêts personnels de Théodore. Alors, elle récupéra son arrosoir en métal – dont la peinture verte s’était presque entièrement écaillée, le remplit à ras bord et entama sa tournée matinale.

« Diding… Diding… Diding… » carillonnait la cuillère à café de son mari.

Ce son, similaire à celui d’une cloche de table, lui donnait toujours l’impression qu’il appelait ses plantes à la soupe. « Diding, diding, c’est l’heure ! ».

Quand elle eut terminé, elle refit griller ses tartines, se servit en eau chaude et s’assit en face de Théodore. Elle aimait ce moment de la journée car il lui offrait une sorte de trêve : au petit déjeuner, on ne se disputait pas. Au pire des cas, on mangeait en silence, plongé dans ses pensées.

« Rooh ma Suzon, tu sais ce que je viens d’apprendre ?

— Non ?

— On a retrouvé la forme réincarnée de Marc LeGuen ! »

Le nom lui disait vaguement quelque chose, mais il était bien trop tôt pour réfléchir. Elle préféra feindre l'ignorance que se casser le ciboulot.

« Qui ?

— Mais tu sais, cet acteur français… mort il y a 4 ou 5 ans.

— Connais pas.

— Mais enfin… Celui qui a joué dans “À l’ombre des oliviers” ?

— Ah.

— Eh bien… Il paraît que le gamin lui ressemble ! Celui qui possède le même Rhapso-code que lui. »

Cette nouvelle l’intéressait autant que son rond de serviette. Elle choisit de ne pas relever, espérant que son silence le décourage à poursuivre ses explications. Échec.

« C’est un petit bonhomme de trois ans, un canadien. Apparemment, une partie de la famille de l’acteur s’est expatriée là-bas il y a longtemps. Il est tout blond, comme lui. Il a les mêmes yeux un peu tombants. Tiens, regarde ! »

Il retourna sa page vers elle pour lui montrer. Elle plissa les yeux et hocha la tête. Ne pas s’énerver. Respecter la trêve du matin. Rester coite et manger sa tartine.

« C’est fou, non ? insista-t-il. Cette ressemblance physique... Et ses talents d’acteur, tu penses qu’il en héritera aussi ? Ça, ce serait vraiment incroyable. »

Un frisson parcourut l’échine de Suzanne, qui resserra sa veste en laine contre sa poitrine. Elle prit une longue inspiration un peu tremblante, bloqua son souffle quelques secondes, puis expira lentement. Son calme retrouvé, elle s’adressa à son mari :

« Théodore…

— Quoi ?

— Tu sais très bien ce que je pense de tout ça.

— Oui…

— Alors pourquoi tu m’en parles ? Si tu continues, on va encore se disputer. C’est ça que tu veux ? »

Il se renfrogna et se tassa un peu plus derrière son rectangle de papier recyclé.

« Bien », conclut Suzanne en appliquant une couche généreuse de confiture par-dessus le beurre de ses toasts.

Désamorçage réussi, conflit évité. En revanche, ils ne décrochèrent plus un mot du repas, ce qui arrivait de plus en plus souvent. Si seulement Théodore avait su résister à cette folie qui s’était emparée du monde. Si seulement il pouvait comprendre, à l’image de Charlotte, qu’on pouvait avoir un avis contraire.

Elle, Suzanne, ne se laisserait pas contaminer par toutes ces mystifications. Il n’y avait qu’un Dieu, unique et bienveillant, et pour ce qu’elle en savait, la réincarnation n’avait jamais fait partie du dogme catholique. Libre aux gens de boire les yeux fermés les élucubrations de Rhapsody Blue. Pour sa part, même si le monde devenait cinglé, elle resterait fidèle aux enseignements de l’église. Quoiqu’il lui en coûte.

Le petit déjeuner terminé, elle débarrassa et se chargea de la vaisselle, en silence. Alors qu’elle essuyait la dernière coupelle, elle jeta un œil à Théodore. Avec son visage ainsi dissimulé, on aurait dit un gamin jouant à cache-cache, les pieds dépassant du rideau.

