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tome 1, Chapitre 28 tome 1, Chapitre 28

Tampa, samedi 7 mai 2033

Réunie autour de la table, la famille Muñoz s’apprêtait à dîner. Un délicieux fumet flottait dans l’air : celui du pastel de carne tout juste sorti du four, et cuisiné par Sofía. Tandis que sa mère en découpait des tranches, Angélica servait tout le monde en salade. Les deux petites, les yeux rivés sur la TV, s’abreuvaient de publicités hispaniques en tendant distraitement leurs assiettes.

« Vous adorez le curry… mais craignez de manger votre grand-mère réincarnée au dîner ? Une solution : Vegicurry, vegicurry, vegicurryyy ! Un délicieux curry végétarien, garanti bio et sans gluten. Parce qu’on n’est jamais vraiment sûr de la vache sur qui on tombe… ! »

« Salomé, ça ne peut pas marcher si tu tiens ton assiette penchée comme ça.

— Mmh. Pardon.

— Mamáááááá ?

— Oui, querida ?

— C’est vrai qu’on peut se réincarner en vaaaache ?

— Bien sûr que c’est vrai, répondit Salomé à sa sœur. Puisqu’ils le disent à la télé… T’as oublié Loli ? »

Angélica grimaça. Les grandes marques de l’alimentaire n’avaient pas perdu de temps pour adapter leurs slogans. Loli, la vache… Depuis qu'un groupe de scientifiques allemands les avait devancés en dénichant le premier cas de Rhaspo-jumeaux interespèces, le monde s’en trouvait sens dessus dessous. On entendait de tout et de n’importe quoi. Pour sa part, elle restait dubitative. Déjà, elle n’avait jamais vraiment compris comment ces Rhapso-casques pour mammifères parvenaient à générer le même type de code que pour les humains. Et tant que son équipe n’aurait pas confirmé cette étude par une découverte similaire, elle préférait l’ignorer. Pour sa propre santé mentale. Et d’ailleurs, elle coupa le son.

« Ce n’est pas parce que la télé le dit que c’est vrai », affirma Sofía.

Pour une fois, Angélica était d’accord avec elle. Sa mère avait fini par s’habituer à l’idée de la réincarnation, mais ne semblait pas prête à croire à la version animale. Pas plus qu’Angélica. Toutes deux se complaisaient dans le déni, malgré ce premier cas relayé par la presse. Le pire, c’est qu’elle s’en rendait compte. Elle réalisait que son esprit reculait face à cette effrayante possibilité. Qu’il refusait de l’envisager et s’inventait un tas de justifications pour appuyer ses doutes.

Si seulement ils pouvaient tout annuler, revenir en arrière. Empêcher Rhapsody Blue de développer ces maudits Rhapso-casques pour mammifères. Les supplier de ne pas les commercialiser, malgré la volonté de RB-USA de rentabiliser les coûts de production… L’argent, toujours l’argent, et leur précieuse réputation ! Pour sa part, elle n’avait jamais souhaité ni désiré explorer la piste animale. Elle avait même prié pour que ces recherches n’aboutissent jamais. Prié ! Elle, Angélica Muñoz, la veuve désillusionnée ! Preuve supplémentaire que les Dieux n’existaient pas : personne ne l’avait entendue ni exaucée. Imaginer Gabriel réincarné en bovin destiné à l’abattoir… Non, ça, jamais. Impossible. Inconcevable.

« Tu vois vraiment mamie Sofía dans son pré à brouter de l’herbe ? » poursuivit sa mère, déterminée à détendre l’atmosphère.

Si l’imitation de Sofía s’avéra très réussie, Angélica ne put retenir un haut-le-cœur. Seule Catalina, armée de son insouciance, explosa de rire en se renversant sur son dossier. Sa sœur, elle, se pinça les lèvres en rougissant.

« La maîtresse aussi, elle en a parlé, de Loli », murmura Salomé en ramenant son assiette à soi.

