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tome 1, Chapitre 8 tome 1, Chapitre 8

Tampa, vendredi 5 novembre 2032

Assise à la table ronde du 42ème étage d’un immeuble de Floride, Angélica ne comprenait toujours pas ce qu’elle faisait là. Des psychologues, il en existait des millions ! Aux États-Unis comme ailleurs. Pourquoi aller quérir une mère de famille célibataire, au chômage, et en Argentine par-dessus le marché ? Sur quels critères s’étaient-ils basés ?

S’il s’agissait d’un genre de loterie, ils n’auraient pu tomber plus mal… L’Agence Rhapsody Blue ne lui inspirait qu’une profonde animosité. La plupart des gens croyaient à leurs beaux arguments, mais Angélica n’était pas dupe. Elle savait bien que leur système ne servait qu’à protéger les plus riches en refoulant les indésirables à leurs frontières ; souvent avec un prétexte inventé à la volée, parfois sans aucune explication. La machine-toute-puissante avait décidé qu’ils ne passeraient pas, et l’on se remettait à son jugement sans discuter – puisqu’elle avait toujours raison, la machine.

Elle l’avait d’ailleurs expérimentée, l’humiliation de se faire jeter comme une malpropre à la sortie d’un rhapso-scanner. Dire qu’on l’avait accusé de fraude ! L’information n’avait pas dû circuler jusqu’au siège, sinon elle ne se trouverait pas ici. Quelle ironie… S’ils savaient !

« Tout d’abord, merci à vous cinq d’avoir accepté de nous rejoindre, les accueillit M. Ferguson, l’auteur du courrier reçu deux semaines plus tôt. Vous venez tous de très loin, et Rhapsody Blue vous en est extrêmement reconnaissant ».

De très loin, oui… Un peu plus de 13 h d’avion et presque 18 h porte-à-porte. Entre ça et son dégoût pour l’Agence, elle n’aurait jamais répondu à cette offre d’emploi tombée du ciel sans l’insistance de sa mère. Un contrat temporaire de psychologue, bien trop alléchant pour être honnête. Le salaire proposé lui paraissait tellement absurde qu’elle avait cru à une arnaque – d’autant qu’ils ne mentionnaient pas d’entretien ni de période d’essai.

« Rappelle-les, tu verras bien. C’est peut-être la chance de ta vie ! » lui avait dit sa mère, avant que la discussion ne dégénère en dispute. Elle s’était finalement laissée convaincre, car mine de rien, ses arguments tenaient la route. L’argent, les horaires réguliers, un travail en rapport avec ses compétences, l’opportunité de s’éloigner d’un pays enlisé dans une crise économique sans fin et celle, pour les filles, de connaître autre chose… Elle avait donc ravalé sa fierté et sa méfiance, avait contacté RB-USA, puis avait accepté leur proposition avec le sentiment désagréable de trahir tous ses principes.

« Rassurez-vous, personne parmi vous ne sait vraiment de quoi il retourne, poursuivit l’américain en costume. Je vais tout vous expliquer dans un instant. »

Angélica examina ses voisins de table, tous de nationalité étrangère. Au moins, elle n’était pas la seule cruche ici, à débarquer sans rien connaître de cette fameuse mission. Les muscles de son cou se détendirent un peu, alors que le sentiment de décalage avec ses pairs s’atténuait. Elle n’avait plus l’impression d’être la poire dans le panier de pamplemousses.

« Mais avant cela, je dois vous demander de signer un accord de non-divulgation. Rien de ce que je vais vous dire ensuite ne doit sortir d’ici. »

De plus en plus louche… mais aussi très tentant. Ce document, sous ses yeux, l’engagerait à garder pour elle des informations potentiellement dommageables pour l’Agence, alors qu’elle ne rêvait que de la voir s’effondrer. En même temps, si elle refusait, elle ne les apprendrait jamais, ces fameux secrets que Rhapsody Blue planquait sous son beau tapis. Ce qui, à ce stade, se révélerait encore plus frustrant.

