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tome 1, Chapitre 14 tome 1, Chapitre 14

Vendredi 17 décembre 2032

« À toi, papi ! »

Théodore détourna les yeux de la télévision pour les ramener sur la pile de cartes, au centre de la table du salon.

« Quoi, je dois encore piocher ?

— Ahah, oui ! Quatre cartes, en plus. Avec changement de couleur.

— Je suis sûr que tu as triché pendant que je ne regardais pas.

— Certainement pas, voyons. Ce n’est pas du tout mon genre. »

Le langage ampoulé de sa petite fille lui décrocha un sourire. À huit ans, il lui prenait parfois de s’exprimer comme l’une des Précieuses de Molière. Ou comme un livre, c’était selon. Tout ça depuis que Suzanne lui avait permis de piocher dans sa collection de romans – de belles éditions reliées – de la comtesse de Ségur qu’elle conservait depuis l’enfance. Et même si Théodore aimait la taquiner à ce sujet, il se réjouissait de cette évolution ; la chair de sa chair qui appréciait l’odeur du papier jauni ! Il l’imaginait déjà, dix ans plus tard, sur les bancs d’une Fac d’histoire, suivant les traces de son grand-père.

« Bon, Marie-Antoinette, et si tu m’annonçais la couleur ?

— Bleue. »

Marie-Antoinette, c’était le surnom qu’il lui donnait chaque fois qu’elle prenait ses grands airs. En temps normal, elle s’appelait Léonie, et son petit frère Raphaël. Théodore les gardait tous les mercredis après-midi, quand leurs parents travaillaient et que Suzanne s’absentait pour ses activités de bénévolat.

« Crotte de bique, j’ai pas de bleu…

— Eh ben, tu pioches ! »

Léonie pouffa en lui indiquant le paquet du doigt. Théodore soupira et rajouta une cinquième carte à sa main.

« À toi, je ne peux pas jouer. »

Un peu plus loin, assis en tailleur à la table basse, Raphaël barbouillait sa feuille à dessin de silhouettes informes et colorées. Un petit bout de langue dépassait de ses lèvres, comme chaque fois qu’il était concentré. Devant lui, la TV diffusait les news en continu. Un mot, dans la bande jaune en bas de l’écran, accrocha le regard de Théodore qui tendit l’oreille un instant.

« … toujours plus de sécurité pour Rhapsody Blue ! Afin de lutter plus efficacement contre les faux papiers, l’Agence instaure un nouveau système de coopération. Désormais, douaniers et administrateurs pourront accéder, sans autorisation particulière, à la base de données d’un autre pays membre. Une ouverture sans précédent depuis la création du système !

Ces accès sont toutefois limités. Un douanier français, par exemple, ne pourrait se renseigner que sur une personne dont le Rhapso-code figure dans le système français. S’il envoyait ce code, mettons, à la base de données canadienne, il pourrait savoir s’il y est aussi présent. Et pourrait également récupérer quelques infos anodines – telles que le nom ou la date de naissance – afin de vérifier la cohérence avec celles qu’il possède.

Cette mesure semble satisfaire les seize dirigeants concernés, malgré leur réticence, jusque-là, à partager les données privées de leurs citoyens… »

« Bon papi, tu joues ?

— Oui, attends, ça m’intéresse. »

Léonie ne broncha pas et tourna, elle aussi, la tête vers la TV. L’annonceur mentionnait à présent la réaction des Français à cette nouvelle, et comme prévu, personne ne semblait ravi :

« … de trop pour les Français ? Déjà échaudés par la multiplication de Rhapso-scanners dans les mairies et jusque dans les banques, les gens craignent une nouvelle atteinte à leur liberté : un micro-trottoir de Maryse Jolivet.

— Bonjour ! Que pensez-vous de Rhapsody Blue et de ses dernières mesures de sécurité ?

— Ce que j’en pense, c’est qu’on ne peut plus rien faire sans passer sous leurs fichus scanners. Bientôt, on devra enfiler leurs maudits casques chaque fois qu’on sortira faire nos courses ! Ça va quoi, la paranoïa… Lâchez-nous un peu ! Ça devient big brother, ce pays…

— Mais… en quoi êtes-vous impacté, personnellement, par cette nouvelle mesure ?

