Charles écoute avec attention ; il attend que les échos de ma voix meurent pour reprendre la parole :
— Peut-être que derrière ces visions, c’est juste votre esprit de déduction qui se manifeste…
Je ne peux retenir un petit rire :
— Mon esprit de déduction ? Je crois que vous me surestimez !
— Mon père vous dirait que vos rêves ne font que restituer ce que vous avez remarqué sans vous en apercevoir, même si leur sens n’est pas toujours très clair… puis il ajouterait qu’il n’exclue pas qu’il puisse s’agir de messages qui nous sont envoyés afin que nous puissions naviguer avec plus sûreté sur les océans du destin.
Malgré notre situation sordide, je ne peux m’empêcher de sourire.
— Ces propos poétiques ne vous ressemblent pas.
Il pousse un soupir de déception :
— Vous me sous-estimez, Éliane. Je peux être un grand poète, lorsque je le veux. Je pourrais vous parler pendant des heures du soleil qui se couche sur le marais, du chant des oiseaux à l’aube, des étoiles qui scintillent par les nuits d’été…
— Et du bourdonnement musical des moustiques qui célèbre leur éclat ?
— Vous n’avez aucune pitié.
Nos paroles pourraient sembler légères, sans consistance, mais à la vérité, elles représentent une tentative désespérée d’éloigner de nos pensées notre funeste destin. Sans doute Armand Célestin a-t-il ainsi devisé avec ses camarades, au fond des tranchées, sous le feu ennemi, pour ne pas devenir fou. En dépit de mes taquineries, je suis certaine que Charles peut se montrer poète. J’ai appris à apprécier sa sensibilité, son goût pour les beautés sereines de la nature. J’aurais aimé qu’il me les dévoile, lors d’une nouvelle virée dans son havre de solitude.
J’aurais voulu avoir plus de temps pour le connaître.
Peut-être éprouve-t-il le même sentiment, car il observe un silence pensif. Je regrette de ne pas voir son visage. Ses yeux, surtout, si doux, si plein d’humanité, avec la paillette d’or qui danse dans l’une de ses pupilles.
Je me blottis un peu plus contre lui, pour profiter de sa chaleur, pour percevoir les battements de son cœur dans sa large poitrine. J’espère que ses blessures ne le font pas trop souffrir.
— Comment vous sentez-vous ?
— Un peu raide, mais ça devrait aller… répond-il un peu trop rapidement.
— Tant mieux. Par contre…
Je me mordille la lèvre, tandis que les rouages dans mon esprit prennent de la vitesse. Je lance un regard vers le coin de la cabane, où quelques gémissements rappellent de temps à autre la présence de Castanier. Je préférerais qu’il n’entende pas ce que je m’apprête à dire, mais je ne peux tout de même pas l’assommer. En désespoir de cause, je rapproche ma bouche de l’oreille de mon compagnon :
— Charles… Je n’ai plus envie de me laisser faire. Je veux lutter, autant que possible. J’ignore dans combien de temps ils viendront nous chercher, mais nous devons réfléchir à une solution pour nous en sortir, avant qu’il ne nous sacrifie et que cet endroit s’effondre.
Le jeune homme prend une longue inspiration :
— Qu’avez-vous en tête ?
— Nous allons nous échapper d’ici.
— Éliane, s’il existait un moyen de s'échapper de ce maudit cageot, nous le saurions.
— Le sol…
— Comment ça ?
Je vois presque ses sourcils se hausser sous l’effet de l’étonnement.
— Les parois ont l’air robustes… Mais le sol, par contre… il est très abîmé, vu la façon dont il se soulève et se déforme sous nous.
Charles bouge légèrement, comme pour éprouver la surface. Elle grince dangereusement sous son poids.
— En effet, murmure-t-il pensivement. Mais n'oubliez pas qu’en dessous, il y a le lac ! Ça ne doit pas être très bon pour la santé de nager dans cette saumure…
— Je suis sortie plusieurs fois et d'après ce que j'ai pu voir, la cabane a été construite au-dessus d’un affleurement de roche. Elle a juste été rehaussé par des pilotis pour se trouver à la hauteur du ponton. Sinon, elle aurait été bâtie comme celle où réside Éva… directement sur le ponton.
Je m’étonne moi-même ; ai-je vraiment remarqué tout cela ? Je ravale mes doutes. Nous n'avons rien à perdre. Je m’oblige à poursuivre :
— Ce qui veut dire qu’il existe un espace dans lequel nous pourrons nous glisser. Du moins, je l’espère…
— Ça devrait être bon alors.
Le silence s’installe de nouveau autour de nous, comme si au même instant, nous avions été saisis par la crainte d’être surpris. Pourtant, pas un son, hormis les geignements de plus en plus faibles du cantonnier, ne vient troubler le calme qui nous entoure.
— Par contre, reprend Charles, si nous nous attaquons au sol, cela fera forcément du bruit. À moins qu’ils soient tous occupés ailleurs…
— Je ne pense pas qu’elle ait laissé de sentinelles. De plus, nous n’avons pas le luxe d’attendre. J’ignore quand aura lieu le sacrifice, mais elle devra l’effectuer devant tous ses fidèles, ou cela ne servira à rien.
— Que voulez-vous dire ?
Je lui explique rapidement le plan d’Éva. Dans son silence, je peux lire une consternation profonde.
— Le pire, finit-il par murmurer, c’est qu’ils sont capables de croire à ce genre d’insanités… Mais vous avez raison. Cela va nous laisser un peu de temps. Avez-vous songé à ce que nous ferons si nous arrivons à nous évader de là ?
— Atteindre la sortie ?
— Ça va de soi. Il nous faudra gagner de nouveau le canal. J’espère qu’ils n’ont pas posté de sentinelles.
Je hausse les épaules même s’il ne peut voir mon geste.
— Ils ne pensent pas que nous essayerons de fuir par le même chemin.
— Vous avez l’air décidée, déclare le jeune homme, avec un mélange d’amusement et de résignation. Je n’ai pas de meilleure idée, alors autant tenter le coup.
Il se lève avec peine et s’étire, avant de frémir quand le mouvement réveille la douleur de ses contusions. Après un temps de silence, je l’entends frapper le sol avec la semelle de ses lourds godillots. Le plancher gémit et grince, bientôt rejoint par les plaintes de Castanier.
— Qu’est-ce que vous faites ? Ils vont venir nous chercher… Ils vont nous donner au Serpent. C’est ce que vous voulez, hein ? Arrêtez !
Sa voix enfle dans la pénombre.
— Je vais les appeler, je vais les faire venir, et ils vont vous punir !
Charles s'est agenouillé et a commencé à tirer les lattes, qui émettent des craquements sinistres.
— Venez, venez vite, hurle le petit homme, ils essayent...
— Armance, fais-le taire !
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