Angélica haussa les sourcils, surprise. Eh bien, il était beau le système éducatif américain ! Ils auraient pu attendre que les choses se précisent, avant d'évoquer « Loli la vache » à l’école ; la nouvelle ne datait que de quelques jours… et ne se basait que sur une seule étude, et un seul cas. Pourquoi embrouiller les enfants avec ces histoires, à un stade si précoce ? Elle devrait en toucher deux mots à sa maîtresse. Quant à Salomé, inutile de la réprimander, la pauvre n’y était pour rien. Mieux valait passer la remarque sous silence, ce soir, au moins.

Elle se gratta la gorge, puis adopta un ton neutre pour s’adresser à sa cadette :

« Donne-moi ton assiette, Caty chérie. »

Catalina s’exécuta, les yeux dans le vague, visiblement plongée dans une intense réflexion.

« Et papa, lâcha-t-elle sans préavis, vous croyez qu’il s’est récarné en animal ? »

Le silence tomba, aussi soudain qu’une giboulée, sur tous les membres assis à table. Angélica se figea, la main crispée sur la pince à salade en silicone. Sans le savoir, Catalina venait de braquer les projecteurs sur la question qu’elle s’efforçait – en vain – de planquer dans les recoins les plus sombres et poussiéreux de son esprit.

« On dit réincarner, la corrigea Sofía une fois qu’elle eut recouvré l’usage de la parole. Pas récarner. »

Son intervention dissipa le malaise général. Angélica reprit son action en cours : servir Catalina en salade. De l'autre côté de la table, Salomé soupira, relâchant l’air qu’elle retenait prisonnier depuis de longues secondes.

« Ré-in-car-ner, répéta la cadette. Je sais pas… Peut-être il est devenu une girafe, parce qu’il était grand ? Ou… un lama, parce qu’il avait plein de cheveux ! Ce serait drôle, hein, mamá ? »

Comment réagir à ça… Se fâcher ? Surtout pas. Ce serait comme projeter ses propres peurs sur elle qui, finalement, se montrait juste curieuse. Nier ? Rentrer dans son jeu ? Prendre le sujet à la légère ? Rigoler ? Non, tout ça sonnerait faux.

« Drôle, tu es sûre ? répondit-elle en s’asseyant. Il vivrait moins longtemps. Et puis la vie d’une girafe ou d’un lama, ça n’a pas l’air très marrant.

Toujours plus que celle d’une vache, d’un porc ou d’un poulet, cela dit.

Catalina enfourna dans sa bouche un bon morceau de pain à la viande en réfléchissant à la remarque.

« Saly, donne-moi ton assiette, s’il te plaît », demanda Sofía.

La grande se pencha pour protéger de ses bras la vaisselle posée devant elle.

« Non.

— Non ? Comment ça, non ? Tu n’aimes plus les pasteles de carne de mamie Sofía ?

— J’en veux pas, c’est tout. Je n’ai pas très faim. »

Angélica, qui avait aussi commencé à manger, observa la scène en fronçant les sourcils. Dans ces moments-là, elle préférait laisser sa mère gérer Salomé : moins de cris, moins de rébellion. Il n’en avait pas toujours été ainsi. Cette relation conflictuelle semblait dater d’il y a deux ou trois ans, peu après la disparition de Gabriel. Salomé lui en voulait-elle ? Et si oui, pour quelle raison ? Elles n’avaient jamais réussi à en parler à cœur ouvert. Communiquer avec elle se limitait souvent à quelques mots, car sa fille s’enfermait dans sa coquille dès qu’elle lui adressait la parole. Salomé donnait parfois l’impression de la détester. Et chaque fois, Angélica se détestait en retour.

« Allez, sois gentille, insista Sofía. Un tout petit bout pour faire plaisir à mamie qui a passé une heure en cuisine ? »

Un pli se forma sur le front de Salomé. Sa bouche trembla un peu.

« Je… J’ai pas envie.

— Que pasa, cariño[1] ? Tu es malade ?

