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tome 1, Chapitre 79 « La nasse » tome 1, Chapitre 79

J’ignore par quel miracle je parviens à me tirer de l’engourdissement qui me fige. Même si le fusil pèse lourd au bout de mes bras, je le ramasse et mets en joue l’homme à côté de moi. Je n’arrive pas à le stabiliser ; le canon tremble en dépit de mes efforts pour le soutenir. Mes doigts glacés ne trouvent pas la détente. Malgré tout, la diversion fonctionne : le sbire s’immobilise sur place.

Charles se relève, hisse son adversaire par les revers de sa veste et le jette sur son complice ; les deux villageois s’effondrent dans un chaos de membres épars et de jurons. Mon compagnon me prend par l’épaule et me tire vers la barque la plus proche.

Avant que nous puissions l’atteindre, elle s’écarte du bord. Catstanier a profité de la confusion pour bondir dans l’esquif et ramasser la perche pour le manœuvrer vers la bouche obscure dans laquelle s’enfonce le canal. Dans sa hâte, il a dû oublier que l’embarcation se trouvait amarrée.

Nous restons immobiles sur la berge, observant la situation avec un mélange de stupéfaction et de découragement. Charles se resaisit rapidement ; il se penche pour attraper la corde et ramener la barque à la force de ses bras.

Les deux hommes, qui ont réussi à se relever, remarquent à leur tour le fuyard.

— Castanier ! Saleté de poivrot ! hurle celui qui est toujours armé.

Il épaule son fusil de chasse. Le fossoyeur pousse un glapissement et essaye une nouvelle fois d’éloigner son embarcation, même si cette tentative est vouée à l’échec. Il finit par lever les mains en lâchant la perche, qui tombe à l’eau à côté de la coque.

Charles et moi échangeons un regard ; il n’est pas trop tard pour se sortir de cette situation. Le jeune homme me prend le fusil et m’entraîne à sa suite en direction de la chapelle. Je le suis avec peine, les jambes engourdies par le froid, le corps frissonnant. Le second villageois commence à nous poursuivre, mais renonce rapidement, probablement découragé par la carrure de mon compagnon et l’arme qu’il possède désormais.

Nous courons sur les pontons grinçants, en nous dirigeant à l’instinct. Sans doute partageons-nous la même idée : celle de regagner la ville effondrée où nous pourrons mieux nous dissimuler et aviser. Dans la bagarre, Charles a perdu la gibecière ; nous n’avons plus de vivres ni de matériel.

Soudain, nous nous arrêtons net : devant nous apparaît une rangée de soleils miniatures qui flottent au-dessus du sol. Des lanternes, tenues à bout de bras.

La vision qui s’offre à nous présente quelque chose d’étrange, de presque mystique, comme une image droit sortie d’un roman-feuilleton. Si nous n’étions pas dans une position plus que dangereuse, je la trouverais fascinante, voire belle. La lueur des lanternes diffuse une clarté tamisée dans l’air humide de la caverne, un halo doré d’aspect irréel qui effleure à peine les silhouettes aussi floues que des fantômes. J’en oublie presque le froid qui me mord jusqu’aux os. Nous nous situons encore trop loin pour que nos adversaires nous distinguent, mais je ne doute pas une seconde qu’ils savent qui nous sommes. Peut-être même connaissent-ils notre présence depuis plus longtemps que nous nous l’imaginons.

Une des formes imprécises sort du rang, les mains vides. Je n’ai aucune peine à la reconnaître : Eva Rochère. Elle porte ses vêtements habituels, sauf son foulard. Sa chevelure, dénouée, encadre son visage en longues mèches serpentines dans lesquelles les flammes des lampes allument des reflets d’incendie. Son regard étincelant semble luire de son propre feu. Elle reste silencieuse ; aucune émotion ne transparaît sur ses traits sculpturaux. Je resserre les bras autour de mon torse en frissonnant. Tout au fond de moi, j’avais espéré pouvoir envoyer à ses trousses une justice lointaine, qui me garderait de recroiser sa route.

Quelque chose de lourd atterrit sur mes épaules. La veste épaisse de Charles. Je me tourne vers lui, sans trop savoir si c’est pour le remercier ou m’en indigner. Je suis toujours aussi glacée et trempée, mais le vêtement conserve la chaleur de son corps. Des bruits s’élèvent derrière nous : des gémissements, des récriminations, des pieds qui traînent sur le sol, et même le son écœurant de quelques coups. Une voix plaintive, celle de Castanier, résonne dans les ombres :

— C’est pas moi, c’est la sorcière qui m’a forcé…

Dans un autre lieu, à un autre moment, j’aurais protesté, j’aurai crié mon innocence jusque sous les voûtes de la caverne, jusque dans les hauteurs du gouffre, mais je me sens impuissante, accusée et déjà condamnée. Cette situation est ridicule. Je ne devrais pas éprouver un sentiment de trahison à cause d’un homme aussi instable qu’une girouette. Charles passe un bras autour de mes épaules. Je me laisse aller à m’appuyer contre lui, un petit réconfort dans des circonstances qui me dépassent totalement. C’est avec un esprit engourdi que je vois nos deux « amis » traîner vers la meute un fossoyeur qui se débat de façon erratique.

Je lutte pour me concentrer sur l’instant présent. Pour ne pas réfléchir à ce qui pourrait arriver, en dépit de l’angoisse qui me tord les entrailles. Tandis que Castanier est entraîné, hurlant et gigotant, vers les habitations, Éva ne lui accorde pas le moindre regard. Elle focalise toute son attention sur moi, avec un sourire figé que je ne peux même pas qualifier de triomphal. Peut-être est-elle déjà morte à l’intérieur d’elle-même.

— Emmenez Noual et enfermez-le. Je m’occupe de la sorcière. Bertrand, tu vas m’aider.

Je recule instinctivement d’un pas, pour me heurter au mur solide que représente Charles. Ses bras se referment sur moi. Sa voix s’élève, rauque, presque impérieuse :

— Qu’est-ce que vous allez lui faire ?

— Tu devrais plutôt t’inquiéter de toi, Noual, déclare l’homme à côté d’Éva, un grand brun d’une trentaine d’années, aussi maigre et nerveux qu’un chat des rues.

Il doit s’agir du fameux Bertrand ; il semble prêt à en découdre, avec le lourd gourdin qu’il porte à la main. Je voudrais dire à mon protecteur de ne pas s’entêter, qu’Éva n’a sans doute aucun intérêt à me tuer ici et maintenant, mais mes paroles restent coincées au fond de ma gorge.

— Tu ferais mieux d’être raisonnable…

La voix d’Éva n’est qu’un murmure, et pourtant, chacun de ses mots résonne de façon claire à mes oreilles.

— Qu’est-ce que vous allez lui faire ? répète Charles avec obstination.

Les yeux de la femme se plissent, pensifs.

— Je trouverais le moyen de la traiter comme elle le mérite.


Texte publié par Beatrix, 15 mai 2022 à 07h39
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