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tome 1, Chapitre 10 tome 1, Chapitre 10

Tampa, lundi 8 novembre 2032

« Alors comme ça, vous êtes une chasseuse d’héritiers ?

— Principalement oui, répondit Charlotte à l’indien. J’aime intervenir dans les affaires de succession. »

Assis dans son siège-coquille d’œuf, Keitaro se concentrait sur le flot de traductions qui lui parvenait de son oreillette. En attendant l’heure de début de la réunion, les membres déjà présents de l’équipe en profitaient pour faire plus ample connaissance.

« Et ça gagne bien ? reprit son collègue indien.

— Ça dépend du montant de l’héritage. Mais oui, je m’en sors pas trop mal.

— Je devrais peut-être me reconvertir… Traquer les partenaires infidèles me lasse un peu.

— L’autre avantage du métier, c’est qu’un héritier vous témoigne parfois sa reconnaissance par une demande en mariage.

— Sérieusement ?

— Je suis mariée depuis deux ans. À un Américain.

— Oh ! »

Keitaro s’amusa de la réaction de Varun, le détective privé. Il leva la tête vers l’improbable duo, un léger sourire aux lèvres. Avec sa barbe d’une semaine, son visage rond et ses yeux rieurs, Varun renvoyait une image sympathique. Tout le contraire de Charlotte, la généalogiste, dont l'expression restait neutre en toutes circonstances. Ils partageaient néanmoins la même chevelure opulente ; celle de l’indien s’élevait en forme d’un champignon ; l’autre, très frisée, semblait défier la gravité.

Il aurait aimé s’immiscer dans leur échange, mais le temps que son oreillette lui transmette la traduction, puis qu’il parvienne à formuler sa remarque, celle-ci devenait obsolète. Il préféra se tourner vers le plus âgé de leur groupe, jusque-là silencieux :

« Et vous, Emilio ? Que faites-vous exactement ? »

L’Uruguayen, avec ses cheveux poivre et sel – plus sel que poivre – ainsi que l’embonpoint qu’il dissimulait sous une veste élégante, semblait friser la cinquantaine d’années.

« Je suis médecin chercheur. Spécialité neurologie. D’ailleurs, Varun, mes recherches devraient vous intéresser.

— Je suis tout ouïe.

— Je développe un système qui utilise les rhapso-casques pour analyser les propos d’une personne. En observant les zones qui s’activent dans son cerveau, on peut savoir, avec une extrême précision, s’il fait appel à sa mémoire ou à sa créativité. Ce qui en fait un super détecteur de mensonges. Bien meilleur que tout ce qui existe actuellement.

— Excellent ! Je paierais cher pour avoir ça…

— J’ai pensé que nous pourrions l’utiliser pour les séances d’hypnose d’Angélica. Pour s’assurer que les réponses des enfants proviennent réellement de leur mémoire et non de leur imagination. »

Keitaro approuva, enthousiaste. Cette invention leur procurerait un peu plus de crédibilité. Il était si impatient de commencer ! La frustration d’avoir échoué, à Tokyo, à résoudre le fameux « bug Darshan » le rongeait encore. Mais il aurait bientôt l’occasion de s’y replonger, avec de meilleurs outils.

« Et vous, chef ? À quoi ressemble la vie d’un employé de Rhapsody Blue Japan ? »

Il releva la tête, paniqué. Chef… II n’arrivait jamais à s’y habituer. Après tout, c’était la première fois qu’on le nommait responsable de quelque chose. Et que répondre à cette question ? Devait-il raconter ses aller-retour à la photocopieuse ? Il perdrait d’emblée tout leur respect. Il pourrait leur parler de son emploi précédent, où il s’était illustré de façon bien plus honorable. Mais ce n’était pas ce qu’ils voulaient entendre. Il redressa ses lunettes pour se donner une contenance et choisit la voie de la modestie :

« Oh, rien de très intéressant… »