— Non… mais je ne veux plus manger de viande. Ça me dégoûte. »

Ok, j’ai compris…

« Cling ! »

Angélica reposa ses couverts sur son assiette et soupira. Entre la télé, l’école et les propos de sa sœur, comment Salomé pouvait-elle rester indifférente ? Sofía s’apprêtait à repartir à l’assaut. Angélica décida de s’en mêler : elle leva une main, en signe de paix.

« Ça va, mamá. Laisse tomber.

— Mais…

— C’est pas si grave.

— Je sens que je vais vomir si vous me forcez, marmonna Salomé.

— Très bien. N’en mange pas, alors. »

Honteuse, Salomé ramena ses bras le long de son corps, s’affaissa contre son dossier et baissa un regard éteint sur sa salade. On aurait dit un automate en panne de batterie. Angélica se mordilla les lèvres en l’observant du coin de l’œil. Et si son aînée se montrait, finalement, plus raisonnable qu’elle-même ? Plus courageuse, aussi. Et plus sage.

Elle examina sur sa propre assiette où l’attendait, entre autres, une généreuse portion de pain à la viande. Angélica toisa ses valons de fromage grillé. Sa croûte de pommes de terre encore fumante. Et son porc haché aux petits oignons. Son porc haché… Son humain haché ?

La nausée s’invita à la fête ; le dégoût de sa fille devenait contagieux. Mais comment refuser de toucher à son repas sans vexer sa mère ? Elle devait montrer l’exemple… ou du moins respecter le travail de la cuisinière.

Allez, sois raisonnable. Et même si c’était vrai… même s’il avait été humain autrefois, l’animal est déjà mort. Au moins, si tu le manges, il n’aura pas été tué en vain. Et puis tu en as déjà tellement consommé, de la viande ! Un peu plus ou un peu moins, quelle différence si tu arrêtes aujourd’hui ? Demain, peut-être. Demain, on verra.

Avec réticence, Angélica plongea ses couverts dans son plat, les porta à sa bouche, puis mâcha sans grand plaisir. Elle adorait cette recette, pourtant. Avant…

C’est super bon, en plus… Ça m’énerve.

« Ben si c’est comme ça, j’en veux pas non plus, réagit Catalina, peu après la scène de sa sœur. J’ai pas envie de manger papa, moi…

— Mais qu’est-ce que c’est que ces histoires ? protesta Sofía. Ça ne vous a jamais posé problème, avant. Allez Caty, mange. Papa n’est pas dans ton assiette… Ni dans le ciel en train de voler. Ni dans la jungle. Ni au zoo.

— Tu es vraiment sûre ?

— Oui. Mange, maintenant.

— Mmh. »

Comme à travers un miroir déformant, Angélica observa sa fille mâchouiller son pain à la viande. Ses propres traits se décomposaient à chacune des grimaces de Catalina. Et lorsqu’elle l’entendit avaler à grand bruit, elle déglutit en retour, le cœur gros. Sa mère s’était montrée un peu dure, cette fois. Elles allaient devoir accorder leurs violons sur le sujet pour ramener la paix à la maison.

« Aaaah, ça a déjà commencé ! » paniqua Catalina, en pointant la télévision du doigt.

L’attention de la tablée se reporta sur l’écran ; les publicités avaient laissé place au générique de leur émission favorite : « Histoires Incroyables ». Diffusée tous les samedis soir sur une chaîne hispanique, elle agissait sur Angélica et sa famille comme une potion magique. Elle les réconciliait en l’espace de 90 minutes, quelles que soient les querelles et rancœurs du moment. Ce soir, elle débarquait à point nommé.

De quoi traitait l’épisode de la semaine dernière, déjà ? Ah oui : d’un homme de 40 ans qui avait gagné trois fois au loto au cours de sa vie – des sommes suffisamment importantes pour qu’un journaliste s’y intéresse. Sur quoi porterait celui d’aujourd’hui ? Pour l’instant, on ne voyait qu’une femme âgée dans un salon envahi de plantes en pots. Dans ses bras, elle tenait un spécimen couvert de petites baies rouges aux allures de lanternes chinoises. Elle expliquait quelque chose, mais on n’entendait rien. Angélica rétablit le son… et regretta presque aussitôt.