« Je vais à la boutique ce matin, annonça-t-elle pour rétablir la communication. Je ramènerai de quoi déjeuner. »

Un grognement s’échappa de derrière le journal. Suzanne soupira et partit se maquiller. Qu’elle était lasse de leurs querelles… Il lui tardait que Théodore change de disque, que tout redevienne comme avant.

✲°˖✧*✧˖°✲

Le quartier Bagatelle n’avait de charmant que son nom. Quand Suzanne s’éloignait de sa petite maison fleurie, elle se retrouvait assez vite dans un paysage composé en majeure partie de logements sociaux. Grandes bâtisses sans grâce. Dinosaures de béton aux milles paraboles où s’entassaient les plus humbles. Suzanne non plus ne roulait pas sur l’or, mais – Dieu merci ! – elle ne s’était jamais trouvée dans le besoin. Et chaque fois qu’elle croisait des groupes de jeunes enfants couverts de frusques, jouant au football dans les parkings le soir et sans surveillance, son cœur se serrait de pitié. Elle aurait aimé contribuer financièrement. Hélas, sa petite retraite ne le lui permettait pas. À la place, elle offrait de son temps à des associations caritatives : distribution de repas en hiver, animatrice d’activités de loisirs ou, comme aujourd’hui, bénévolat dans une boutique de vêtements de seconde main.

Partie trop en avance – pour échapper à l’atmosphère pesante de son foyer, Suzanne choisit d’emprunter un chemin différent. Plus long, mais plus paisible. Tout en marchant, elle tendit son visage à la caresse des rayons matinaux, sourire aux lèvres, yeux mi-clos. Rien de tel pour se calmer les nerfs…

C’est en quittant la zone résidentielle qu’elle l’aperçut : une petite échoppe dont la façade tranchait avec celles, blanc sale, de ses voisines. Ses couleurs criardes évoquaient la robe d’une bohémienne, ou encore, la toile d’un chapiteau de cirque. Ce n’était pas la première fois que Suzanne passait par là. Pourtant, elle ne l’avait jamais remarquée. Est-ce qu’elle venait de s'installer ?

Curieuse, elle s’approcha.

Un lourd rideau de velours bordeaux, tiré derrière la porte en verre, dissimulait l’intérieur. Une pancarte indiquait les horaires d’ouverture : 11 h-21 h. Juste au-dessus, en lettres jaunes sur fond bleu nuit, on pouvait lire : « Shana, guide spirituelle. Explorez vos vies antérieures et futures. »

Une médium. Qui, de surcroît, jouait avec les nouvelles fantaisies de l’actualité. Les yeux de Suzanne lancèrent des éclairs. Encore une personne qui abusait de la crédulité des pauvres gens… Quelle ignoble façon de gagner sa vie ! Comme si les mal nantis du quartier n’avaient que ça à faire de leurs maigres revenus. Voilà typiquement le genre d’activité qui gâchait tous ses efforts, à elle et ses camarades bénévoles. Ce n’est pas d’espoir dont les miséreux avaient besoin ! Mais de vêtements décents et de pain sur leur table.

Elle se détourna en soufflant et poursuivit sa promenade d’un pas vif. Hélas, le cœur n’y était plus. Elle repensa à l’enfant dont lui parlait son mari, plus tôt. Le pauvre gosse… Elle imaginait sa maison prise d’assaut par les médias. Son quotidien bouleversé par la curiosité de milliards de personnes. Dire que sa photo apparaissait dans le journal ! Ses parents ne valaient pas mieux que les autres ; ils avaient ouvert leur porte au loup, cédant aux sirènes de la célébrité. Si en prime, ils finissaient par le jeter en pâture aux plateaux télévisés, c’était toute sa jeunesse qu’ils piétinaient. Tout ça pour quoi ? Un moment de gloire éphémère ?

