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tome 1, Chapitre 74 « Les sacrifices » tome 1, Chapitre 74

J’entends Charles déglutir péniblement derrière mon épaule. Quand je me redresse, nous échangeons un regard lourd de sens. Les actes monstrueux dont il ne pouvait que soupçonner l’existence, ces sacrifices effectués au cœur du marais, dans le plus grand secret, ne sont plus un mythe ni une hypothèse morbide. Ils relèvent d’une coutume barbare, qui s’enracine dans le passé le plus lointain.

Nous retournons sur nos pas pour vérifier qu’il ne s’agit pas d’un cas unique. Au fur et à mesure de nos investigations, nous constatons que seuls certains de ces corps présentent cette particularité, les hommes en particulier. De quoi sont morts les autres ? Ont-ils été noyés dans le marécage avant de reposer ici, ou exécutés d’une manière différente ? La tante de Charles me revient à l’esprit, ainsi que Marthe. Peut-être que les hommes ont plus lutté que leurs compagnes, et que leurs meurtriers se sont vus contraints de les éliminer d’une façon plus rapide.

Après la fascination de cette découverte, une réalité aussi cruelle que dangereuse nous rattrape. Nous devons trouver moyen de quitter cet enclos et de gagner les issues que Charles a cru apercevoir. Main dans la main, nous retraversons la zone des tombes vides. Devant nous apparaissent des excavations plus récentes, aux bords plus nets. De nouveau, des corps se dessinent dans les creux inondés, mieux préservés que leurs prédécesseurs. Je ne possède pas assez de connaissances en histoire du costume pour déterminer si ces individus respiraient encore il y a un siècle ou deux… en tout cas, ils n’ont rien de médiéval. Ils semblent revêtus de leurs habits du dimanche : pour les femmes, de longues robes sombres à col haut. Pour les hommes, des pantalons larges, d’épaisses chemises blanches et des gilets brodés. C’en est presque caricatural, comme des cartes postales noyées dans des flaques boueuses. Leur chair n’a pas pris la teinte de vieux cuir des cadavres plus anciens. Je m’étonne de pouvoir les regarder avec un tel détachement, comme si je m’étais habituée à cette vision et qu'ils n'étaient plus pour moi que des objets lugubres oubliés par leurs contemporains négligents. Je dois presque faire un effort pour me souvenir qu’il s’agissait de personnes qui marchaient, parlaient, travaillaient, vivaient entourés des leurs…

Soudain, je sens la large main de Charles m’attraper le bras ; je m'immobilise tandis qu’il passe devant moi, comme pour me cacher un spectacle que je ne suis pas censée voir. Que peut-il y avoir de pire que ce que nous avons déjà contemplé ? Avec un vague agacement, je me dégage pour m’avancer à mon tour.

La nuit est presque tombée à présent, et nous ne pouvons plus nous diriger sans la torche électrique. Malgré tout, je reconnais dans le pinceau de lumière des uniformes qui devaient être vert-de-gris – et le sont peut-être encore sous le liquide trouble. Et surtout, des visages jeunes, figés depuis sept ans en un masque glacé, assombris par les effets étranges de l’eau du lac. Chacun porte autour du cou une cordelette qui ne laisse aucune ambiguïté sur les circonstances de leur trépas. Si j’avais besoin d’une preuve, elle se trouve là, devant moi. Ce meurtre n’a pas été la simple élimination opportuniste d’un groupe d’ennemis… mais bel et bien, comme l’avait supposé Charles, une exécution rituelle.

Contrairement aux autres tombes, celles-ci contiennent des morts trop récents, trop réels pour susciter la moindre distance. Ces gens étaient en vie il y a moins de dix ans, pour la plupart à peine plus âgé que nous… Plus jeune, sans doute, pour certains. Charles me prend la torche des mains pour scruter l’une des excavations, avec une gravité profonde. Je le rejoins et suis son regard vers celui qui y repose : je distingue un visage mince, des cheveux courts et pâles coiffés en arrière, un front haut. Je n’ai pas besoin de vérifier les insignes sur sa veste pour devenir de qui il s’agit : le lieutenant, ce jeune homme discret que Célestin semblait apprécier plus que les autres. J’imagine que ce garçon devait avoir une famille : des parents, peut-être une fiancée. Sans la trahison d’Armance, il aurait pu rentrer indemne chez lui, sans avoir versé le sang, et jeter son uniforme aux orties pour mener une vie paisible dans la terre qui l’avait vu naître. Son destin me frappe comme profondément injuste. Une petite voix grinçante me souffle qu’il y a eu des centaines, des milliers d’autres injustices, et que celle-ci n’est pas la pire. Mon père non plus n’est pas revenu vers nous, fauché par l’ennemi alors qu’il lui restait bien des années à vivre. Malgré tout, mon cœur se soulève devant la preuve inéluctable de la culpabilité d’Armance.

Non loin de lui, le civil au front haut en costume de tweed ne peut être qu'Imbach. J'éprouve moins de compassion pour lui, plus une forme de mépris. S'il ne s'était pas montré si naïf, il n'aurait pas entraîné ses compatriotes dans ce piège impitoyable. Lui qui rêvait de rentrer auréolé de la gloire de ses découvertes n'aura rien laissé derrière lui, pas même ses travaux réduits en cendres. Juste à côté de lui repose un autre Allemand : un homme aussi jeune, mais plus trapu et carré, avec un visage un peu poupin et des cheveux ébouriffés. Le genre de garçon qui suscite une sympathie immédiate.

— Un caporal, murmure Charles à côté de moi.

Il n’a pas besoin d’en dire plus. Il s’agit de Hahn, l’amant d’Éva. Était-elle présente lors de cette cérémonie ? A-t-elle cru jusqu’au dernier moment qu’il serait épargné ? J’ose à peine imaginer la souffrance qu’elle a dû éprouver en perdant la personne qui représentait tout son horizon. Non seulement ce qu’elle avait déjà, mais tout ce qu’elle aurait pu avoir. La villageoise devait être dotée d'une force inouïe pour feindre de courber la tête face à celle qui lui avait tout pris et attendre de longues années avant de se livrer enfin à sa vengeance. A-t-elle toujours possédé cette folie froide et larvée, ou est-elle née de ce drame sordide ? Sans la possibilité de se tourner vers qui que ce soit, sa douleur a dû ronger tout ce qu’il restait de son humanité.

Je m’oblige à détourner les yeux et à quitter la zone des tombes allemandes. Je peux comprendre Éva, mais je me refuse à l’excuser.

Plus loin, nous trouvons les voyageurs itinérants dont Charles avait évoqué la disparition. Même si mes émotions se sont émoussées, par pur réflexe de survie, j’éprouve une pitié toute particulière envers ces malheureux. Tout comme moi, ils sont tombés dans les rets d’une histoire qui ne les concernait pas, comme des insectes dans une toile d’araignée.

Soudain, Charles se fige ; entre ses mains, la torche tremble.


Texte publié par Beatrix, 27 avril 2022 à 22h53
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