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tome 1, Chapitre 3 tome 1, Chapitre 3

Tokyo, vendredi 15 octobre 2032

« Piou piou… Piou piou… Piou piou... »

Keitaro traversa le carrefour aux premiers gazouillis du feu pour piétons[1]. La nuit enveloppait Tokyo, même si l’on y voyait comme en plein jour : des milliers d’enseignes aux néons tapageurs habillaient les rues sur plusieurs dizaines d’étages, invitant le chaland dans leurs échoppes. L’une d’elles, un izakaya[2], comptait Keitaro parmi ses habitués. Il s’y rendait souvent après le travail pour décompresser – un moyen comme un autre de ne pas ramener ses soucis à la maison. Ce soir pourtant, il passa son chemin. L’heure était bien avancée et il n’avait ni faim, ni soif, ni même envie de boire.

Il venait de quitter le bureau, mais son cerveau s’y trouvait encore. Voilà une semaine qu’il s’arrachait les cheveux sur le même problème et n’y comprenait toujours rien. Pour une fois qu’on le chargeait d’une mission importante. Pour une fois qu’on lui donnait l’occasion de briller ! Même si en vrai, il savait qu’en lui accordant cette « chance », ses collègues s’étaient aussi débarrassés d’une belle épine aux pieds. Un cadeau empoisonné qui lui exploserait à la figure tôt ou tard.

« Impossible ». Ce mot résonnait en boucle dans son esprit. Qu’avait-il raté ? Les rappu-co (contraction de Rappuso-kôdô, ou Rhapso-code comme on les appelait dans le reste du monde) étaient censés être uniques. Une longue série de chiffres générée par les rappu-scan (ou Rhapso-scan), ces engins en forme de casque utilisés pour identifier les gens. D’après ce qu’il avait compris, la musique qu’ils diffusaient servait à stimuler un grand nombre de neurones qui, à leur tour, produisaient des ondes électromagnétiques.

Les rappu-co, issus de calculs complexes effectués à partir de ces ondes, étaient propres à chaque individu. Un peu comme une partition mathématique basée sur son activité cérébrale. Réputés infaillibles, ils ne pouvaient être ni falsifiés, ni partagés, ni reproduits. D’ailleurs, personne ou presque ne connaissait son code : pour éviter les fraudes, seuls les douaniers et autres agents de l’État – dont il faisait partie – y avaient accès. Rhapsody Blue… Une révolution en matière de sécurité et de traçage de la population. En matière de santé également, car les rappu-scan effectuaient un check-up complet à chaque utilisation.

Enfin… Tout ça, c’est ce que proclamaient les créateurs américains de ce nouveau système d’identification. C’est aussi ce que croyaient la quinzaine de pays membres qui l’avaient adopté. Keitaro, lui, n’était pas neurologue. Il n’y connaissait pas grand-chose ; déjà qu’il peinait à se souvenir de leur slogan, « Rhapsody B., what's your brain melody ? »[3] qu’il prononçait avec un accent épouvantable. Non, lui ne se mêlait pas du « comment ». En tant qu’ingénieur, il gérait seulement le résultat : avec ses collègues de RBJ, il s’occupait de la banque d’informations de toute personne enregistrée au Japon – et pas ailleurs, chaque nation n’ayant accès qu’à sa propre base de données – qu’elle soit citoyenne ou qu’elle ait simplement traversé la frontière.

Rappu-co… Un code unique et constant pour chaque individu. Infaillible, infalsifiable et inconnu du public, se répétait Keitaro pour se rassurer.

Et pourtant, cet enfant…

Ses pas l’avaient guidé jusqu’à la station Yurakucho. En haut des marches, il vacilla et s’arrêta un instant. Sa tête s’était mise à tourner, sa vision se brouillait, des fourmillements désagréables engourdissaient ses extrémités.

Oh non… Pas encore.

Comme à chaque nouvelle crise, sa peau se couvrit d’une sueur moite et son pouls s’affola. Suffoquant, il dénoua son écharpe et s’écarta du passage, incapable de descendre les marches dans son état. Il s’appuya contre un mur, ferma les yeux et se laissa glisser en position accroupie. Il resta là, immobile et concentré sur sa respiration, le temps de retrouver des forces. Les soucis du travail refluèrent aussitôt, resserrant leurs griffes sur son esprit.

Ce ne peut être qu’un bug… Un stupide bug.

Il avait pourtant tout essayé, tout testé plusieurs fois, en vain. Son beau-père et ses collègues avaient sûrement raison : ce n’était qu’un incapable. Et ses beaux diplômes, de la poudre aux yeux.

