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tome 1, Chapitre 83 « Le trésor du Serpent » tome 1, Chapitre 83

Je n’éprouve aucune surprise. Je m’attendais à quelque chose de ce genre. Ses motivations me semblent étrangement transparentes : supprimer une Armance assez puissante pour revenir des morts établira définitivement sa suprématie. Depuis mon arrivée, en constatant notre ressemblance superficielle, elle a mis en place les éléments de son plan : elle a subtilisé le cadavre de ma cousine, elle m’a empêchée de quitter le village en volant mon essence et en faisant tirer sur ma voiture, puis elle a dirigé vers moi les soupçons sur les meurtres de Marguerite et de Marthe. Si je ne m’étais pas jetée dans la gueule du loup, sans doute aurait-elle fini par m’y entraîner.

Mes poings se crispent ; plus encore que la perspective de ma fin probable, mon impuissance brûle mon esprit et mon corps comme un lent poison. Si j’en avais le courage, j’attraperais l’un des fragments de faïence et je l’appuierais sur ma propre gorge, en menaçant de me tuer. Je pourrais négocier ma participation à son stratagème contre la liberté de Charles… mais je ne possède pas cette trempe.

Le regard froid et vaguement méprisant qu’Éva pose sur moi ne changera pas, même si j’agis de façon aussi extrême. De toute façon, je n’aurai pas la force de faire plus que m’égratigner et me ridiculiser. Je baisse la tête en songeant qu’Armance aurait sans doute résisté.

— Si je coopère… est-ce que vous libérerez Charles Noual ?

Ses paupières un peu lourdes voilent un instant ses prunelles glacées :

— Pour qu’il aille en parler partout autour de lui ? Croyez-vous qu’il pourra se taire ?

Je connais la réponse. Charles est quelqu’un de bien trop droit pour fermer les yeux sur ce qui se passe dans ce souterrain.

— Par contre, poursuit-elle, je pourrai lui éviter de participer à cette… cérémonie, et de reposer à jamais dans le cimetière du gouffre. Lui offrir une fin rapide et sans douleur.

Un flot de rage s’empare de moi ; je dois me contrôler pour ne pas lui sauter à la gorge. Quand je reprends la parole, ma voix tremble :

— Vous prétendez qu’il n’y avait pas d’innocents, mais c’est faux ! Charles ne vous a jamais rien fait ! Il n’a aucune responsabilité dans ce massacre !

— Il était son amant.

— Contre son gré ! Il a accepté de coucher avec elle pour sauver des vies ! Charles n’a aucune idée de ce qui se trame ici. C’est moi qui l’ai persuadé de m’accompagner. Il est confus, fou de douleur d’avoir perdu son père dans l’incendie de la Garette. Il a été tabassé par vos complices. Si on le retrouve blessé et à demi délirant à côté de sa grange, on ne donnera pas le moindre crédit à ses histoires, surtout quand personne au Palluet ne cautionnera ses dires !

Éva demeure pensive. Je paierais cher pour savoir ce qui passe dans sa tête. Malgré tout, son silence m’encourage à poursuivre :

— La seule entrée qu’il connaît à ce réseau est celle qui se trouve dans la maison d’Armance, mais il suffit que l’un de vos sbires la condamne. Vous croyez vraiment que quelqu’un va prendre la peine de creuser sous le village pour chercher une hypothétique cité souterraine ? Il y en aura même pour prétendre qu’Armance est revenue des morts pour lui brouiller l’esprit !

Je termine cette diatribe à bout de souffle, les mains appuyées sur le rebord de la table, les jambes flageolantes. La lueur maligne s’est rallumée dans ses prunelles minérales de mon adversaire :

— Je vois, susurre-t-elle. Ainsi, c’est le genre de sentiment que vous éprouvez pour lui ? Au point de plus vous préoccuper de sa vie que de la vôtre ?

Le type de sentiment ?

Insinue-t-elle que je suis…

Une vague brûlante déferle dans tout mon corps. Je n’ai pas réfléchi une seconde à tous les signes que j’ai pu lui donner involontairement. Le fait que je l’appelle par son prénom. Mon insistance à le sauver même si mon sort se trouve dans la balance. Pourtant, maintenant que j’y pense, cela fait un moment que je le sais… Malgré tout, je suis incapable de dire quand ces sentiments ont pris forme. Peut-être quand nous nous sommes enfoncés dans le marécage, vers le havre de paix qui entoure sa cabane. Durant ces instants partagés dans une sérénité qui nous a tant été déniée depuis le début de cette affaire. Mais sans doute était-ce en germe avant ce séjour idyllique.

Et lui ? Qu’éprouve-t-il ? Me rend-il la pareille, ou se contente-t-il de me témoigner la courtoisie qui lui est propre ? D’ailleurs, comment pourrait-il ressentir quoi que ce soir pour moi quand mon image le renvoie à Armance, qui a si odieusement profité de lui, de son abnégation ? Après tout, cela importe peu. Qu’il m’aime ou non, il mérite mieux que de mourir dans ce trou sordide.

— Vous êtes bien silencieuse… susurre Éva. Est-ce que j’ai vu juste ?

Elle se recule un peu, pensive, un doigt appuyé sur sa joue. Je remarque dans son allure quelque chose d’étrangement sophistiqué – même si ce n’est sans doute pas le mot exact. Très loin en tout cas de la paysanne que j’ai rencontrée dans les rues du Palluet. Mes jambes tremblantes cèdent soudain ; je retombe sur ma chaise comme une marionnette sans fil. Éva se penche vers moi, telle un cobra prêt à avaler sa proie :

— J’ai une question à vous poser… Si vous y répondez en toute franchise, je pourrais envisager d’épargner Noual.

Je ne crois pas une seule de ses paroles ; malgré tout, je suis disposée à l’écouter, dans l’infime possibilité qu’elle soit sincère.

— De quoi s’agit-il ?

— D’un objet que votre cousine a caché, et que je n’ai pas réussi à retrouver.

— Celui que vous cherchiez dans sa maison ?

— C’est cela même. Une pierre verte, comme un galet arrondi de la taille de ma paume. Légèrement translucide, avec des veines brillantes.

Le légendaire joyau du Serpent. Si elle parle bien de celui qui est représenté autour du cou de la statue, il doit receler une valeur particulière, tout spécialement pour les soi-disant prêtresses de ce culte immonde. Sans cette relique, elle ne peut pas pleinement succéder à Madeleine.

L’hésitation s’empare de moi. Devrais-je lui mentir pour gagner du temps ? Ou, au contraire, plaider l’ignorance ?

La pierre du Serpent.

Mon regard revient sur Éva. Elle a beau tromper et manipuler ceux qui la suivent, sans doute conserve-t-elle un relent de cette foi ancienne… Au fond d’elle-même, elle ne doit pas rejeter l’existence de la créature qu’elle sert, ni même la possibilité que je puisse être une Armance ressuscitée. Je force mes lèvres engourdies à sourire :

— Je n’en sais rien… Mais je pourrais peut-être la retrouver… si je demande au Serpent.


Texte publié par Beatrix, 21 mai 2022 à 11h13
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