Peuh…

Il y avait des jours comme ça où le monde la dégoûtait. « Tu exagères toujours. », lui dirait Théodore, « Tout n’est pas noir ou blanc ». Avant de rencontrer son mari, elle ne s’intéressait guère à l’actualité. Et malgré toute l’affection qu’elle avait pour lui, elle regrettait parfois le temps béni où, dans sa petite boutique de fleurs, elle n’avait guère à se soucier de ce qui se passait dehors.

✲°˖✧*✧˖°✲

« Eh bien Suzanne, qu’est-ce que tu fais là, de si bonne heure ?

— J’étais sortie me promener. Et puis… j’ai changé d’avis. »

Le moral en berne, Suzanne avait emprunté un raccourci pour rejoindre la friperie, puis attendu l’ouverture assise à même les marches. La responsable la regarda de travers, mais n’insista pas.

« Entre donc », lui dit Yolande en glissant les clefs dans la serrure.

Tandis qu’elles s’activaient à réordonner les rayons, deux autres bénévoles entrèrent.

« Hello vous deux ! Martine, je peux te charger de la caisse ? Denise, j’aurais besoin d’aide pour l’étiquetage. Suzanne, tu pourrais repasser les nouveaux arrivages ?

— Je m’en occupe. »

Suzanne disparut dans l’arrière-salle en laissant la porte ouverte pour entendre ses collègues discuter.

« Vous connaissez la dernière ? Il paraît que le pape s’apprête à faire un discours pour – enfin ! – éclaircir ses positions vis-à-vis de la réincarnation.

— Il était temps. »

Depuis la pièce attenante, Suzanne hocha la tête en silence. Étonnant que Théodore ne lui en ait pas encore parlé… D’un côté, ce qui touchait au catholicisme ne l’avait jamais intéressé. D’un geste énergique, elle attrapa la planche qu’elle déplia dans un grand bruit de ferraille.

« Faut pas s’attendre à une révolution, non plus…

— Ouh là, non… Tiens, en parlant de réincarnation, mon petit-fils m’en a raconté une bonne hier.

— Ah ?

— Un de ses camarades répète qu’il était président dans sa vie antérieure. Du coup, c’est lui qui fait la loi.

— Quel âge ils ont ?

— 6 ans.

— Eh ben… Ça promet.

— Et toi, Suzanne, ils le vivent bien tes petits enfants ? »

Mince… Impossible d’échapper au débat plus longtemps. Une fois le fer rempli d’eau et branché, elle rapprocha la planche de la porte pour converser plus facilement avec ses collègues.

« Il me semble, oui. Mais je n’en ai pas vraiment discuté avec eux.

— Dommage. J'ai l'impression qu’ils ont bien besoin d’échanger sur le sujet. »

Suzanne baissa la tête. Devait-elle leur avouer qu’elle refusait de croire à tout ça ? Ça jetterait certainement un froid… Elle risqua néanmoins une question :

« Et vous pensez quoi de ce garçon canadien qui a hérité du code de… comment s’appelle-t-il, cet acteur, déjà ?

— Marc LeGuen ? Oui, j’ai entendu ça hier soir ! Le pauvre gosse. Il a rien demandé, lui.

— Ah, vous êtes d’accord, hein ?

— Totalement… On devrait lui ficher la paix à ce gamin. J’espère qu’ils vont pas lui mettre la pression et le forcer à suivre les traces de… enfin, de ce qu’il était avant.

— Il manquerait plus que ça… »

Rassurée, Suzanne saisit une chemise qu’elle déboutonna à la hâte, retourna comme une crêpe et lissa du plat de la main. Elle fit cracher son fer, emplissant l’air de vapeur. Elle avait craint que ses collègues aient, elles aussi, perdu la tête. Merci à Dieu, il n’en était rien ! Dans ce cadre, au moins, elle pouvait relâcher sa garde. À la maison, elle avait toujours les nerfs à fleur de peau… La faute à Théodore et ses attaques incessantes. Elle comprenait ce qu’il essayait de faire, mais de quel droit pouvait-il décider de ce qu’elle devait croire ou non ? Jamais, en cinquante ans de mariage, ils ne s’étaient autant chamaillés.