Pathétique…

Que devaient penser les gens en le voyant adossé à cette paroi, recroquevillé comme un cloporte à l’agonie ? Pour se donner un peu de contenance, il sortit son téléphone et en profita pour vérifier l’heure. 22 :00. Sa femme était-elle rentrée ? Elle avait encore passé la semaine chez ses parents, où sa mère l’aidait avec le petit. Ses deux amours devaient revenir ce soir, mais il était déjà si tard… Saori devait s’inquiéter.

Pas de message.

Keitaro fit la moue. Il aurait aimé qu’elle s’inquiète ; ce silence sonnait comme un reproche qui s’ajoutait à sa culpabilité. Il s’en voulait d’avoir gâché leur soirée à trois. Une de plus… Alors qu’ils ne se voyaient que les week-ends depuis quelque temps.

« Saiaku. »[4]

Voilà qu’il se mettait à trembler. Ridicule… Il inspira, puis souffla lentement. Calme-toi. Ce n’est rien. Tout va bien. Un pieux mensonge à lui-même pour se donner le courage de se redresser. Au prix d’un grand effort, il y parvint et reprit sa descente à pas flageolants, rasant le mur pour éviter les bousculades. Quelques marches plus loin, une main se posa sur son épaule. Il tressaillit et se retourna.

« Momoyama-san ! »

Le visage bonhomme de son jeune collègue balaya temporairement ses angoisses. Keitaro redressa ses lunettes et lui rendit son sourire, mal à l’aise. Isamu l’avait-il vu étaler sa faiblesse en public ?

« Sasaki-kun… Tu m’as fait peur ! Tu étais encore au bureau ? Je pensais être le dernier à partir.

— J’avais des courses à faire. Hey, je sais qu’il est tard, mais… si on allait boire un verre ? Ça vous dit ? Ça nous changerait des pauses café… »

Il passa une main sur son front, hésitant. Saori l’attendait à la maison, mais le temps qu’il la rejoigne, elle dormirait sans doute. Quant à Jun, il devait déjà être au lit. Keitaro fit la moue, puis accepta la proposition d’un hochement de tête. Il n’avait rien envie d’avaler, mais ressentait le besoin de s’épancher. En fait, Isamu tombait à pic ! Une petite conversation lui permettrait de rentrer plus serein, sans risquer la syncope en plein métro.

« Très bien, allons-y. Je connais un coin sympa tout près. »

Avec une tape dans le dos, il entraîna Isamu vers la sortie. Son izakaya favori se trouvait juste derrière la station – celui-là même qu’il avait snobé plus tôt. Il fallait, pour s'y rendre, emprunter le tunnel passant sous les voies. Petit boui-boui éclairé aux lampions rouge et blanc, le Matsusô ne payait pas de mine depuis l’extérieur. De l’intérieur non plus d’ailleurs, avec ses murs tapissés de vieilles affiches publicitaires et ses menus écrits à la main sur du papier jauni. Et pourtant, la chaleur – et les fourneaux – du patron suffisaient à réchauffer les cœurs des salarymen épuisés.

« Garagaragara », fit la porte en bois coulissante.

Une forte odeur de nourriture cueillit les deux employés sur le seuil ; les voix des serveurs couvrirent le tintamarre des clients éméchés pour leur souhaiter la bienvenue : « Irrashaimase ! »

Keitaro se fraya un chemin à travers la salle encombrée. Cette odeur de grillades, le tintement des verres… Cette fumée légère qui l’enveloppait comme du coton. Il était là chez lui et se sentait déjà mieux. Il observa ses mains ; elles ne tremblaient plus. Il se félicita d’avoir suivi son collègue. Pour autant, il n’oubliait pas Saori et se promit de lui écrire un peu plus tard.

« Hey, mais qui voilà ! s’exclama le patron en les voyant. À cette heure-ci, je ne vous attendais plus. Encore à faire des heures sup’, c’est ça ? Bonjour, ajouta-t-il en direction d’Isamu qu’il ne connaissait pas encore.

— Eh oui. Parfois, y’a pas le choix, répondit Keitaro.

— Bah. Z’avez qu’à venir bosser ici, on cherche des temps partiels ! Vous auriez moins cet air de poulpe malade. C’est pas une vie ça, d’rester enfermé dans ces bureaux dix à douze heures par jour. Ça vous ronge le cerveau…

— Ramène-nous deux bières au lieu de raconter n’importe quoi ! »

Le petit homme aux rides bien marquées leur accorda un sourire avant de crier la commande aux cuisines.