Sa décision était prise ; elle signa, puis s’en réjouit dès que tombèrent les premières confidences. Il existait des failles dans le système ! Des doublons parmi les codes ! Des collisions ! Angélica n’était pas certaine de tout comprendre, mais savourait chacun de ces aveux avec un plaisir difficilement contenu. La célèbre Agence se trouvait-elle sur le déclin ?

La parole venait de passer au japonais assis à leur table. Angélica tourna son attention vers lui, le cerveau en fête, impatiente d’en apprendre davantage.

« Bonjour, je m’appelle Momoyama Keitaro. Je… suis ingénieur à RBJ – Rhapsody Blue Japan – et je m’occupe de la base de données du Japon. Récemment… avec mon équipe… nous avons trouvé un bug… »

La suite s’avéra laborieuse. Si Angélica possédait un niveau d’anglais honorable – à force de recevoir des patients étrangers dans son ancien cabinet – elle comprenait aussi que tout le monde n’en ait pas l’utilité. Mais tout de même… Pouvait-on réellement travailler pour Rhapsody Blue, quel que soit le pays, sans maîtriser la langue de Shakespeare ? Il semblerait que oui.

Malgré son étonnement, elle ne put s’empêcher de ressentir une pointe de compassion ; le pauvre peinait à trouver ses mots et cherchait sans arrêt des traductions sur son téléphone. Un mélange de panique et de confusion se lisait sur ses traits. Elle aurait aimé l’aider, mais comment faire sans parler japonais ? Elle saisit néanmoins l’essentiel : un enfant indien avait été arrêté à la frontière d’Osaka, car il partageait le même Rhapso-code qu’une japonaise décédée.

À la fin, incapable de poursuivre, l’ingénieur changea carrément de méthode et s’adressa à son mobile, qui retransmit la phrase entière en anglais :

« J’ai pensé qu’il s’agissait peut-être d’un cas de réincarnation ».

Angélica fronça les sourcils. Avait-elle bien compris ? Du coin de l’œil, elle épia la réaction des autres. Tous affichaient le même air perplexe.

« Pardon ? » osa-t-elle demander, en se tournant vers Denzel, leur employeur.

— Vous avez bien entendu. »

Elle plissa les paupières, sans détacher son regard de celui de l’américain. Est-ce qu’on se moquait d’eux ? L’homme, pourtant, ne cillait pas. Ses lèvres ne souriaient pas. Y croyait-il vraiment ? Autour d’elle, d’autres questions fusèrent. Denzel leva la main en guise d’apaisement :

« Non, je ne suis pas fou. Dieu m’en garde ! Et Monsieur Momoyama non plus, d’ailleurs. Pour être franc avec vous… je n’y croyais pas, au début. Mais à force d’étudier ces anomalies, j’arrive maintenant à envisager cette possibilité. Je sais, ça paraît insensé, j’en suis conscient… Et en même temps, n’est-ce pas ainsi que l’homme a fait ses plus grandes découvertes ? Le micro-ondes, les rayons X, la pénicilline…

— Ce n’est pas comparable.

— Vraiment ? Laissez-moi vous décrire ces anomalies en détail, vous jugerez ensuite. »

Que cet homme en soit réduit à explorer ce genre de pistes démontrait son impuissance face au problème. Tout de même… on nageait en plein délire ! La réincarnation… Comment une institution aussi influente, et rattachée au gouvernement américain, pouvait-elle envisager une option aussi… loufoque ? S’il s’agissait d’une – coûteuse – plaisanterie, Angélica la trouva de mauvais goût ; elle avait beau lire son horoscope tous les matins, il ne fallait pas non plus la prendre pour une idiote.

Tandis que Denzel effectuait quelques schémas au tableau, l’indien assis à sa droite lui lança une œillade, sourcil relevé, lèvres pincées. Angélica lui rendit la même grimace incrédule, amusée et rassurée de voir qu’elle n’était pas la seule à s’étonner.