Ce qui était, de surcroît, la vérité. Il se sentait si petit au milieu de ces experts. Pour sa part, il n’avait jamais rien accompli d’extraordinaire. Il avait sagement décroché un master en Intelligence Artificielle, puis avait mené la vie du parfait employé, avant de chuter très fort. Maintenant qu’il y songeait, son mariage constituait sans doute son plus grand exploit ; entre son addiction au travail et sa passion pour les nouvelles technologies, il ne partait pas gagnant. D’ailleurs, il s’était toujours demandé pourquoi Saori avait accepté de le revoir après le gôkon[1] d’entreprise où ils s’étaient rencontrés. Elle n’était pourtant pas la seule ; il avait eu d’autres petites amies avant elle, toutes des pianistes, amatrices ou professionnelles. Il devait avoir un truc avec les musiciennes.

La porte s’ouvrit, brisant ses divagations et détournant l’attention de ses collègues. Une petite jeune femme au visage familier parut dans l’encadrement.

« Angélica ! s’exclama Emilio. Vous voilà de retour ! Nous n’espérions plus vous voir… »

Elle rit d’un air gêné. Keitaro la salua, imité par les autres. Ainsi, elle était revenue ! Denzel l’avait assuré qu’un psychologue les rejoindrait ce matin, mais n’avait pas précisé qu’il était parvenu à récupérer la déserteuse, comme l’avait surnommé Charlotte.

« Bonjour ! Oui, j’ai… trouvé un arrangement avec Denzel. Désolée pour le retard. Et aussi… pour être partie comme ça, l’autre jour.

— Pas la peine de vous excuser, protesta Varun. Je comprends que vous ayez eu peur pour votre fille… Surtout si personne ne vous a prévenu avant. »

Pendant que ses collègues bavardaient avec elle, Keitaro l’observa prendre place à la table ronde. Ses traits lui rappelaient quelqu’un… mais qui ? Ce menton pointu. Ces cheveux ondulés couleur de thé grillé. Ce rouge à lèvres prononcé. Oui, c’est ça ! Ce visage, il ressemblait comme deux gouttes d’eau à celui placardé sur la vitrine de son coiffeur – qui semblait préférer les mannequins occidentales, malgré une clientèle essentiellement japonaise. Allez comprendre…

« Il paraît que les premiers enfants à examiner arrivent mercredi ? demanda Angélica.

— C’est exact, répondit Keitaro. Trois petits Indiens âgés de 3 ans. Bien sûr, ils ne parlent pas anglais. Leurs parents, oui, un peu.

— Heureusement, Varun est là pour jouer les interprètes ! fanfaronna le détective.

— Je n’ai jamais pratiqué l’hypnose en passant par un intermédiaire. J’espère que ça fonctionnera…

— Je vous imiterai au mieux, l’assura Varun en replaçant avec délicatesse une boucle de ses cheveux-champignon derrière son oreille, à la manière de sa collègue.

— J’ai hâte de voir ça, répondit-elle, un sourire moqueur aux lèvres. »

Keitaro se gratta la gorge pour récupérer l’attention, mais se révéla incapable d’exprimer sa pensée. Dès que le sujet devenait trop complexe, il perdait tous ses moyens.

Quel brillant chef d’équipe tu fais… Mittomonai[2]. Ton téléphone mérite ce titre mieux que toi.

Cette fois encore, et malgré sa honte à recourir à ce genre de méthodes, il dicta une suite de mots à son portable. Une voix électronique retransmit ses propos en anglais :

« Quand les enfants seront là, nous devrons récolter un maximum d’informations. Sur leur apparence, leur état de santé, leur caractère, leurs habitudes, leurs phobies… Et bien sûr, le plus important : il faudra les interroger sur leurs vies antérieures, en utilisant l’hypnose et le détecteur d’Emilio.

— Tout ça, en combien de temps ?