« Oh toi, Suzanne, j’ai bien une petite idée de ce que tu étais, autrefois. »

Suzanne leva les yeux, sans comprendre. Plongée dans ses pensées, elle avait perdu le fil de la conversation.

« Pardon ?

— Catcheuse professionnelle ! annonça Yolande, visiblement très fière d’elle. C’est ça que tu étais, dans une vie antérieure. »

Martine et Denise pouffèrent. Suzanne fit la moue.

« Ça suffit de vous payer ma tête ?

— Oooh, excuse-moi, Suzanne. C’est juste que… tu manipulais ta chemise avec une telle poigne ! »

Suzanne se détendit et se permit un sourire. Avec ces deux-là, elle ne restait jamais vexée bien longtemps.

✲°˖✧*✧˖°✲

Peu avant midi, elle quitta la boutique pour se rendre chez son boucher-traiteur. Elle voulait y acheter un poulet rôti et quelques poignées de frites – le repas favori de Théodore. Pourquoi, d’ailleurs ? Un plat surgelé aurait fait l’affaire… Par habitude, sans doute. Et parce qu’elle se sentait coupable de le laisser seul depuis sa chute. Et quand bien même il ne le méritait pas, il serait mesquin de le punir en le privant de ce qu’il aimait.

Elle se mit en route, sans se presser. Quelle tristesse ! La simple idée de rejoindre son foyer lui donnait le cafard… Cette situation ne pouvait plus durer. Elle devait agir, trouver un moyen de rétablir l’équilibre. Sinon, elle prendrait juste ses cliques et ses claques et partirait s’installer chez ses sœurs, en Bretagne, le temps que Théodore se calme.

Une explosion de rouge, de jaune, de bleu et de vert lui fit lever les yeux. Tiens ? Comment était-elle arrivée là ? À quelques mètres se dressait cette fameuse vitrine bariolée croisée plus tôt. Distraite, elle avait dû emprunter, sans réfléchir, le même chemin que pour venir. Son étourderie l’avait éloignée de son objectif, mais pas tant que ça.

Cette fois, le rideau ouvert laissait entrevoir l’intérieur de la boutique. Lumineux, propre, coloré. Attrayant. Rempli de babioles étranges qui attisèrent sa curiosité. Suzanne s’approcha de la vitre pour les examiner. Livres, mini-peluches, bijoux, pierres, encens, jeux de cartes, bouquets garnis, et même des fleurs en pot. Une vraie caverne d’Ali Baba.

La curiosité est un vilain défaut. Un très vilain défaut.

Sa main se posa sur la poignée.

Je vais juste regarder les fleurs. Je n’arrive pas à les identifier…

Si la tenancière avait levé les yeux vers elle, Suzanne aurait fui aussitôt. Au lieu de ça, elle se retrouva sur le seuil, le cœur battant aussi vite que celui d’un enfant bravant un interdit. Aussi vite que ce jour-là où, à ses 9 ans, elle avait fouillé dans les placards de sa grand-mère et découvert, sous une pile de vêtements, une série de lettres remplies de mots d’amour.

Non, elle ne devrait pas se trouver là… Les fleurs étaient jolies, mais… pas autant qu’elle ne le pensait. Toutes ces choses étranges et prétendument magiques la mettaient mal à l’aise. Elle pivotait déjà vers la sortie quand le regard de la vendeuse croisa enfin le sien.

« Bonjour ! »

Elle devait avoir 25 ans tout au plus. Avec sa crinière noire et frisée, ses grandes lunettes rondes et son air endormi, elle lui rappelait Charlotte quelques années plus tôt. Rien à voir avec l’image qu’elle se faisait de Shana, la guide spirituelle. Pas de robe patchwork bariolée. Pas de bracelets dorés ni d’anneaux aux oreilles. Pas même de foulard dans les cheveux. Cette jeune femme paraissait tout à fait normale. Léger parfum, vernis à ongles discret, vêtements soignés... Elle aurait pu travailler au salon d’esthétique du trottoir d’en face. Suzanne se décrispa et salua en retour.

