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tome 1, Chapitre 87 « L'évasion » tome 1, Chapitre 87

Je m’immobilise, stupéfaite et blessée qu’il m’ait confondue avec ma cousine.

Avec sa maîtresse…

À peine ces pensées traîtres ont-elles effleuré mon esprit que je comprends ce qu’il tente de faire. Il espère que je vais réduire au silence notre voisin gênant, en le persuadant que je suis bien la sorcière du Palluet, revenue d’entre les morts.

— Ar… Arman… mademoiselle Chaveau… est morte, le cou cassé ! balbutie l’homme effaré.

Je me dirige vers lui, en progressant le long de la paroi pour laisser Charles travailler. Une autre planche se brise avec fracas. Ce n’est pas encore assez pour nous livrer passage, mais déjà, la tâche devient plus aisée. En me guidant sur le son de sa voix, je me penche vers Castanier qui continue de s’égosiller pour susurrer près de son oreille, non sans répugnance :

— Vous voulez vraiment que je vous emporte dans les profondeurs du lac avec moi, Antoine ?

— Vous… vous êtes morte, hoquette le cantonnier.

Sa respiration s’est faite haletante, tandis que je poursuis :

— Le lac… Non pas l’une des tombes derrière l’église, mais les fonds verts et boueux où reposent les restes de ceux que le Serpent a dévorés.

Je devrais me sentir coupable d’instiller une telle terreur chez un homme, mais je suis passée bien au-delà de ces considérations.

— Non, non, s’il vous plaît... répète-t-il comme une litanie.

— Je peux dire au Serpent de vous épargner, mais à une condition.

—Je… quoi ? »

C’est du moins ce que je crois entendre dans son marmonnement sourd.

— Que vous restiez silencieux… Aussi silencieux que possible. Nous allons défier l’usurpatrice, celle qui veut vous sacrifier, pour que je reprenne enfin ma place.

Même si la moitié de mes paroles est couverte par les craquements du bois brisé, le ton semble suffire à le faire tenir tranquille. Je l’imagine en train de se ratatiner dans son coin, en osant tout juste respirer.

Quand je me retourne, je constate qu’un peu de lumière filtre par l’ouverture pratiquée par Charles. Sans doute provient-elle des lampes disposées çà et là au fil des pontons. Avec précaution, je m’avance déjà, mais une main m’arrête :

— Attention. Je vais y aller en premier.

Avec un grognement, il pousse son corps puissant à travers l’ouverture :

— Ça va racler un peu pour moi, mais vous serez à l’aise.

Mes yeux se sont habitués à l’obscurité ; je commence à distinguer sa forme, comme une ombre massive qui se détache sur une vague lueur tremblotante. Peu à peu, il s’enfonce dans l’anfractuosité, non sans quelques jurons. Enfin, sa voix s’élève de nouveau, en dessous de ce qu’il reste du parquet.

— Vous pouvez venir.

Je suis ses instructions, en serrant les dents quand des éclats de planches me meurtrissent à travers l’étoffe de mes vêtements. Très vite, mes pieds heurtent une surface dure. Je continue de me laisser couler jusqu’à me retrouver assise sur la pierre humide. Je roule sur mon flanc avant de ramper vers le bord de l'îlot.

— Le rocher s’étend sur la gauche, à la sortie de la cabane, m’informe Charles. Ça ne sera pas difficile de grimper dessus. Par contre, on risque de nous voir… Raison de plus pour ne pas traîner.

Même si nous restons deux formes sombres et indistinctes, allongées à même le sol, nous échangeons un regard. L’excitation liée à l’évasion me prête un nouvel espoir, et je compte bien lutter pour m'échapper de ce trou à rat – et certainement pas seule. La mort a reculé son horrible tête grimaçante dans les replis de son capuchon. Je me promets d’oublier sa présence attentive pour me concentrer sur ma survie. Je ne crois pas vraiment aux anges gardiens, mais s’ils existent, c’est le moment où jamais pour faire preuve de leur zèle.

Je n’ai jamais été très souple, et c’est avec soulagement que je quitte l’espace entre la roche et le bois pour me retrouver debout à côté du ponton, pas plus élevé qu’une marche un peu haute.

— Éliane ? souffle Charles depuis sa position inconfortable. Est-ce que vous pouvez m’aider ?

Dans la pénombre à peine rompue par les lampes, j’aperçois sa main tendue.

— Vous pouvez tirer ?

J’agrippe son poignet de mes deux mains et je m’arc-boute pour l’extirper de l’interstice. J’ai l’impression d’essayer de bouger un cheval mort. Malgré tout, mes efforts doivent faire une différence, car, petit à petit, mon ami émerge de sa cachette, assez pour qu’il puisse se redresser et prendre appui sur ses coudes, afin de dégager ses jambes. L’opération ne doit pas représenter une partie de plaisir, avec ses blessures. Enfin, il se libère pour se retrouver à genoux sur le sol de l’îlot.

Nous nous laissons un peu de temps pour souffler, avant de monter sur le ponton. Désormais ; nous allons devoir progresser aussi vite que possible pour atteindre le canal. Je prends un moment pour me repérer.

Je demeure impressionnée de la quantité de travail fournie au fil des âges pour faire de cet endroit ce qu’il est à présent, avant qu’il ne sombre dans un mystère aussi épais que les anciens tombaux d’Égypte… toute proportion gardée. À vrai dire, je ne sais pas trop vers où me diriger. La première fois, Castanier nous avait guidés. J’espère que Charles a prêté plus d’attention que moi au trajet parcouru. Je ne peux pas m’empêcher de m’en inquiéter :

— Vous savez par où passer, au moins ?

À peine cette question a-t-elle quitté mes lèvres que je songe à la façon dont il s’oriente de nuit dans le marais, en direction de la cabane.

— Je pense que nous devons aller par là.

Il me désigne un embranchement du ponton part sur notre droite, à quelques mètres de nous. Les lampes éveillent quelques reflets sur le rivage de notre petit îlot, mais le reste disparaît dans des ombres profondes, mouvantes, presque vivantes. Cette noirceur peut abriter bien des secrets… y compris ces failles presque invisibles qui parcourent la roche.

— Prenez une lampe, lance Charles avant de partir en tête.

Je me penche pour récupérer l’une des lampes à pétrole placées en veilleuse, dont j’assourdis un peu plus la flamme.

Tout en essayant de garder nos pas légers en dépit des lourds souliers dont nous sommes chaussés, nous accélérons l'allure. Je serre autour de moi les pans de mon châle : je regrette mon manteau resté dans la cabane d’Éva, avant de me souvenir qu’il est trempé et qu’il mettra sans doute des heures, voire des jours à sécher. Après tout, il est mieux là-bas.


Texte publié par Beatrix, 17 juin 2022 à 23h41
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