« La première collision, reprit l’américain en se replaçant face à eux, nous a été rapportée par les douanes de l’aéroport de Chicago, l’année dernière. Un jeune couple prenait l’avion pour la première fois en compagnie de leur bébé. Les machines ont renvoyé une erreur indiquant que le rhapso-code de l’enfant correspondait au profil d’une autre personne dans la base de données américaine : un commerçant, originaire du même quartier, mort deux ans plus tôt.

— Monsieur Ferguson, excusez-moi, intervint l’homme indien. Puis-je prendre des notes ?

— Mais oui, je vous en prie. La deuxième collision est un cas intrafamilial : l’administration française nous a rapporté en début d’année qu’un petit parisien partagerait le même code que son grand-père, décédé quelques mois avant sa naissance. »

Angélica admira le zèle de son voisin : son stylo volait sur le papier à toute vitesse. S’il lui avait paru dubitatif l’instant d’avant, il semblait maintenant considérer l’hypothèse avec sérieux – ou du moins, laisser le bénéfice du doute à leur hôte. Serait-il de confession bouddhiste ? Ou hindoue ? Ce qui expliquerait son apparente crédulité.

« La troisième collision ressemble à celle d’Osaka : un enfant de 4 ans arrêté à la frontière d’Uruguay, car son code existait déjà dans la base de données du pays. Il renvoyait à une personne décédée 5 ans plus tôt… »

Denzel se tut un instant et s’humecta les lèvres.

« Cliclic, cliclic »

D’une main, il débouchait puis rebouchait son feutre d’un air mal à l’aise. L’indien leva son stylo. Angélica fronça les sourcils. Elle appréciait de moins en moins la tournure que prenaient les événements. Un affreux doute commençait à poindre dans son esprit. Elle chercha à capter le regard de l’américain, en vain.

« Cette collision, enchaîna Denzel, s’est produite y a trois mois. Une fillette argentine, accompagnée de sa famille pour passer le week-end à Colonia…

— Ah, mais… bredouilla Angélica, les yeux tout écarquillés. »

Cette fois, elle avait compris. Voilà donc la raison de leur rejet à la frontière ! Pas étonnant que les douaniers uruguayens les aient retenues, si Catalina possédait le même code qu’une personne figurant dans leur base. Normal qu’ils aient semblé perdus et l’aient plus ou moins accusé de fraude. Ils avaient bien rapporté l’incident au siège, finalement.

Son regard se reporta sur les autres prétendus experts. Un japonais, un indien… Si l’on suivait cette logique, sa comparse devait être française et son voisin uruguayen. Les cas précédents concernaient-ils aussi leurs familles ? Aucun d’entre eux n’avait pourtant réagi. Dire qu’elle avait cru impressionner l’Agence américaine avec son expérience de psychologue… Quelle naïveté. Son profil ou ses compétences n’avaient rien à voir là-dedans. Tout ça, c’était pour sa fille ! Avec leurs hypothèses tordues, qui sait quel genre de tests ils souhaitaient effectuer sur elle ?

En la voyant s’agiter, Denzel lui adressa un geste d’apaisement.

« Nous en parlerons en privé, si vous voulez bien…

— Est-ce que je… est-ce que… je peux aller aux toilettes ?

— Euh m…

— S’il vous plaît ?

— Mais certainement. Vous savez où c’est ? Je peux vous montrer.

— ça ira, merci.

— Bien, nous vous attendons. »

Tous la suivirent des yeux alors qu’elle se dirigeait vers la porte d’un pas raide. Denzel camouflait mal son anxiété et il avait bien raison de s’inquiéter ; Angélica profita de cette permission pour sortir des locaux sans alerter personne, avec la ferme intention de ne pas y revenir.