« Vous cherchez quelque chose en particulier ? Vous venez pour une consultation ? »

La porte ne se trouvait qu’à deux enjambées. Il lui suffirait de dire qu’elle s’était trompée, merci, bonne journée, au revoir… Alors pourquoi restait-elle plantée là ? Cette Shana, qui ressemblait tant à sa fille… Elle semblait croire, sincèrement, aux services qu’elle proposait. Autant que Théodore et ses articles sur la réincarnation. Autant que Charlotte qui, malgré son esprit cartésien, travaillait depuis des mois sur le sujet. Le monde était fou… mais elle voulait comprendre. Comment pouvait-on se laisser mystifier ainsi ?

« Euh… oui, bredouilla-t-elle. Je viens pour une consultation.

— Ah, très bien. Dans ce cas, suivez-moi, s’il vous…

— Attendez ! C’est la première fois que je fais ça et… j’aimerais d’abord en savoir un peu plus. Par exemple, combien ça coûte. Et combien de temps ça prend.

— Bien sûr ! C’est tout à fait normal. Tenez, venez par ici. Asseyez-vous. »

La voyante lui indiqua une table au fond du magasin.

Je ne peux pas croire ce que je suis en train de faire…

Lorsqu’elles furent installées, Shana lui glissa un prospectus mentionnant : 60 euros la consultation de 30 minutes, plus 10 euros par quart d’heure supplémentaire.

« Ce n’est pas inscrit ici, mais pour fêter l’ouverture, j’offre les dix premières minutes aux nouveaux clients. Intéressant, n’est-ce pas ?

— Ou… oui…

— Est-ce que ça vous convient ? »

Puisqu’elle n’avait aucune idée du tarif habituel pour ce genre de service, Suzanne haussa les sourcils, puis les épaules, avant de hocher la tête. Tant pis pour elle, si Shana venait de la plumer ; ça lui apprendrait à se montrer naïve et impulsive.

« Parfait. Attendez-moi, je vais fermer la boutique. »

Suzanne déglutit en l’observant accrocher un panneau « en consultation » à la porte, verrouiller cette dernière et tirer le rideau. Sa respiration s’affola. Elle allait vraiment le faire… Se renseigner, auprès d'une voyante, sur ses vies antérieures et futures. Quelle grosse bêtise.

« Excusez-moi, dit Shana en se rasseyant. Bien, il est… 12 : 13. Commençons ! Pourriez-vous me donner votre main ? Celle que vous voulez. »

Elle lui tendit la droite. La médium la prit entre les siennes, ferma ses paupières, puis resta immobile un moment, à ne rien faire d’autre que lui transmettre sa chaleur. Suzanne remua sur sa chaise, mal à l’aise. Elle n’aurait jamais dû rentrer… Cinquante euros ! L’équivalent de cinq poulets rôtis.

Shana rouvrit les yeux et commença à détailler les lignes de sa paume. Elle les traçait avec le bout de son index aux ongles manucurés. Tout doucement. Ses gestes la chatouillaient.

« Je ressens une grande force de caractère… Du courage. Du bon sens. De la droiture, aussi. Beaucoup d’amour. Vous avez tendance à vouloir protéger les autres. N’est-ce pas ? »

Méfiante, Suzanne approuva de la tête. Ce portrait lui correspondait plutôt bien, elle devait le reconnaître.

« Puis-je vous demander votre prénom ? »

Elle le lui donna.

« Bien. Relaxez-vous, Suzanne. Essayez de penser à des souvenirs agréables. J’ai besoin d’un peu de temps pour démêler ce qui appartient au présent, au passé et au futur. »

Shana referma les yeux ; Suzanne leva les siens au ciel. Qu’est-ce qu’il ne fallait pas entendre…

« Dites… Je peux vous poser une question ? osa-t-elle, après une minute quinze à patienter.

— Bien sûr !

— Vous n’utilisez pas de cartes, de boule de cristal, ce genre de choses ? »

Shana rouvrit les yeux et prit un air amusé. De la main, elle balaya l’espace devant elle comme pour chasser une mouche.

