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tome 1, Chapitre 72 « Le long du lac » tome 1, Chapitre 72

Assise sur un bloc tombé de la falaise, je frotte mes mains l’une contre l’autre. Si seulement nous pouvions faire un feu ! Malheureusement, l’endroit ne recèle rien qui puisse servir de combustible, et nous risquons de nous faire repérer si quelqu’un a l’idée de lever le nez et voit une fumée monter vers l’ouverture du gouffre. Je ne peux que me pelotonner dans mon manteau chargé d’humidité. Encore une fois, Charles me tend la couverture, mais je la refuse d’un geste de la tête :

— Gardez-la pour vous. Vous devez être plus gelé que moi.

— Je suis plus résistant.

C’est une évidence, étant donné sa constitution et son existence austère, mais je trouve malgré tout cette remarque cavalière. D’ailleurs, vu la façon dont sa grande carcasse se replie sur elle-même sous la trop mince protection de sa veste, je devine un inconfort au moins égal au mien. Je me glisse à l’extrémité du rocher et tapote la surface glacée de la pierre :

— Venez !

Les yeux noisette se tournent vers moi, hésitants et un peu intimidés, comme si nous n’avions pas passé la nuit dernière blottis l’un contre l’autre. Je lui adresse un sourire encourageant, surprise de ma propre audace.

Charles se frotte la nuque, embarrassé, avant de se lever avec effort de son siège de fortune. Quand il s’installe à côté de moi, j’attrape la couverture qu’il tient toujours à la main pour la draper sur nos épaules. Même si elle est aussi froide et humide que mon manteau, elle m’offre un peu de réconfort. Pas autant, malgré tout, que la chaleur de son corps contre la mienne. Je m’étonne de trouver cette intimité si familière, alors que nous ne nous connaissons que depuis quelques jours. Au bout d’une dizaine de minutes, le jeune homme brise enfin le silence :

— J’ai cru apercevoir quelques ouvertures qui partaient de la salle du fonds, derrière la chapelle. Nous pourrions tenter de nous y glisser, mais ce sera plus facile de le faire maintenant, sans attendre la nuit… Quand l’obscurité deviendra totale, nous serons obligés de nous éclairer avec une lampe et cela nous rendra plus visibles.

— Nous ignorons si ces passages mènent à la surface !

— C’est bien possible, pourtant.

— Combien y en a-t-il, à votre avis ?

— Sans doute plus que nous pouvons l'imaginer. Certains ont dû s'effondrer, d'autres ont été créées plus récemment. Les membres de ce culte peuvent descendre dans le souterrain par l'issue la plus proche de leur foyer, ce qui leur permet des allées et venues plus discrètes.

Je hoche pensivement la tête.

— C’est étonnant que personne, à part les villageois, ne semble être au courant de la présence de ce gouffre !

Mon compagnon hausse les épaules :

— Personne à part moi ne connaît le chemin de ma cabane. Pourtant, elle n’est pas si éloignée du Palluet. Souvent, nous ignorons ce qui se trouve juste à côté de chez nous. Ne serait-ce que parce que nous n’avons aucune idée que cela existe.

Ce n’est pas faux. Jamais je n’aurais imaginé qu’un endroit aussi calme et pur que le havre de Charles pouvait côtoyer la puanteur malsaine du marais. Dans la lumière déclinante, je regarde mes mains jointes sur mes genoux, froides et blanches comme des colombes mortes. Charles lance un coup d’œil vers le ciel qui s’assombrit :

— Il ne doit rester qu’une heure ou deux avant la nuit, reprend Charles. Vous voulez tenter l’expédition maintenant ?

— Ce n’est pas un moment pire qu’un autre.

— Bien. Nous allons d’abord nous restaurer un peu… Qu’en pensez-vous ? »

J’opine sans grande conviction. Le froid et la fatigue m’engourdissent tellement que je n’éprouve même plus de faim, mais je sais qu’il a raison. Je le regarde sans mot dire ouvrir la boîte de cassoulet qu’il me tend avec l’une des cuillères. Le ragoût non réchauffé me donne la nausée. Malgré tout, je m’oblige à en avaler la moitié : je vais avoir besoin d’énergie si je veux échapper à cet enfer où je me suis imprudemment aventurée.

La dernière barre de chocolat, que Charles me laisse galamment, passe beaucoup mieux. L’eau de la gourde a le goût de rouille et de plâtre, mais mon compagnon remarque gravement que par un temps pareil, il faut s’appliquer d’autant plus à s’hydrater. Enfin, il empaquette ce qui reste de nos vivres et replie la couverture avant de se lever et de s’étirer. Nous ne pouvons plus reculer.

Le jour a encore baissé. Alors que je me demande comment atteindre l’îlot sans embarcation, le jeune homme me désigne un étroit passage le long de la paroi. Nous échangeons un regard, conscients que nous serons terriblement exposés quand nous progresserons sur la berge. Nous ne pouvons qu’espérer que les villageois présents demeureront sagement dans la cabane chauffée ou, du moins, que nous échapperons à leur attention.

Les premiers vingt mètres ressemblent à une promenade sur un trottoir parisien, puis la largeur se met à varier d’un endroit à un autre, nous obligeant parfois à nous plaquer contre la paroi luisante d’humidité. Les semelles de mes bottines dérapent sur la pierre mouillée et la terre gluante de la berge. Au niveau d’une portion particulièrement étroite, qui ne doit pas dépasser quinze centimètres de large, je me sens glisser, sans que mes doigts parviennent à trouver de prise dans la roche. L’un de mes pieds plonge jusqu’à la cheville dans le liquide verdâtre. J’aurais été engloutie tout entière dans les profondeurs troubles du lac si Charles ne m’avait pas attrapée par le bras et tirée vers un espace plus sûr. Mon cœur bat à tout rompre dans ma poitrine ; je m’étonne de ne pas avoir laissé échapper le moindre cri. Mon instinct de survie doit se développer.

La progression s’éternise, comme si j’avançais sur une boucle sans fin, accablée par la peur de glisser de nouveau. L’eau a pénétré dans ma chaussure, qui émet à chaque pas un bruit de succion. Soudain, nous nous arrêtons net : ce que nous pensions être une ile est en fait une avancée rocheuse qui s'étend depuis le fonds de la caverne. Un mur s'élève droit devant nous ; il englobe toute la zone à l'arrière de la chapelle. Le découragement me saisit déjà, mais Charles ne paraît pas perturbé.

— Bien, nous n’aurons pas à nager !

Je lui lance un regard sceptique, avant de poursuivre mon chemin. Il m’offre un sourire rassurant : puisque ce mur ne semble pas à ses yeux un obstacle infranchissable, autant me fier à son jugement.


Texte publié par Beatrix, 25 avril 2022 à 22h27
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