— Ils resteront toute la journée ici, enchaîna la voix électronique, mais une semaine entière à Tampa au cas où nous aurions encore besoin d’eux. Mais attention ! Afin d’éviter la propagation de rumeurs, Denzel nous interdit de parler de bug ou de réincarnation devant les parents. Ils ne doivent pas apprendre ce que l’on cherche, ni pourquoi. »

Il allait vraiment devoir agir pour son anglais, cette voix plate et sans émotion, ça ne convenait pas du tout.

« Qu’est-on censé leur dire, dans ce cas ? demanda Angélica.

— C’est Denzel qui s’occupe de contacter les familles. Il m'a confié avoir utilisé un prétexte pour les faire venir.

— Tiens donc… »

Keitaro crut décerner une certaine amertume dans cette réaction, mais préféra ne pas relever ; l’Argentine l’intimidait plus que de raison. Il poursuivit comme si de rien n’était :

« Elles pensent avoir été tirées au sort lors d’une campagne de promotion, et remporté un examen de santé approfondi pour un de leurs enfants, ici aux États-Unis. Trajet et logement inclus.

— Et ils n’ont pas trouvé ça étrange ? questionna Angélica d’un ton contrarié.

— Leurs trois garçons ont tous rencontré des problèmes lors d’un Rhapso-scan. Deux, parce qu’ils étaient malades. Et le troisième, comme vous savez, a fait boguer la machine. Pour des parents inquiets, c’est une opportunité difficile à refuser.

— Je vois…

— À moins que ce soit la semaine en Floride, tous frais payés, qui soit difficile à refuser, fit remarquer Varun en ricanant. »

Angélica lui adressa un regard noir. Keitaro rentra un peu plus profondément dans son siège-coquille d’œuf, par crainte de dommages collatéraux.

« Faut-il vraiment leur mentir ? demanda Emilio en soupirant. Je déteste l’idée de tromper des patients.

— Il n’est pas question de mentir, précisa Keitaro via son portable. Nous allons vraiment leur offrir cet examen. En échange, ils acceptent de nous céder l’intégralité des données récupérées. Ça fait partie du marché. »

Malgré ce qu’il en disait, Keitaro n’appréciait pas non plus ce procédé. Il se sentait mal vis-à-vis des familles qu’il avait l’impression de flouer. Hélas, il devait obéir à sa hiérarchie.

« Si je comprends bien, intervint Varun en levant une main, nous devrons examiner et interroger trois petits garçons indiens, sans savoir lequel a fait boguer la machine ?

— Exactement, répondit Emilio. C’est le principe du double aveugle : si l’on ignore quel est l’enfant qui nous intéresse, et le type de personne qui possédait le même code, nous pourrons rester neutres dans nos observations. Seul Keitaro connaît les données de tout le monde, vivants et morts.

— Tout à fait. Je ne pourrai donc pas participer aux examens, sinon mes réactions risqueraient d’influencer les résultats. »

Il esquissa un demi-sourire pour camoufler son amertume. Il lui coûtait de rester à l’écart, lui qui avait tant sué sur ce bug… En contrepartie, ce serait à lui de comparer les données récoltées par ses collègues à celles du jumeau de code de Darshan – c’est à dire, la mamie japonaise dont il avait conservé le profil. Parviendrait-il à trouver des correspondances intéressantes ? Oui, certainement. Mais comment distinguer une simple coïncidence d’une preuve ? Pour cela, il leur faudrait dénicher d’autres cas. Avec seulement trois, impossible de tirer de vraies conclusions. Dommage… S’il avait existé une dizaine, ou mieux, une centaine d’autres failles de ce type, il aurait pu rentrer avec les honneurs et clouer le bec à son beau-père ! Il se serait régalé de sa déconfiture, aurait peut-être obtenu des excuses et même son respect. Et puis surtout, il aurait rendu Saori fière de lui, l’aurait vu sourire à nouveau, et…

« Et pour les autres enfants ? demanda Charlotte. Une rencontre est-elle aussi prévue ? »

Keitaro sortit de sa bulle, releva la tête et s’adressa en japonais à ton téléphone.

