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tome 1, Chapitre 85 « L'avertissement » tome 1, Chapitre 85

Soudain, mes paupières se rouvrent ; je devrais retrouver la pénombre dans laquelle Bertrand m’a précipitée. Pourtant, je peux distinguer chaque détail de ce qui m’entoure. Charles, couché sur le côté, les yeux clos, un bras replié sous sa tête. Castanier, toujours recroquevillé dans un coin, le regard perdu dans le vide. Les murs de planches dépareillées, maintes fois réparés. La porte bradée de fer.

Une lueur diffuse, dont je ne peux repérer l’origine, règne dans notre prison. Elle nimbe chaque occupant, chaque objet d’une teinte vert bleuté. Le sol semble onduler sous mes pieds. Quand je baisse les yeux, je m’aperçois que par endroit, il a changé d’apparence. Nous ne nous trouvons plus sur un assemblage de planches à demi vermoulues, mais sur une surface écailleuse qui avance avec lenteur, emportant avec elle le reste de la structure qui gémit et se disloque sous le mouvement. Des pans de la cabane commencent à éclater, pour laisser entrer cette fameuse lumière qui m’a tant surprise. À travers les orifices qui ne cessent de s’élargir, je peux voir les anneaux d’un gigantesque corps serpentin se mêler et s’entremêler en un immense tissage brillant et ondoyant. Il occupe tout l’espace qui devait constituer le lac.

Je sens une présence à côté de moi : pas celle de Charles, qui semble s’être assoupi, mais d’une femme aux longs cheveux sombre. Une femme au visage blême, aux yeux vitreux aux lèvres pourries. Elle se tourne vers moi et susurre quelques mots que je n’entends pas. Malgré tout, étrangement, je peux comprendre ses paroles :

— Ils viennent tous ici…

Je me demande de quel « ils » elle peut bien parler. La cabane continue à se soulever, osciller, retomber, au gré cette mer écailleuse sur laquelle elle vogue. Je les vois soudain, des ruisseaux lisses et brillants qui se déversent dans le lac, formés de myriades d’autres corps sinueux. Je les observe avec fascination, comme hypnotisée par leur marée frétillante.

En contemplant la scène, je m’aperçois que les serpents qui atteignent le lac se mettent à leur tour à grandir et s’allonger, jusqu’à se fondre dans les anneaux d’un unique reptile titanesque. Peu à peu, la cabane monte sur ses méandres, vers la lointaine ouverture qui laisse le jour effleurer le village lacustre et les ruines du Palluet médiéval. Tout autour d’eux, les parois du gouffre commencent à s’effriter, tout d’abord superficiellement, puis par pans entiers. Par les nouveaux orifices qui apparaissent, d’autres serpents émergent. Bientôt, tout le fond du gouffre est submergé par cette masse grouillante, qui se mêle aux gravats et à l’eau des marais qui coule à flots dans la dépression.

Horrifiée, je ferme les paupières aussi fort que possible, j’appuie les mains sur mes oreilles pour ne plus entendre le fracas des éléments. Peu à peu, la cabane cesse de danser comme un bouchon sur l’océan. Le silence revient, seulement rompu par la chute de quelques gouttes le long des murs de la caverne. Quand je rouvre les yeux, le lac et le gouffre ont repris leur état originel. Je me trouve debout sur le ponton devant notre prison, dans la lueur vacillante des lampes à huile. Seule demeure la forme de ma cousine, faiblement illuminée comme par un reflet spectral. Elle tend la main vers moi : au creux de sa paume brille le joyau vert, celui que brigue Éva avec tant de convoitise. Soudain, le miroir sombre du lac se brise ; la tête gigantesque du serpent surgit derrière elle ; la créature ouvre une gueule monstrueuse. Je distingue ses crochets dégoulinants, sa langue bifide et sinueuse, l’éclat d'un regard aussi minéral que celui d’Éva. Quand il s’abat sur Armance, il l’avale tout entière, comme une grenouille gobe une mouche.

Je m’éveille en hurlant.

— Éliane… Éliane ! Est-ce que tout va bien ?

J’ouvre les yeux dans une pénombre épaisse comme un coupon de velours noir. Les bras de mon compagnon de cellule m’enserrent, comme pour me garantir des dangers auxquels nous ne pouvons nous soustraire. Je me blottis contre lui, afin de profiter tant que je le peux de sa présence. La culpabilité m’envahit de nouveau. Est-ce que je dois lui dire que je n’ai pas réussi à le sauver ?

— Vous étiez… bizarre, poursuit-il. Vous ne cessez de remuer dans tous les sens comme si vous pouviez voir des choses autour de nous… ou, du moins, c’est ce que je suppose.

Mes pensées restent trop confuses pour que je puisse lui répondre. Sa voix me parvient comme de très loin, quand bien même je l’entends résonner dans sa poitrine. Mon esprit enfiévré travaille, comme si des rouages emballés tournaient dans ma tête. J’essaye de me raisonner, de me répéter qu’il ne s’agit que d’un songe, que la situation que je suis en train de vivre évoque en moi toutes ces images surréelles ; malgré tout, une part de moi a envie d’y croire, sans doute parce que je n’ai plus rien d’autre auquel me raccrocher.

Ce rêve ne m’a pas donné l’emplacement de la pierre verte – ou bien je n’ai pas compris le message symbolique, s’il y en avait un. Malgré tout, je reste persuadée que je dois en retenir un élément très important… mais lequel ? Je repasse dans mon esprit les détails de ma vision. Le Serpent. Les rivières des petits reptiles. Les parois qui s'écroulent…

Je me redresse d’un coup, droite comme un I, les yeux écarquillés dans le noir. Le lac doit être alimenté par les eaux du marais, qui ruissellent par temps de pluie jusqu’au fond de la caverne. Au fil du temps, ces infiltrations doivent fragiliser la roche. Le gouffre est sur le point de s’effondrer, pour la première fois depuis le XIIIe siècle.

Je me tourne vers Charles, même si je ne peux distinguer les traits de son visage :

— Nous devons fuir d’ici. Si nous ne partons pas, nous finirons ensevelis à jamais sous le marécage !

Je sais que mes paroles peuvent paraître risibles, quand nous risquons déjà la mort aux mains de nos geôliers.

— Que voulez-vous dire ?

L’incrédulité est audible dans la voix du jeune homme. Un gémissement étouffé s’élève non loin de nous.

— Taisez-vous… taisez-vous !

J’avais presque oublié le cantonnier tout près de nous. Il remue en faisant grincer les planches disjointes et continue de prononcer des bribes de phrases qui deviennent de moins en moins intelligibles. Je tente de faire abstraction de ses jérémiades.

— Je… je suis désolée, Charles. J’ai fait un rêve étrange. Cela semble fou, mais je suis persuadée qu’il contenait une part de vérité.

En quelques mots, je lui explique comment j’ai vu les parois s’effondrer, en gardant pour moi la présence des serpents et d’Armance.


Texte publié par Beatrix, 22 mai 2022 à 09h36
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