« Non, tout ça, c’est juste pour le spectacle. Pour faire plaisir au client. En vrai, on n’en a pas besoin. Enfin, quand on a un don, je veux dire.

— Et vous en avez un ?

— À votre avis, répondit-elle avec un petit sourire énigmatique très agaçant. Allons, Suzanne, concentrez-vous avec moi. »

Bien… Se concentrer. Sur quoi exactement, elle n’en savait rien, mais bon. Puisqu’elle avait accepté de payer, elle assumerait son acte, jusqu’au bout.

« Je sens des croyances… des convictions très fortes. Et j'ai l'impression... qu'elles n'émanent pas que de vous. Il me semble que vous possédiez déjà cette caractéristique dans votre vie passée. Attendez, oui… ! Je commence à y voir plus clair. »

Allons bon… Elle va aussi me faire le coup de la catcheuse ?

« Ça y est, je la vois ! La personne que vous étiez autrefois !

— Ah ?

— Oui. Je vois une femme d’une autre époque. Début vingtième, je pense. Une romancière. Une femme de tête qui n’a pas froid aux yeux. Un peu garçon manqué. Je perçois un nom… Constance.

— C’est très précis.

— Ça dépend des clients. Oh, mais on dirait que vous étiez bien entourée ! Je distingue un premier homme… Un deuxième, plus âgé. Un mariage. Un troisième homme, enfin. Le plus jeune de tous. Eh bien, Suzanne, il semble que vous ayez eu des penchants libertins dans votre vie antérieure, conclut-elle avec un petit rire. »

À ces mots, Suzanne se transforma en cocotte-minute. Elle sentit la pression monter en elle, jusqu’au point de rupture. Que ses collègues bénévoles se moquent gentiment, passe encore. Mais se faire traiter de libertine par une parfaite inconnue, voilà qui dépassait les limites de l’acceptable. D’un geste brusque, elle ôta sa main de celles de Shana et fouilla dans son portefeuille.

« Suzanne ? Suzanne, que faites-vous ?

— Je m’en vais.

— Mais enfin, nous n’avons pas terminé ! Je n’ai même pas encore examiné votre vie future…

— J’en ai assez entendu, merci. Tenez. 50 euros, n’est-ce pas ?

— Euh… Eh bien… Ça ne fait que vingt minutes, répondit-elle d’un air désolé. Et puis…

— Peu importe, gardez tout. Au revoir, mademoiselle. »

Elle se leva et sortit sans se retourner.

Ah, mais quelle idiote ! Qu’est-ce qui m’a pris ? Et Théodore qui doit m’attendre, avec ça…

Une fois dehors, elle renifla et se rendit compte qu’elle était au bord des larmes. Toute énergie avait déserté son corps. Comme elle se sentait lasse… Comme elle s’en voulait ! En pénétrant dans cette boutique, elle avait le sentiment d’avoir trahi quelqu’un ou quelque chose. Elle souhaitait oublier tout ça, s’éloigner au plus vite de la zone et reprendre le cours normal de sa journée.

Elle accéléra et se retrouva bientôt place de l’église, non loin de son traiteur. Quand le clocher de sainte Madeleine se dressa devant elle, Suzanne s’arrêta et leva les yeux. C’est là qu’elle venait assister à la messe, chaque dimanche depuis tant d’années. La vue de ces murs hauts et froids, solides et immuables, apaisa son cœur. Elle se signa par réflexe. Sa main tremblait.

Le boucher se trouvait de l'autre côté de la place. Elle lui jeta un dernier regard, puis s’en détourna, dirigeant ses pas vers la bâtisse sacrée. L’entrée principale de sainte Madeleine demeurait fermée la plupart du temps. Pour pénétrer dans l’avant-nef, il fallait passer par une porte latérale, plus petite et plus discrète. D’un geste résolu, Suzanne l’emprunta et disparut à l’intérieur, happée par un rideau d’obscurité.


Texte publié par Natsu, 21 juin 2021 à 07h05
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