« Oui, tout à fait, confirmait la dame, en espagnol. C’est bien un physalis.

— Vous saviez qu’on appelle aussi ces plantes “amour en cage”  ?

— Bien sûr ! C’est d’ailleurs pour ça que j’ai choisi cette espèce. Parfois, je me trouve un peu égoïste… d’avoir voulu garder mon époux à mes côtés de cette façon. Mais puisqu’il aimait autant les plantes que moi, je me suis dit, pourquoi pas.

— Et pourtant, à l’époque du décès de votre mari, on ne parlait pas encore de réincarnation. Comment vous est venue cette idée ? »

Angélica, écoeurée, tendit le bras pour changer de chaîne. Sa famille ne remarqua même pas son geste, trop concentrée sur l'émission. En les voyant si attentives, elle soupira puis reposa la télécommande, n’ayant pas le cœur à jouer les dictateurs. Au moins, on ne parlait plus de vache... À l’écran, la vieille dame haussait les épaules.

« Certains plantent un arbre au-dessus des tombes de leurs proches. N’est-ce pas ? C’est ce que j’ai fait avec mes animaux de compagnie, enterrés dans le jardin. J’aurais aimé faire de même avec mon mari. Mais comme il souhaitait être incinéré, j’ai dû trouver une autre solution. J’ai donc mélangé ses cendres dans un pot de terre et j’y ai semé une graine… Elle a germé et depuis, je la garde près de moi !

— Est-ce que les découvertes de Rhapsody Blue ont changé votre perception des choses ?

— Oui et non. Cette plante signifie beaucoup pour moi. Je sentais depuis le début la présence de mon mari dans ses racines, dans sa tige, dans ses fruits aussi… J’ai toujours eu l’impression qu’elle me parlait. Bien sûr, je lui parle aussi. Tous les jours ! Et quand j’ai eu connaissance de cette étude sur la réincarnation, je me suis dit : c’est ça. Ce physalis magnifique, il abrite l’âme de mon Gorge ! Il est revenu au monde dans cette petite graine, il vit dans sa sève… Respire par ses feuilles… Et il veille sur moi. Mais vous savez, je n'ai jamais eu besoin de ces découvertes scientifiques pour m'en convaincre.

— C’est incroyable, votre histoire ! »

La dame se mit à rire en caressant sa plante.

« Ça n’a rien de sorcier. Vous pourriez faire la même chose. Honnêtement, je ne pense pas que… »

« Clinginging ! » fit la fourchette de Salomé, lorsqu’elle lui échappa des mains.

Un bout de tomate cerise vola sur la table, tachant la jolie nappe blanche. La presque-adolescente affichait un visage choqué. Angélica lui jeta un regard inquiet.

Et voilà… Estupida ! J’aurais dû éteindre… Je le savais !

« Ça va, querida ? »

Pas de réponse. Ce fut sa sœur qui réagit la première en remettant les pieds dans le plat, avec élan et sans parachute :

« Dis, mamáááá… C’est vrai qu’on peut se réincarner en plaaaante ?

— Ok, c’est bien ce que je craignais… Tu ne veux plus manger de salade non plus, c’est bien ça, Salomé ? Allez, ça suffit. Hop ! Fini la télé pour ce soir. »

✲°˖✧*✧˖°✲

Angélica tournait et se retournait dans son lit. La conversation du dîner la préoccupait. Ses filles, en particulier, l’inquiétaient. Et si Salomé finissait par se laisser mourir de faim ? Toutes ces informations, qu’elles soient valides ou non, avaient de quoi traumatiser n’importe quel enfant de son âge – déjà qu’elle-même n’en menait pas large. Et sa propre mère non plus :

« Dis, Angel. Tu y crois, toi, à la réincarnation en plante ? lui avait demandé Sofía, une fois les filles couchées.

