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tome 1, Chapitre 78 « Le canal » tome 1, Chapitre 78

De fins galets couvrent le parvis ; je peux les sentir rouler sous mes pieds. La nuit est tombée, plongeant le gouffre dans la pénombre. Les quelques lumières aux fenêtres des cabanes et le long des pontons semblent se refléter dans le néant. Je prie de toutes mes forces pour que les occupants du village lacustre ne regardent pas dans notre direction. Après tout, ils doivent avoir bien d’autres choses à faire. Peut-être sont-ils en train de manger – je crois reconnaître une vague odeur de viande grillée dans les effluves de fumée. Peut-être jouent-ils aux dés ou aux cartes en attendant qu’Éva leur donne des instructions. Que fera-t-elle si elle ne parvient pas à nous rattraper ? Si elle ne peut pas nous exhiber devant ses suivants pour prouver qu’une fois encore, elle a pu vaincre Armance, la sorcière dont elle a usurpé le règne de terreur ?

Je peux imaginer sa frustration, qui se traduira sans nul doute par de nouvelles morts : ceux qui ont participé au meurtre du sergent Hahn en deviendront les prochaines victimes. Ils ne pourront éternellement repousser leur châtiment en manifestant une abjecte soumission. Après tout, ce sont les moins coupables qu’elle a voulu faire payer en premier : le maire et sa femme, qui ont juste fermé les yeux sur l’exécution des Allemands, ou Célestin, dont le seul tort était de se montrer trop curieux.

Sans doute devrais-je demeurer attentive à ce qui nous entoure, mais en plongeant ainsi dans mes pensées, j’évite de me focaliser sur les dangers qui nous menacent dans l’ombre. Nous avons quitté la berge pour nous avancer sur le réseau de pontons. Le bois grince sous nos pas ; chaque son me semble assourdissant, comme s’il se réverbérait un millier de fois sur la surface liquide et sur les murs de la caverne. Quelques lampes à huile disposées à intervalles réguliers nous permettent de trouver notre chemin sans risquer de sombrer dans les profondeurs fangeuses.

Enfin, avec un soupir de soulagement – du moins de la part de Charles et de moi-même, car Castanier reste aussi effrayé et craintif qu’un lapin dans une cage emplie de renards –, nous posons de nouveau le pied sur la roche. Une digue de planches isole le canal du lac. Au-delà, le long d’un quai de pierre, des embarcations endormies flottent sur une eau placide, d’où s’élève une odeur fraîche et minérale. Le poids qui pèse sur ma poitrine s’est un peu allégé, sans toutefois se dissiper totalement, sans doute pour me rappeler que la prudence est toujours de mise.

Charles observe la pénombre qui nous environne avant de me demander d’allumer la torche. Je fais jaillir le mince faisceau ; il effleure une coque de bois, brillante d’humidité. Une longue perche repose en travers. J’espère que ce modeste vaisseau nous ramènera vers la lumière.

— Qu’est-ce que vous essayez de faire, là ?

Je me retourne instinctivement vers l’origine de cette voix agressive. Je ne m’attends pas à ce que cette lumière tant convoitée déferle sur nous si soudainement, si violemment, brûlant nos rétines accoutumées à l’obscurité. Ma main libre se lève pour abriter mes yeux.

Charles réagit très vite ; il me pousse en direction du bateau en me faisant un rempart de son corps.

— Éliane ! Montez dans la barque, je m’occupe d’eux !

Où se croit-il ? Dans un film d’aventure ? J’agrippe sa manche pour le tirer avec moi, mais les hommes sont déjà sur nous. Mon compagnon se dégage avec une rudesse née de l’urgence ; je me sens perdre pied. Ma semelle glisse sur la roche. Ma jambe droite plonge la première, tandis que la gauche se replie douloureusement avant de lâcher à son tour. Une gangue glacée se referme sur mes mollets, mes cuisses, ma taille.

— Éliane !

Mes mains cherchent frénétiquement une prise dans la pierre lisse de la berge, en vain. C’est alors que mes pieds touchent le fonds. Le niveau monte jusqu’à mes aisselles ; je ne cours pas le risque de me noyer, mais le liquide froid aspire toute la chaleur de mon corps. Un long vertige me saisit ; je dois luter pour ne pas sombrer dans les profondeurs du canal. Oubliant totalement les intrus, Charles s’est accroupi au bord et attrape mes bras juste en dessous des épaules.

— Éliane, je suis désolé… Je vais vous tirer de là !

Il ne lui faut que quelques secondes pour me hisser sur la berge, mais la caresse glaciale des eaux souterraines m’enveloppe toujours tel un cocon de givre. Je suis à peine sur mes jambes que j’entends un choc sourd. Charles vacille et laisse échapper un grognement entre ses dents serrées. Dans l’aura aveuglante de la lampe qui a été posée au sol, je distingue l’un de ses comparses, qui tient un fusil par le canon. Je comprends qu’il a dû asséner un coup de crosse au milieu du dos de Charles.

— Laissez-le tranquille !

Mon injonction, proférée entre des lèvres tremblantes, résonne d’un écho pathétique. Je ne m’attends pas à ce qu’ils obtempèrent, mais si leur attention se porte sur moi, peut-être ne s’acharneront-ils pas davantage sur le jeune homme. Les deux sbires me lancent un vague regard ; sans doute jugent-ils que je ne représente pas un grand danger, pas plus que Castanier qui s’est aplati contre la paroi, comme s’il tentait de s’y fondre.

Le coup n’a pas été assez violent pour entamer les capacités de Charles ni sa combativité. Il se relève de toute sa taille, les poings serrés et prêt à en découdre. En d’autres circonstances, j’aurais eu du mal à imaginer Charles en train de se battre, mais dans cet instant, il ne semble pas hésiter une seconde à jouer de sa force, ce qui me soulage et m’effraye à parts égales.

Dans la seconde qui suit, il roule au sol avec son agresseur, qui heurte durement la pierre en lâchant son fusil. Tremblante, dégoulinante, je ne peux lui venir en aide ; la lampe s’est perdue dans les flots quand je suis tombée. Tout se confond sous mon regard. Plus personne ne me prête plus la moins attention, ce qui était sans doute l’objectif de Charles. Malgré tout, s’il pense que je vais fuir sans lui, il se trompe ! De toute façon, je ne me vois pas sauter dans l’une des embarcations et la diriger avec la perche. Non seulement je ne m’en sens pas la force, mais je manque d’expérience. Même en l’absence de courant, je risque d’envoyer la barque se fracasser contre le mur.

Le second homme se tient à côté, indécis. Il braque son fusil sur Charles, mais il hésite, de crainte d’atteindre son comparse. J’entends le bruit mat d’un poing contre la chair et l’os, des grognements de douleurs… Mon compagnon a pris le dessus, mais son adversaire n’a pas abandonné. Mes yeux se posent sur l’arme restée au sol. Je dois tenter le tout pour le tout.


Texte publié par Beatrix, 14 mai 2022 à 21h16
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