✲°˖✧*✧˖°✲

« ¡Ah qué canalla ! ¡Qué pelotudo ¡Qué pendejo ! ¿Cómo se atrevió ? »

Recroquevillée sur son lit d’hôtel, Angélica insultait son téléphone – à défaut de son ex-employeur. Le pouce encore tremblant d’indignation, elle scrollait indéfiniment à la recherche d’un vol à prix raisonnable. Autant chercher le Graal… Les tarifs qu’elle voyait s’afficher ne faisaient qu’amplifier son amertume ; elle savait pertinemment, avant même d’avoir commencé à regarder, qu’elle n’avait pas les moyens de se payer ce billet de retour.

Pourquoi, pourquoi, pourquoi ? Pourquoi avoir écouté sa mère ? Pourquoi avoir ignoré son propre instinct ? Et surtout, comment avait-elle pu croire que ses compétences intéressaient Rhapsody Blue ? Elle avait été dupée, manipulée. À cause de sa crédulité, elle se retrouvait prisonnière, contrainte d’aller quémander de quoi rentrer chez elle. Son horoscope, ce matin, lui prédisait pourtant une bonne journée. Pleine de surprises, c’est vrai. Ça, pour les surprises, elle avait été servie !

Hors de question de faire machine arrière. Elle ne remettrait pas les pieds à l’Agence. Elle ne leur livrerait jamais sa fille, même pour tout l’or du monde ; plutôt aller mendier dans le métro. Voyons, combien lui faudrait-elle ? Ce ne devrait pas être impossible de dénicher un job temporaire pour récolter cette somme. Mais quid de sa mère et de ses filles ? La pension de Sofía suffirait-elle à les nourrir toutes les trois pendant un mois ou deux ?

D’un claquement de langue ennuyé, elle reposa son téléphone sur ses genoux. Sa tête vint cogner le mur de derrière et ses yeux se fermèrent un instant. Quelle situation humiliante… Elle se sentait nulle. Et seule. Terriblement seule.

Comme chaque fois qu’elle avait besoin de réconfort, elle sortit de son sac un portefeuille tout corné. À l’intérieur, une vieille photo décolorée : celle d’un garçonnet dans un paysage de campagne. L’enfant brandissait son dernier trophée de chasse, un « magnifique » coléoptère enfermé dans une boîte en plastique. Gabriel… Ils étaient déjà inséparables à l’époque. Comme il vivait dans la ferme voisine de ses grands-parents, ils passaient beaucoup de temps chez l’un ou chez l’autre. Angélica possédait des tas de photos plus récentes de leur couple, mais celle-ci était de loin sa préférée. Pourquoi ? Elle ne saurait le dire.

« Gabriel, que ferais-tu à ma place ? Tout était plus simple quand tu étais là… »

« Brrrrrrr… »

Quelque chose vibra sur ses genoux. Angélica sursauta. L’espace d’une seconde, elle crut recevoir une réponse du ciel. Le timing était parfait ! Elle retint son souffle, approcha son doigt, et… l’apposa sur l’écran de son téléphone :

Denzel… ce menteur de Denzel… ce requin perfide ! Quand son nom s’afficha, Angélica redescendit aussitôt sur terre. Quelle idiote, depuis quand le ciel communiquait-il par les ondes ? Elle relâcha l’air de ses poumons et ouvrit le message.

« Angélica, où êtes-vous ? À votre hôtel ? Je suis désolé pour ce qui s’est passé, je comprends que vous soyez choquée. Je regrette de ne pas avoir pris le temps de parler avec vous, en privé, avant la réunion. »

La suite lui parvint peu après :

« Je vous en prie, ne tirez pas de conclusion hâtive. Et si c’est votre fille, le problème, rassurez-vous : elle ne fait pas partie du contrat. Accepteriez-vous de me rencontrer une dernière fois pour en discuter ? Et si vous souhaitez toujours retirer votre participation, je ne vous retiendrai plus. »

Bien. Sans provenir du ciel, ce message n’en était pas moins salvateur. Ses épaules se relâchèrent et un soupir s’échappa de sa poitrine. Elle s’en voulut aussitôt pour sa réaction : allait-elle vraiment rouvrir la porte qu’elle venait de claquer ? Seule, elle n’aurait jamais cédé. Mais avec ses deux filles et sa mère à charge, pouvait-elle prioriser sa fierté ?