— Je sais pas… je me sens envahi. Dans ma vie privée. Encore plus qu’avant, je veux dire. Maintenant, non seulement la France participe à ce fichu système américain… Mais en plus ils vont pouvoir échanger leurs infos. Aujourd’hui, on peut plus éternuer sans que le monde entier soit au courant.

— Vous êtes contre l’instauration de Rhapsody Blue en France ? Malgré les avancées en matière de santé ? La meilleure gestion des pandémies ? Et la baisse drastique de l’évasion fiscale ?

— Ouais… La santé, l’argent… Ça fait joli, sur papier. Un peu comme les promesses présidentielles. Mais en vrai, c’est juste pour mieux nous fliquer. C’est toujours pour mieux nous fliquer. »

Théodore fit la grimace. Ce genre d’attitude lui rappelait Suzanne, qui s’emportait chaque fois qu’une nouvelle mesure venait bouleverser l’ordre établi. Pour sa part, il trouvait le système assez fascinant. Et puis il était bien content que le monde se soit débarrassé des grandes épidémies. Enfin, le monde… Les pays ayant fait confiance à Rhapsody Blue. Ailleurs, c’était encore laborieux.

« Dis, papi, c’est quoi exactement Rhapsody-Blue-truc ? demanda Léonie.

— Tu n’as jamais entendu parler de ça ? C’est là où tatie travaille, maintenant.

— Oui, je sais. Et je connais le nom, bien sûr. Avec ma classe, on doit aller se faire enregistrer en janvier, après les vacances… Sauf ceux qui l’ont déjà fait, évidemment. Tu l’as déjà fait toi, papi, non ?

— Oui, le mois dernier.

— Oooh, tu peux m’expliquer comment ça maaaarche ?

— Boh, c’est tout simple, tu sais. C’est rapide. Et puis ça fait pas mal. On va te mettre un casque sur la tête…

— Oui oui je saaaais tout ça. La maîtresse nous l’a expliqué plein de fois. Mais comment ça marche en vrai ? Et ça veut dire quoi, Rhapsody-Blue ?

— Aaah… Ben déjà, le nom vient d’un morceau de musique qui s’appelle Rhapsody in Blue. C’est celui que tu entendras dans ton casque. On l’a choisi parce qu’il a été composé en 1924, pile 100 ans avant la mise en place du système aux États-Unis.

— Oooh, fit Léonie, fascinée.

— Et ton cerveau, en retour, va renvoyer une autre musique… que va capter le casque pour la transformer en un code secret.

— … un code secret de cerveau ?

— Oui, c’est ça. C’est comme une partition de musique, mais avec des chiffres. Chacun a le sien, et ils sont tous différents. Ça représente qui tu es. Et ça permet de te reconnaître.

— Whaaa, c’est super intéressant ! Je savais pas tout ça. Merci Papi. »

Théodore lui sourit, ravi d’avoir trouvé quelqu’un avec qui partager son enthousiasme. Voilà une petite qui savait réfléchir ! Au moins, les enfants, ça n’avait pas d’a priori sur tout…

« Dis, papi… Quand je l'aurai... si je te donne mon code secret, tu me diras aussi le tien ?

— J’aimerais bien, répondit-il, attendri… Mais personne ne connaît son propre code. Ce ne serait pas secret, sinon.

— Ah.

— Bon, et si on finissait cette partie ?

— Ben quand tu veux. Moi je t’attends. »

Théodore haussa les sourcils avec exagération, prenant un air faussement choqué en réaction à l’impudence de Léonie. Puis il jeta un œil sur la dernière carte posée sur la table, hésita un instant, puis la recouvrit d’une autre. Il regretta son choix aussitôt ; son adversaire affichait un sourire radieux.

« Hop, il me reste une carte ! Et comme tu passes ton tour, je rejoue… Et voilà, j’ai gagné.

— Léonie… Tu es beaucoup trop forte. »


Texte publié par Natsu, 5 avril 2021 à 06h51
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