« Profitez d’votre soirée. »

Keitaro prit place en face d’Isamu, déjà occupé à examiner le menu ; il en profita pour rédiger un court message à son épouse : « Sao-chan, ne m’attends pas s’il te plaît. J’ai été retenu au bureau, je vais rentrer très tard. On se voit demain. Bonne nuit ! À toi et à Jun. »

« Désolé, dit-il à son collègue après avoir rangé son téléphone.

— Pas de souci. Alors, ça avance votre ticket[5] ? »

Il soupira, pinça les lèvres, puis secoua la tête d’un air désemparé. D’une main, il se mit à jouer avec le cendrier posé sur la table.

« Non… Pas du tout. J’ai beau chercher, je ne comprends pas l’origine du bug.

— C’est quel genre de bug ? »

Keitaro jeta un œil autour de lui. La faille en question provoquerait un scandale d’ampleur nationale si le public l’apprenait. Mais avec le bruit ambiant et l’alcool circulant à flots, personne ne risquait d’entendre leur discussion. Rassuré, il se rapprocha d’Isamu et murmura :

« J’ai deux rappu-co identiques en base de données. Un seul et même code qui renvoie à deux personnes différentes.

— C’est possible, ça ?

— Normalement non, absolument pas. Tu vas voir, c’est complètement fou : ce lundi, un petit garçon indien s’est fait arrêter à la douane d’Osaka. Premier enregistrement au Japon où il n’a jamais mis les pieds. Figure-toi qu’il a fait boguer les machines ! Et les employés aussi, quand ils ont compris que le code du gamin existait déjà dans la base japonaise… mais sous un autre nom. »

Isamu croisa les bras sur la table et fronça les sourcils.

« Les parents auraient menti ? Le petit serait déjà enregistré ici, mais il aurait… changé de nom ?

— Non, rien de tout ça. Le profil partageant le même code n’a rien à voir. Il s’agit d’une mamie japonaise décédée en 2026 ! Il y a 5 ans…

— C’est possible, ça ? » répéta Isamu.

Keitaro sourit devant son expression ahurie. Il avala une première gorgée de bière avant de poursuivre ses explications. Pas besoin de se forcer tant que ça, finalement : la bière, comme le café, ça passe toujours tout seul.

« Techniquement, non. Ça n’a aucun sens. »

Isamu garda le silence un moment, l’air soucieux.

« Une erreur de machine ?

— Je ne pense pas. Les douaniers ont testé avec deux autres rappu-scan, mais tous ont renvoyé la même erreur.

— Incroyable… Et s’ils avaient essayé de frauder ? Une tentative de… d’usurpation d’identité ?

— Pourquoi faire ? C’est un enfant de trois ans… En plus, ce serait un bel échec : pourquoi choisir le profil d’une grand-mère japonaise pour faire traverser la frontière à son gamin ? Ça n’a aucun sens. Surtout qu’il n’avait aucun problème, le gosse. Pas malade, ni rien. Les parents non plus, d’ailleurs. Tout était en règle, ils auraient pu passer sans histoire, si le petit n’avait pas perturbé les machines.

— Mmh… Je comprends mieux l’affolement du support technique. Et vous êtes tout seul sur ce problème ?

— Pour l’instant oui, mais je pense que je vais avoir besoin d’aide. Je suis épuisé et à court d’idées. Je ne sais même pas ce que je vais raconter à la réu' de lundi ! Je dois présenter mon rapport… Cette histoire ne va pas me lâcher du week-end. »

Deux plis se creusèrent entre les sourcils d’Isamu et sa main s’invita sur son avant-bras.

« Momoyama-san… Pardonnez ma franchise, mais je vois bien comment les autres vous traitent au bureau. Je suis arrivé il y a peu, alors je ne comprends pas très bien. Qu’est-ce qu’ils vous reprochent exactement ? Je veux dire… Ce n’est pas normal de vous laisser gérer ça, par exemple. »

Keitaro baissa les yeux et recommença à jouer avec le cendrier.

« C’est vrai qu’il n’y a pas si longtemps que tu es là. Trois mois, c’est ça ?

— À peu près, oui.

— Ok. Par contre, c’est un peu complexe – et personnel. Tu es sûr de vouloir l’entendre ?

— Sauf si ça vous dérange.

— Non… J’ai surtout peur de te mettre mal à l’aise.

— ‘Vous en faites pas pour ça.

— Dans ce cas… Disons que j’ai quelques… désaccords avec Koï-chan. Je veux dire, Kikuchi-san ! Je crois qu’il ne m’a jamais pardonné d’avoir épousé sa fille.

— Vous êtes… Vraiment ? La fille de… wow ! J’en savais rien du tout.