Non.

Elle relut l’intégrité du message et fronça les sourcils. Denzel semblait prêt à tout pour la retenir. Si ce n’était pour sa fille, alors pourquoi ? Et après tout, quelle importance… Au moins, elle n’aurait pas besoin de supplier. Elle rédigea une courte réponse, sans trop s’engager.

Son pouce flotta quelques instants au-dessus du bouton « envoyer ». Quand elle le pressa enfin, elle eut l’étrange impression d’avoir vendu son âme au diable. Pouvait-elle – et avait-elle vraiment envie – de lui accorder sa confiance ? La prudence restait de mise. Elle s’était laissée dupée une fois, il n’y en aurait pas de seconde.

✲°˖✧*✧˖°✲

Lorsqu’Angélica franchit les portes du Coco Loco, Denzel s’y trouvait déjà, son sourire de requin fermement accroché à ses lèvres et un sandwich posé sur sa table. Elle se demanda, alors qu'il lui adressait un signe de la main, s’il était possible de développer une réaction allergique à une personne ; rien que de le voir, elle en avait des frissons d’horreur et n’aurait pas été surprise de se déclencher une crise d’urticaire. Il était bel homme, pourtant. C’était à l’intérieur qu’il semblait retors. Elle se força néanmoins à paraître aimable et lui indiqua qu’elle allait commander quelque chose.

Bien… Il est l’heure de jouer au plus malin.

C’est lui qui avait décidé du lieu de rendez-vous : une sorte de café-brasserie latino à la devanture criarde, situé non loin des bureaux de Rhapsody Blue. L’ambiance musicale – de la salsa ? De la cumbia, peut-être ? – lui donna le mal du pays. Si Denzel pensait la convaincre de rester aux États-Unis, il n’aurait pu choisir pire endroit. L’intérieur, aussi coloré que l’extérieur, semblait renfermer toute l’Amérique latine entre ses murs. Plusieurs drapeaux ornaient les parois, s’intercalant avec des photos de plage, des graffitis, une affiche du Che, une télé près du comptoir et un maillot de foot. Quelques plantes vertes décoraient les coins. Un joyeux bazar, en somme.

Derrière le comptoir, un jeune afrolatino se dandinait en rythme, les mains occupées à essuyer de la vaisselle. Il releva la tête au passage d’Angélica et son visage s’éclaira d’une joie enfantine.

« ¡ Hola señorita ! Bienvenido. C’est la première fois que vous venez ici, non ?

— Euh… oui ?

— Le prenez pas mal, c’est juste qu’on n’a souvent qu’des habitués… ça fait plaisir d’voir de nouvelles têtes ! La déco vous plait ? »

Impossible de rester de marbre face à lui. Sa bonne humeur, décidément contagieuse, chassait les nuages des cieux les plus encombrés. Angélica n’avait pas envie de lui sourire, ni à lui ni à personne, mais ses lèvres se recourbèrent à son insu.

« Elle me fait penser à chez moi, avoua-t-elle en hochant la tête.

— Chez vous ? Attendez attendez… Laissez-moi deviner. Mmh… Ces vêtements, cet accent, votre attitude… je dirais… Colombie ?

— Perdu.

— Mince. D’habitude, j’arrive assez bien à d’viner. Bon, mais installez-vous, le monsieur derrière vous attend.  »

Son jus d’orange commandé, elle rejoignit Denzel à sa table. Gênée de se retrouver en face de lui, elle choisit de le laisser parler en premier – ce qu’il fit bientôt, avec plus d’humilité qu’elle ne l’en croyait capable :

« Merci d’être venue. J’avais peur que vous ne soyez déjà loin… Je vous prie d’accepter nos excuses pour la façon dont les choses se sont déroulées. J’aurais dû vous en informer avant, pour votre fille. »

Elle se pinça les lèvres, soupira légèrement et hocha la tête.