« Denzel a lancé une invitation aux parents français, répondit son traducteur. Mais ils n’ont pas mordu à l’hameçon… Comme il s’agit d’un bébé, nous n’aurions pas pu en tirer grand-chose, de toute façon.

— Et le cas américain ?

— L’enfant est décédé… Mort du nourrisson, je crois.

— En fait, résuma Varun, c’est notre seule chance de pouvoir examiner et interroger un gamin ?

— Oui. C’est ça. »

Keitaro se retint de glisser un œil vers Angélica. Il existait une dernière possibilité, mais la jeune femme en avait décidé autrement et il respectait son choix. Elle refusait d’impliquer sa fille, surtout si elle devait, pour cela, laisser la main à un autre hypnothérapeute, puis rester à l’écart tout du long pour éviter de biaiser les tests. Qu’aurait-il fait à sa place ? Aurait-il accepté de soumettre Jun à ce genre d’analyses ? Pas sûr.

« Tout n’est pas perdu, reprit-il. Nous possédons l’accès à toutes les données privées des cas américains, mais aussi japonais grâce à mon emploi à RBJ. Nous pourrions les compléter avec votre aide, Varun. Et la vôtre, Charlotte, pour l’aspect généalogique. Vous pourriez également vous rendre en France et en Uruguay pour aller enquêter discrètement sur place, auprès des familles concernées.

— Faut-il vraiment tout faire en cachette ? protesta Emilio.

— J’en ai peur… Le siège a pu obtenir quelques données de la part des agences ayant rapporté ces failles, mais elles restent partielles. Et Denzel, ainsi que le président Palmer n’osent pas réclamer davantage par crainte d’éveiller leurs soupçons.

— On n’ira pas loin, avec ça…

— La bonne nouvelle, c’est que Denzel réfléchit à une façon de nous fournir de nouveaux cas.

— C’est dommage, réagit Varun. Si le monde connaissait la nature de nos recherches, certains accepteraient sans doute de coopérer. Ceux qui croient en la réincarnation, notamment.

— Je suis d’accord… Mais pour l’instant, nous devrons nous contenter du peu qu’on a. »

✲°˖✧*✧˖°✲

Le mercredi d'après, les couloirs du 42e étage s’égayèrent d’un joyeux brouhaha aux accents exotiques ; les trois familles indiennes, accueillies puis escortées par Denzel, venaient de débarquer à l’Agence. Comme prévu, les collègues de Keitaro se levèrent pour les rejoindre, tandis qu’il les suivait des yeux avec envie. Lui ne devait pas les rencontrer, mais rester sagement derrière son poste d’ordinateur. Il enfila d’ailleurs son casque audio pour s’isoler encore davantage.

S’il ne pouvait les voir, il savait qu’il y avait là trois mères, deux pères et quatre enfants — un couple avait aussi emmené la grande sœur. L’un des petits ne semblait pas apprécier sa visite, car ses cris traversaient la mousse plaquée à ses oreilles. À l’abri de son écran, il sourit. Son fils devait lui manquer vraiment beaucoup pour que ces hurlements parviennent à le rendre nostalgique.

Shûchû shiyô… Concentrons-nous un peu.

Il soupira, une fois puis deux, avant de reprendre la tâche entamée plus tôt : peaufiner le logiciel qui servirait à accueillir et comparer toutes leurs données. Pas de musique ; il tenait à rester alerte, on ne sait jamais ce qu’il pouvait se passer… Il remua sur sa chaise, essayant de trouver une position confortable. Il relut ses dernières lignes de codes. En rajouta quelques-unes, puis les effaça juste après. Bailla. Tourna la tête vers la porte laissée ouverte. Impossible, il n’arrivait pas à avancer. Aucun doute : un café s’imposait.

9 :30, indiquait l’horloge de son ordinateur. Emilio devait être en train d’examiner l’un des garçons, accompagné de Varun pour la traduction. Puisqu’Angélica devait également être assistée de leur collègue indien, les deux docteurs ne pouvaient mener leurs consultations en même temps. Il était prévu qu’elle et Charlotte tiennent compagnie aux parents et au reste des enfants dans une salle attenante, jusqu’à ce qu’Emilio ait terminé sa partie du travail.