— Oui, on s’est marié il y a trois ans. Le problème, d’après ce que j’ai compris, c’est qu’il espérait mieux pour elle. Je n’avais pas très bonne réputation quand j’ai commencé à RBJ. Je sortais d’une longue période d’arrêt et ne connaissais rien au milieu administratif. »

Nouvelle rasade de bière pour dissimuler sa gêne.

« C’est mon oncle qui m’a placé là pour m’aider à remonter la pente après mon burnout. L’ennui, c’est que je me suis retrouvé sous les ordres de Kikuchi, qui est son subordonné direct. Et je crois qu’ils ne s’aiment pas beaucoup. Pour ne pas dire qu’ils se détestent.

— Je vois…

— En fait, je comprends sa frustration. Et je sais que mon oncle n’est pas… facile à vivre. Je ne connais pas les détails de ce qui s’est passé entre eux, mais je présume qu’il se venge de cette situation – et de mon mariage avec Saori – en me rendant la vie infernale.

— Ce n’est pas très juste. Tout ça, ce sont des problèmes d’ordre privé, ça ne devrait pas influencer la manière dont il se comporte au travail. C’est grave, je trouve.

— Je trouve aussi. Je pourrais démissionner et chercher ailleurs… ou me plaindre à la hiérarchie. Mais ça veut dire que j’aurais perdu ; je ne pourrais plus regarder ma femme dans les yeux. Ce travail, c’est mon unique chance d’obtenir l’approbation de Kikuchi. Le seul outil qui me permette un jour de l’impressionner. J’espère qu’il finira par accepter la situation et par nous ficher la paix, à moi et Saori. »

Son cœur se serra. Pourquoi lui parlait-il de tout ça ? Isamu n’en demandait pas tant ; il risquait juste de l’embarrasser. Il écarta sa bière qu’il jugea coupable de son relâchement.

Son collègue, pourtant, ne semblait pas incommodé. Il hochait même la tête d’un air compréhensif.

« Ah, les histoires de cœur… C’est toujours compliqué. »

Keitaro ne s’attendait pas à cette remarque. Il haussa les sourcils et lui jeta un regard curieux.

« J’ai une petite amie, elle s’appelle Mariko. On sort ensemble depuis deux ans et elle pense déjà au mariage… Mais je sais pas, je me sens pas prêt.

— Tu as quel âge ?

— 27 ans.

— Vraiment ? Tu as le même âge que Saori. Je t’imaginais plus jeune…

— J’ai eu un parcours scolaire un peu… compliqué, se justifia-t-il.

— 27 ans et on te met déjà la pression ? Prends donc le temps de réfléchir. C’est important, comme décision.

— Vous avez raison. Et puis j’ai l’impression qu’on se connaît à peine. Entre son job et le mien, on est tous les deux très occupés.

— Bon courage…

— Merci. Et pour ce bug, je vais y penser. J’ai rien à faire ce week-end en plus, Mariko travaille.

— Profite plutôt de tes jours de congé.

— Bah, ça me fait plaisir. Et puis ça m’intrigue.

— Comme tu veux. »

Au fil de la soirée, Keitaro finit par se réconcilier avec sa bière. Il parvint même à grignoter quelques encas. Son téléphone affichait 1 h 30 lorsqu’ils sortirent du bar. Tous deux avaient bu plus que de raison et laissé filer le dernier métro.

« Appelons un taxi », proposa Keitaro.

Après avoir longé les jardins impériaux par l’est, il descendit en premier à mi-chemin entre les stations Iidabashi et Kagurazaka. Une fois devant chez lui, l’esprit embrumé par l’alcool, il fouilla longuement sa sacoche à la recherche de sa clef, puis se faufila à l’intérieur sans allumer la lumière. Lentement, il ôta ses chaussures qu’il abandonna en vrac dans l’entrée. Trébucha sur un parapluie mal rangé, étouffa un juron, balança ses lunettes sur le tapis et s’effondra de tout son long sur le canapé du salon où il s’endormit aussitôt.

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Notes de bas de page :

1. Au Japon, les feux de signalisation émettent un signal inspiré de chants d’oiseaux lorsqu’ils passent au vert pour les piétons, ce qui aide les malvoyants à savoir quand traverser.

2. Sorte de bistrot japonais, souvent très animé, où l’on sert une multitude de petits plats pour accompagner les boissons.

3. “Quelle mélodie joue ton cerveau ?”, en anglais

4. “Je suis le pire des hommes”, en japonais

5. Terme informatique : un ticket est une tâche à réaliser par un développeur. Il peut s’agir d’un bug à résoudre, ou encore d’une nouvelle fonction à ajouter.


Texte publié par Natsu, 4 février 2021 à 08h33
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