« C’est bien ce qui vous a poussé à partir, n’est-ce pas ? Oui, je m’en doutais… Rassurez-vous, comme je vous le disais, rien ne vous oblige à l’impliquer. Bon, je ne vous cache pas qu’on aurait aimé effectuer quelques tests anodins avec elle, mais nous ne l’aurions jamais fait sans votre accord. »

Angélica baissa les yeux sur son jus d’orange, qu’elle saisit d’une main et serra fort. Elle avait eu raison de se méfier : évidemment qu’ils avaient songé à examiner Catalina. Pourquoi avait-elle accepté l’invitation de Denzel, déjà ? À peine arrivée qu’elle souhaitait repartir – non sans lui avoir jeté le contenu de son verre à la figure. Pour ne pas gâcher.

« Mais au-delà de ça, croyez-moi, nous avons un réel intérêt à vous compter dans notre équipe de recherche, en tant que psychologue. N’êtes-vous plus motivée à nous rejoindre ? Et dans ce cas, dites-moi… à quelles conditions accepteriez-vous de travailler pour nous ? »

Toujours murée dans le silence, elle s’accorda quelques secondes de réflexion. Denzel avait beau dire, elle s’inquiétait toujours pour Caty. Ces gens-là avaient tellement de moyens… Tellement de puissance ! Qui sait s’ils n’essayeraient pas de l’obliger, d’une façon ou d’une autre, à leur céder sa fille pour leurs maudits tests ? D’un autre côté, il y avait l’argent… Ou plutôt, le confort financier et la sécurité qui allait avec. Mais quand même… travailler pour Rhapsody Blue ! C’était comme s’auto-gifler.

« Je… ne sais pas.

— Mmh… Attendez, j’ai quelque chose à vous montrer. Ça pourrait vous plaire, ajouta-t-il en sortant quelques prospectus de son sac. Tenez, regardez ! Je vous ai trouvé un meilleur logement, dans une résidence où séjourne un autre membre de l’équipe. C’est spacieux et proche d’une excellente école pour vos deux filles. »

Au supplice, elle observa les photos avec envie et déglutit. Difficile d'ignorer de tels arguments…

« Qu’est-ce qui vous bloque, exactement ? Le salaire ? On peut renégocier, si vous le souhaitez.  »

Prudente, elle refusa de la tête et choisit d’être honnête :

« Je n’apprécie pas l’idée de contribuer à un système qui rejette les plus démunis.

— Je vois. C’est donc ça… J’imagine que votre expérience en Uruguay a dû vous marquer.

— En effet. Ma fille en fait encore des cauchemars… Au moins maintenant, je comprends mieux ce qui s’est passé. Vous savez qu’on m’a accusé de fraude ?

— Je sais, oui. Je suis désolée que vous ayez eu à subir ce genre d’accusations… Mais vous n’aurez plus aucun souci, nous y veillerons. Quant à Rhapsody Blue, nos machines ne rejettent personne sans raison valable et objective. Sans compter le nombre de vies qu’elles ont sauvé grâce à un dépistage précoce ! Et en limitant les épidémies. »

Angélica soupira. Toujours le même vernis pour amadouer le public. Elle mourait d’envie de répliquer, mais savait qu’elle jouerait contre son camp. On ne mord pas la main qui propose de vous nourrir. Et on n’insulte pas le gouvernement américain, accessoirement.

« Bon, admettons. Mais je ne comprends pas : si ce n’est pour ma fille, pourquoi vous intéresser à moi ? »

Denzel sourit d’un air énigmatique avant de croquer dans son sandwich. Cet homme l’agaçait tellement… et semblait encore lui cacher des choses. Elle devait rester vigilante.