L’essentiel, c’est qu’à cette heure-ci, le couloir où se trouvait le distributeur devait être vide… et qu’il y avait donc accès. Il ôta son casque et n’entendit aucun bruit. Parfait ! La voie était libre. Il jeta tout de même un œil prudent dans l’embrasure de la porte de leur open-space avant d’en sortir et de se diriger vers son pourvoyeur de carburant. Ce court trajet le rapprochait immanquablement de son équipe et de ses invités. Une coïncidence tout à fait fortuite, et non induite par sa curiosité. Absolument pas, essayait-il de se convaincre.

Une fois devant la machine, il inséra une pièce, puis tendit l’oreille à tout hasard. Il perçut bientôt les voix de ses collègues féminines en train d’assommer leurs hôtes de questions. Mais elles restaient lointaines, mêlées à d’autres, et s’exprimaient en anglais, ce qui l’incita à se discipliner et à cesser d’y prêter attention.

« Ploc. »

Un gobelet en papier tomba sur le socle.

« Vouuuuuuuuuuh… »

Un liquide fumant se déversa à l’intérieur. Ah, l’odeur merveilleuse du café ! Il huma l’air avec délice, fermant les yeux pour mieux se perdre dans ces volutes parfumées… Un plaisir bientôt gâché par des pleurs d’enfants. Le sourire de Keitaro fondit aussi vite que le sucre de son breuvage. Il ne devrait pas s’en mêler, il le savait. Ne surtout pas intervenir, au risque de tout faire échouer. Mais l’inquiétude l’emporta sur la raison. Il tourna le dos au distributeur pour se rapprocher du bruit. S'il croisait quelqu'un, il pourrait toujours détourner le regard.

Les cris devinrent plus perçants, plus colériques. Une porte s’ouvrit en trombe et Keitaro vit débouler un petit bonhomme dans sa direction. Il le reconnut avant d’avoir eu le temps de se cacher les yeux. Trop tard, maintenant… En arrière, il entendit sa mère l’appeler, puis se mettre à courir.

« Darshan, Darshan ! »

Le japonais se réfugia dans une pièce annexe jusqu’à ce que les pas se rapprochent. Alors, il bondit au milieu du passage et s’accroupit, bras écartés. L’enfant, les mains plaquées sur les oreilles et vêtu d’un unique caleçon, vint s’écraser contre son torse et se tut aussitôt.

« Haha, je te tiens ! »

La façon dont le petit gardait ses mains de chaque côté de la tête lui rappela quelque chose. Mme Takahashi, son jumeau de code, souffrait d’hyperacousie – il connaissait par cœur son dossier médical. Pouvait-il s'agir d'un indice ?

Après quelques secondes d’hébétude, l’enfant tenta de se dégager, mais sa mère, non loin derrière, le saisit par le bras et le ramena dans son giron. Keitaro vit ses collègues accourir et froncer les sourcils en l’apercevant. Normal, il n’avait rien à faire ici. Il se redressa, et avant qu’ils ne puissent s’expliquer, la mère de Darshan se posta entre lui et le reste de son équipe. Tournée vers Emilio, elle l’agressa dans sa langue d’un flot de paroles haut-perchées, sans laisser le temps à Varun de traduire. Probablement alerté par le vacarme, Denzel, accompagné d’autres employés de RB-USA, surgit dans le couloir. Quant aux autres familles, Keitaro les vit observer la scène, l’air outré, depuis la salle d’attente.

« Qu’est-ce qu’il se passe ? » demanda-t-il à la femme qui lui tournait le dos.

La mère fit volte-face et l’observa un instant. Ses traits s’adoucirent, puis elle lui répondit également en anglais :

« Pas de photo ! Pas de photos de mon fils… »

Tous les regards se dirigèrent vers Emilio, qui haussa les épaules.