— Aucune idée. Mais je ne pense pas. Je ne l’espère pas, non plus. Mais qui sait ? »

Ce soir au moins, Angélica avait compris qu’elle ne gagnerait rien à nier les dernières découvertes. Au contraire… En s’obstinant, elle risquerait de perdre le peu de respect que son aînée lui témoignait encore. Elle devait rester ouverte et lucide, pour son propre bien et celui de sa famille. Et puis le train était en marche, à quoi bon essayer de l’arrêter ?

Maintenant que les barrières de son esprit venaient de sauter, le découragement l’envahit. Sous ses draps, ses jambes se mirent à trembler. Elle saisit un oreiller qu’elle serra contre elle.

Tous ses efforts servaient-ils vraiment à quelque chose ? Menaient-ils quelque part ? Voilà des semaines qu’elle s’échinait à convaincre les populations des pays membres de faire enregistrer leurs plus jeunes enfants. Interviews, conférences de presse, campagnes d’information diverses… Et chaque soir, lorsqu’elle rejoignait l’abri de sa chambre, elle ne pouvait s’empêcher de se rendre sur la plateforme de volontaires pour y entrer le nom de Gabriel. Peut-être que cette fois, le site trouverait une correspondance ? Un enfant, nouvellement enregistré, qui possédait le même code ? Elle y croyait. Elle s’accrochait à cette idée pour donner le meilleur d’elle-même, chaque jour.

Elle avait même embarqué Keitaro dans sa lubie. Ce soir-là, quand il l’avait enlacée dans le couloir de la résidence… Elle avait senti une connexion. Voire une forme d’affection – de sa part – dont elle essayait de tirer parti, non sans honte. À coups de flatteries, de gestes et de petites attentions, elle était parvenue à le mettre dans sa poche. Il était devenu son lien privilégié avec la hiérarchie : Denzel lui faisait confiance. Il l’écoutait, respectait ses idées et accédait le plus souvent aux requêtes et suggestions de l’ingénieur japonais. Murmurer à l’oreille de Keitaro lui permettait d’atteindre celles de Denzel, de façon positive et convaincante, alors qu’il avait toujours ignoré ses propositions à elle.

Mais tout ceci avait-il encore un sens ?

Si l’on considérait, aujourd’hui, qu’un homme pouvait aussi renaître en animal, ou même en plante… à combien s’élevait la probabilité qu’elle retrouve Gabriel un jour ? Ce chiffre lui semblait déjà faible avant que Loli ne rentre dans la danse. Faible, oui, mais pas inexistant. Cette nuit, il lui paraissait si infime qu’elle hésitait à baisser les bras. Tout simplement.

✲°˖✧*✧˖°✲

Le réveil indiquait 9 h 30 lorsqu’Angélica ouvrit les yeux le lendemain matin. Malgré l’heure tardive, son sommeil agité lui laissait l’impression d’être encore plus fatiguée que la veille au soir. Un dimanche qui s’annonçait difficile…

Elle écarta les rideaux et grimaça lorsqu’un soleil éclatant envahit la chambre de ses rayons. Elle aéra la pièce, enfila des chaussons, une veste et descendit au salon ; son horoscope matinal attendrait. Pourvu que sa mère soit debout, sinon les filles devaient sacrément s’impatienter ! Il n’était pas dans ses habitudes de se lever plus tard que 8 heures.

« Bonjour mamá ! » claironna Catalina, la bouche pleine de brioche.

Elle trouva sa famille assise à la table à manger, prête à attaquer le petit déjeuner. Angélica la salua et s’approcha en bâillant.

« Y’a plus de lait ? » grogna Salomé en soulevant la boîte en carton, vide.

Angélica faillit plaisanter en lui disant que le lait, ça venait aussi des vaches. Et que du coup, elle ne devrait peut-être pas en boire. Elle se retint pour des raisons évidentes.

« ¡Vaya, qué tonta soy[2]! s’exclama Sofía. J’ai oublié d’en reprendre. Mmh… Tu veux du jus de fruit à la place ? »

Salomé fronça les sourcils et avança ses lèvres, boudeuse.