« Il nous fallait quelqu’un en Argentine. Nous voulions impliquer une personne originaire de chacun des pays concernés par ces failles. À la fois pour rassurer les agences locales, et dans l’espoir d’obtenir leur coopération si nécessaire. Comme vous le savez, les États membres ne partagent pas leurs bases de données citoyennes, qui contiennent trop d’informations privées.

— Je comprends. Mais quand même… il existe des tas de psychologues en Argentine, aussi…

— Votre niveau d’implication, finit-il par avouer, c’est ce qui rend votre profil intéressant. N’avez-vous pas envie de savoir pourquoi votre fille possède un jumeau de code, en Uruguay ? »

Maldita sea[1], il marque un point…

« Angélica, réfléchissez… Ça ne vous tente vraiment de travailler sur l’un des plus grands mystères de tous les temps ? La réincarnation… Imaginez l’impact, si nous parvenions à prouver ce phénomène !

— Alors c’est de ça qu’il s’agit, prouver la réincarnation ? »

Pourquoi pas celle de Dieu, pendant qu’on y est ?

« Vous savez, je ne vous demande même pas d’y croire, précisa-t-il en réponse à son air dubitatif.

— Justement, j’aimerais savoir : qu’est-ce que vous me demandez, au juste ?

— Je vous demande d’interroger ces enfants sous hypnose au sujet de leurs vies antérieures. »

Angélica se renversa dans son siège en retenant un sourire. Qui, entre eux deux, était le plus naïf ?

« Vous ne seriez pas le premier à tenter l’expérience. Mais vous savez, rien ne garantit que les souvenirs obtenus de cette façon soient réels. On ne peut rien prouver ainsi.

— Bien sûr, vous avez raison. Mais cette fois, ce serait différent : nous possédons des outils de pointe, en plus de connaître l’identité des deux personnes : celles de l’enfant, et celle de l’individu qu’il était peut-être dans une vie antérieure. Croyez-moi, ça change tout ! »

Angélica resta songeuse, un instant. Si elle n’était pas convaincue, elle comprenait enfin ce qu’on attendait de son travail. Étrange, tout de même, cette soudaine fascination de Rhapsody Blue vis-à-vis d’un phénomène qui relevait, jusque-là, du domaine de la spiritualité. Pourquoi vouloir essayer de le démontrer, à tout prix ?

Ah mais c’est vrai… Trouver une explication à leurs failles. Éviter un scandale. J’imagine qu’il doit y avoir beaucoup d’argent en jeu. J’aurais peut-être dû accepter l’augmentation qu’il m’offrait…

« Si je puis me permettre, ajouta Denzel, n’avez-vous jamais perdu d’être cher ?

— Si, bien sûr… Comme tout le monde.

— Avez-vous songé que, si nous parvenions à prouver que les gens se réincarnent, ça voudrait dire que leur âme – ou leur essence – serait toujours là, quelque part ? »

Cette remarque produisit sur elle l’effet d’une décharge électrique. Non. Elle n’y avait pas réfléchi, partant du principe que leur mission était absurde. Malgré tout, dans un petit coin de sa tête, un fol espoir vit le jour. Un espoir totalement irrationnel, elle en avait bien conscience.

Et si c’était vrai ?

Denzel continuait à lui parler, mais elle n’écoutait plus. Son corps était au café, son esprit ailleurs. Ni les maracas, ni même l’accordéon de la musique d’ambiance ne parvenaient plus à son oreille.

Si c’était vrai et qu'elle acceptait son rôle à Rhapsody Blue, elle aurait accès à la technologie qui permettrait peut-être de Le retrouver. Gabriel…

Requin perfide l’avait bien attrapée – un peu comme ce coléoptère dans son Tupperware. Comment pouvait-elle rentrer en Argentine, à présent ? Ce n’était plus qu’une simple question d’argent, de sécurité ou d’honneur, mais de vie ou de mort. Littéralement.

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Notes de bas de page :

1. "Bon sang !" en espagnol.


Texte publié par Natsu, 1er mars 2021 à 05h37
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