« Pendant que Varun discutait avec elle des antécédents médicaux du petit, j’ai voulu prendre en photo certains détails physiques : grains de beauté, taches de naissance… Mais après un ou deux clichés, un à la poitrine, l’autre à l’oreille, il s’est mis à hurler et s’est précipité vers la porte. »

Keitaro reporta son regard sur l’enfant, qui maintenait de nouveau ses mains à plat de chaque côté de son visage.

Serait-ce le bruit de l’appareil photo proche de son tympan ? Serait-il sensible à ce point ?

Denzel prit un air navré et s’avança vers la mère.

« Madame, veuillez nous excuser. Nous aurions dû vous prévenir… »

— Pas de photo… Fini.

— C’est compris. Plus de photos. Acceptez-vous quand même de poursuivre l’examen ? »

La femme hésita, puis hocha la tête. Keitaro retint un soupir de soulagement. Pourvu que lui n’ait pas tout gâché… Il avait bien fait attention à ne pas trahir l’identité du garçon, mais sa présence constituait déjà une erreur de protocole.

« Bien. Allons le rhabiller, suggéra Emilio. Tu viens, Darshan ? Ensuite, tu iras avec la gentille dame. » ajouta-t-il en désignant Angélica.

Lorsque Varun eut traduit, la mère rétorqua quelque chose en indien.

« Elle exige d’assister à la séance suivante. Si ce n’est pas possible, elle dit qu’elle préfère partir. »

Keitaro se tendit. Il aperçut Denzel remuer les lèvres d’un air ennuyé.

« Est-ce vraiment gênant ? » s'enquit Angélica, brisant le silence.

Sa question sonnait comme une supplication. Keitaro déglutit. Comment annoncer à sa collègue qu’ils avaient perdu ?

« S’il vous plaît, pourriez-vous me suivre un instant ? » demanda Denzel à l'attention de Varun et des familles.

Au passage, l’américain lança un coup d’œil entendu à Keitaro, qui saisit le message. Lorsque la petite troupe eut disparu dans une salle, il s’adressa à la psychologue :

« Si la mère assiste à la séance, vous ne pourrez pas lui poser les bonnes questions…

— Je pourrais aborder des sujets classiques avec lui, et ne parler de vie antérieure qu’avec les autres ?

— Ça ne servirait à rien. C’est cet enfant qui nous intéresse, avoua-t-il avec un soupir. »

Angélica comprit enfin. Il lut la déception sur son visage ; on aurait dit qu’elle allait se mettre à pleurer. Le cœur de Keitaro se serra.

« Nous devons quand même continuer. Nous leur avons promis un examen complet, et ils s’attendent à recevoir votre consultation. Restons corrects avec eux… Autant que possible, en tout cas. »

Il aurait aimé pouvoir l’encourager avec sa propre voix, plutôt que celle, froide et robotique, de son traducteur téléphonique. Hélas, il s’en savait incapable. La jeune femme cacha son visage dans ses mains.

« Je suis désolé, s’excusa Emilio. C’est ma faute.

— Pas du tout… Je n’aurais pas dû intervenir, non plus. Et si nous avions été transparents avec eux, nous aurions évité ce genre de problèmes. »

Ses collègues hochèrent la tête, l’air dépité. Keitaro observa la jeune femme. Elle paraissait plus affectée que tous les autres. Il en comprenait la raison : leur dernière chance se trouvait entre ses mains et elle refusait de partager. Fin de la partie jusqu’à nouvel ordre.

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Notes de bas de page :

1. Gokon : rendez-vous, le plus souvent au restaurant ou dans un bar, d’un groupe d’hommes et femmes célibataires, où les participants apprennent à se connaître dans l’espoir d’y trouver l’âme sœur. On y invite des gens de son cercle social : amis, collègues, etc.

2. "Quelle honte", en japonais.


Texte publié par Natsu, 12 mars 2021 à 01h49
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