« Ça va… Je vais descendre en acheter, proposa Angélica. Laissez-moi juste me coiffer.

— Merci, querida ! lui dit sa mère, rassurée. »

Quelques minutes plus tard, elle dévalait l’escalier de sa résidence, clefs et porte-monnaie en poche. Elle s’arrêta dans le hall le temps de prélever son courrier. L’une des lettres attira son attention : elle n'indiquait aucune adresse, ni d’expéditeur ni de destinataire. Seul son nom y figurait, imprimé sur une étiquette collée au papier : « Angélica Muñoz ».

Tiens ?

À l’intérieur, un léger renflement. Cadeau d'un voisin ? Du concierge ? Un objet qu’elle aurait laissé tomber et qu’on lui retournerait ? Intriguée, elle déchira le haut de l’enveloppe et la renversa.

Lorsque la petite chose atterrit dans le creux de sa main, Angélica bondit en criant de surprise. Une blatte ! Une vilaine blatte toute noire et luisante, qui dansa un instant dans les airs avant de heurter le sol d’un bruit mat. Horrifiée, elle s’écarta de la zone, le cœur battant à tout rompre… pour s’apercevoir que l’insecte était déjà mort. Il gisait sur le dos, complètement sec. Elle soupira, honteuse de sa réaction et à moitié soulagée. À moitié seulement, car elle venait quand même de recevoir, d’un inconnu, une lettre piégée. Ok, ce n’était pas de la poudre toxique ni une bombe miniature… mais tout de même !

C’est alors qu’elle remarqua le papier tombé à terre, un peu plus loin. Il avait dû glisser de l’enveloppe en même temps que l’horreur sur pattes. Elle se pencha pour le ramasser, du bout des doigts. Dessus, trois mots imprimés, en anglais, sur un bout de feuille grossièrement découpé : « stop corrupting minds[3] ».

La voilà. La peur… Elle commençait sur ce bout de papier, se reflétait dans le blanc de ses yeux, s’infiltrait peu à peu dans son esprit, affolait son cœur. De qui provenait ce mot ? D’un voisin, vraiment ? Peu probable. Fallait-il y voir une menace ? Contre elle ? Son équipe ? Ses collègues en avaient-ils reçues aussi ? Elle devait s’en assurer… La sienne contenait une blatte, les autres avaient peut-être eu moins de « chance ».

Tant pis pour le lait. Il y avait plus grave et plus urgent.

Angélica emprunta l’ascenseur jusqu’au deuxième, l’étage où résidait Keitaro. Elle frappa chez lui et patienta. Rien.

« Keitaro ? Vous êtes là ? C’est important ! »

Elle cogna de nouveau et colla son oreille à la porte. Enfin, elle perçut du bruit à l’intérieur et s’écarta.

« Angélica ? Désolé, je ne peux pas vous voir. »

Comment ça, il ne pouvait pas ? Il n’était pas encore habillé ? Il venait de se réveiller ?

« Oooh désolée. Il est peut-être trop tôt. Je peux attendre ici.

— Non, vous ne comprenez pas… »

Non, en effet. Elle ne comprenait pas.

« Keitaro, il y a un problème ?

— Oui… Je vais devoir rentrer au Japon. Dès que possible. Je ne peux plus rester ici.

— Vous avez reçu une lettre, vous aussi, c’est ça ? Tout va bien ? Vous ne pouvez vraiment pas ouvrir ?

— Une lettre ? De quoi ?

— De menace… »

Angélica glissa le mot sous la porte.

« Qu’est-ce que… », entendit-elle à travers le panneau de bois, qui pivota enfin.

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Notes de bas de page :

1. “Que se passe-t-il, chérie ?” en espagnol.

2. "Mince, quelle idiote", en espagnol.

3. "Cessez de corrompre les esprits", en anglais


Texte publié par Natsu, 7 juin 2021 à 09h24
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