C’est à mon tour de lui arracher la torche pour découvrir ce qui l’a autant troublé. Je le regrette aussitôt. Un simple coup d’œil me suffit pour constater que Marguerite et Marthe ont été ramenées parmi les autres victimes.
Ce qui veut sans doute dire que tous les corps disparus doivent se retrouver dans ce cimetière. Je pivote vers les dernières tombes, en grande partie inoccupées, en les balayant frénétiquement du rayon de la lampe. Elle se trouve forcément ici !
Je marche aussi vite que je le peux sur ce sol de pierre glissant. Une ou deux fois, je me tords les chevilles sur la surface inégale, heureusement sans me blesser. En dépit de la quasi-pénombre, j’ai l’impression d’arriver au but, mon pied accroche un relief. J’atterris à genoux sur la roche. Ma jupe de lainage amortit un peu le choc, mais je sens la douleur pulser dans mes rotules. Pourtant, ce n’est pas ce qui me trouble le plus. Juste devant moi, une nouvelle sépulture est ouverte, plus large que les autres et entourée d’un rebord sculpté de motifs floraux. Comme en plein jour, j’aperçois tout autour ce qui ressemble à des offrandes : des fleurs qui achèvent de pourrir dans cette atmosphère humide, des fruits et légumes changés en bloc de moisi. Des pétales noircis flottent à la surface du liquide, sous lequel j’aperçois une main. En serrant les dents, je me redresse lentement, sans parvenir à échapper à cette fascination lugubre qui m’empêche de détourner le regard.
Contrairement aux cadavres que nous avons vus jusqu’à présent, elle ne porte plus la moindre pièce de vêtement. Seuls ses longs cheveux voilent sa poitrine comme des algues sombres. Son corps ne s’apparente en rien à la monstruosité qui a hanté si souvent mes rêves. Même sa tête ne forme aucun angle anormal avec son cou, comme j’aurais pu m’y attendre. L’eau verdâtre n’a pas eu le temps de faire son œuvre, et sous la surface trouble, elle semble juste endormie.
En dépit de la pénombre et le manque de limpidité de la couche aqueuse, je détaille avidement ses traits. Nous présentons un air de famille, certes, mais nous ne sommes pas identiques, même si un regard étranger pourrait nous confondre. Nous nous ressemblons par le contour général du visage, la couleur de nos cheveux – et de nos yeux. Malgré tout, je connais assez ma physionomie pour remarquer les différences dans l’arc des sourcils, la forme du nez et de la bouche…
Bizarrement, cela me réconforte – un peu, au moins. Au fil du temps, j’avais commencé à éprouver une crainte irrationnelle… Celle de voir ma personnalité se dissoudre dans celle d’Armance. Avec le temps, j’aurais presque pu me demander si j’avais vraiment existé, si je n’étais pas, réellement, la réincarnation de ma cousine, qui attendait son heure pour se venger de tous ceux qui l’avaient trahie. Je m’assieds sur mes talons avec un soupir soulagé. Alors que je m’apprête à me relever, le corps se redresse brusquement, en m’aspergeant d’eau saumâtre. Les paupières du cadavre dévoilent des prunelles qui possèdent toujours l’éclat de la vie… pour un instant du moins, car ils blanchissent à vue d’œil. Quand elle ouvre la bouche, un liquide fangeux cascade sur sa poitrine.
— Éliane… est-ce que vous allez bien ? Vous ne vous êtes pas blessée ?
Les mains larges et solides du jeune homme se posent sur mes épaules :
— Qu’est-ce que vous regardez comme ça ? Il n’y a rien…
Comme pour m’en persuader, il dirige le faisceau de la lampe sur la tombe… Je cligne des yeux. Elle est complètement vide. Je secoue la bête, hébétée :
— Armance…
Je me relève péniblement, pour me pencher au-dessus de la fosse ornementée, mais je n’y vois pas d’eau, et encore moins de corps. Est-ce que je deviens folle ?
Charles m’attire doucement vers lui et me caresse les cheveux :
— Vous êtes épuisée, à bout de nerfs… Nous traversons un vrai musée des horreurs. C’est tout à fait normal que vous ayez cru voir des choses qui n’existent pas.
Il marque un temps de silence, pour me laisser me reprendre, avant de poursuivre :
— Nous ne devons pas rester ici. Nous sommes trop visibles, si quelqu’un arrive…
Pendant un instant, je me demande de qui il peut bien parler, avant de me souvenir que ce lieu n’est pas que le site d’un culte aussi ancien que pervers, mais surtout le repère des meurtriers qui ont frappé à maintes reprises. Mon compagnon me libère enfin et me saisit la main pour m’entraîner en direction de la chapelle.
— Venez, nous devons sortir du cimetière !
— Vous pensez qu’il y a une issue par là ?
Mes yeux, mes narines et ma gorge me brûlent, comme si j’avais respiré une substance irritante. Peut-être est-ce lié à cette étrange eau verdâtre qui baigne l’île et ses tombeaux. Comme pour lui donner raison, une porte se découpe devant nous, sous un linteau arqué. Le faisceau de la lampe tire de l’ombre des planches si anciennes qu’elles semblent fossilisées, maintenues ensemble par des ferrures rouillées. Je prie en silence pour qu’elle soit ouverte.
Au moment où nous l’atteignons, le battant pivote vers l’intérieur de la chapelle. Nous nous arrêtons net : devant nous se tient un homme, une main appuyée sur l’un des montants. Mon cœur bondit dans ma poitrine ; sans doute est-ce par chance qu’il ne me défonce pas les côtes pour atterrir à mes pieds.
L’inconnu, qui se découpe à contre-jour sur une vague lueur issue de la bâtisse, garde la tête baissée. La visière de sa casquette dissimule l’essentiel de son visage. Pourtant, la silhouette me semble familière. Ce n’est qu’au bout d’une minute complète que je m’aperçois que je ne respire plus. L’air reflue dans mes poumons avec une telle violence que je me mets à tousser. Charles reprend également ses esprits, assez du moins pour me repousser derrière lui, comme pour me faire un rempart de son corps.
— … Nou… noual ? Mamz’elle… Armance… Non, j’veux dire… Vous êtes mam’zelle Éliane… Éliane ?
La voix incertaine, comme avinée, répète plusieurs fois mon nom, comme si son propriétaire cherchait à se persuader que je ne suis pas ma cousine.
L’homme laisse retomber son bras et esquisse quelques pas instables dans notre direction. C’est alors que je le reconnais : Antoine Castanier, le fossoyeur.
À côté de moi, je sens Charles hésiter entre l’action et la fuite. Pour ma part, je suis bien trop épuisée pour cela. Sans attendre sa réaction, je m’avance vers le cantonnier :
— Monsieur Castanier ? Qu’est-ce que vous faites ici ?
Malgré la pénombre, il n’est pas difficile de distinguer ses yeux vitreux, sa bouche molle, son teint blafard sur lequel ressort l’écarlate de son nez et de ses pommettes. L’homme est totalement saoul. Il incline la tête sur le côté et nous dévisage avec une expression de concentration presque effrayante, avant de demander :
— Et vous, alors ?
À peine ces paroles prononcées, il jette un regard par-dessus son épaule, comme s’il craignait de se faire surprendre.
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