Le temps s’écoule. Nous n’entendons plus rien depuis notre refuge, ni les pas, ni les voix, juste le silence sépulcral de ce sous-sol abandonné. Afin de me changer les idées, j’essaye d’imaginer où il peut mener. Vers la ville ? Vers la chapelle des marais ? Vers un autre lieu, tombé dans l’oubli ?
L’obscurité est tellement épaisse tout autour de moi qu’elle paraît presque solide. Le froid humide me pénètre jusqu’aux os. Mon manteau ne me réchauffe plus du tout. En désespoir de cause, je me blottis contre la grande carcasse de Charles, qui me semble irradier autant de chaleur qu’un poêle.
Mes paupières deviennent de plus en plus lourdes. Je dois lutter pour ne pas sombrer, en dépit de l’inconfort de notre position. Lorsque, malgré tous mes efforts, je cède à l'épuisement, une dernière pensée traverse mon esprit : si un jour on m’avait dit que je dormirais sous terre, dans une galerie sombre, je ne l’aurais jamais cru. Mais c’est vrai de la plupart des choses que j’ai vécues depuis mon arrivée au Palluet.
Lorsque je rouvre les yeux, je ne sens plus la présence de Charles à mes côtés. Je me redresse et explore la cachette à tâtons, en vain. Le cœur battant, je me hisse sur mes jambes. En serrant mon manteau autour de moi, je m’extirpe de l’alcôve. Le couloir baigne dans une étrange clarté verdâtre, dont je peine à saisir l’origine.
Aussi fort que je le peux sans que ma voix porte au-delà du souterrain, j’appelle le jeune homme :
— Charles ? Où êtes-vous ?
Aucune réponse ne me parvient. Peut-être est-il parti reconnaître le reste de la galerie ? À pas lents, je m’enfonce dans le long du corridor, en espérant apercevoir la large silhouette. De temps à autre, je jette un regard au plafond, mais la voûte ne me paraît pas endommagée. Au bout d’une dizaine de mètres, je commence à percevoir un son ténu, celui de l’eau vive, similaire au bruissement qui persiste sous la cheminée d’Armance. Plus étonnant encore, je crois distinguer au loin une faible lueur bleutée qui palpite lentement. Je m’immobilise un instant, le cœur battant, avant de reprendre ma route.
Un rectangle lumineux se découpe au bout du couloir, comme s’il donnait sur une salle éclairée. Le bruit du courant s’est intensifié ; il m’attire irrésistiblement. J’allonge le pas, pour déboucher dans un large conduit naturel, que la rivière a dû creuser au fil du temps. Sur les parois jouent des reflets mouvants, sans doute renvoyés par les vagues à sa surface. Le lit du cours d'eau, profondément encaissé entre deux berges rocheuses, échappe à ma vue. Avec lenteur, je m’approche de la berge et m’agenouille pour scruter les eaux : sous les remous scintillants, je crois distinguer un motif d’écailles vertes, bleues, dorées même, qui brillent doucement, comme des cailloux polis par les flots. Peu à peu, il se précise et se solidifie, comme s’il se formait de la substance même du liquide. Lorsque la transformation est complète, au lieu d’une rivière, se trouve un énorme corps sinueux qui glisse dans le lit à présent à sec.
Fascinée, j’observe cette apparition fantasmatique ; une voix lointaine me souffle que je rêve de nouveau. Le mouvement du serpent semble me montrer la voie. Avec précaution, je m’avance sur la berge pour pénétrer dans le boyau, en prenant soin de ne pas basculer. Pas après pas, je poursuis ma route, sans me demander où elle me mène, comme hypnotisée par les jeux de lumière sur les écailles miroitantes.
Je ne sais combien de temps je continue, comme une marionnette sans ficelles, à marcher sur l’étroite corniche de roche humide. Dans cet univers souterrain, seule la musique ténue des gouttes d’eau qui s’abîment dans les flaques ponctue le silence. Si je tends l’oreille, je peux discerner le son rêche des écailles qui frottent sur la pierre.
Enfin, au bout d’une éternité, le boyau s’ouvre sur une salle ronde, au beau milieu de laquelle le serpent se love comme un gigantesque nœud brillant. La lumière quitte sa peau, en particules qui ressemblent à des lucioles qui s’envolent à la recherche du ciel. Mon regard suit les petites lueurs bleues, vertes et jaunes où elles se rassemblent en un essaim tourbillonnant.
Après s’être réunies en une nuée indistincte, elles s’écartent de nouveau, pour dévoiler une forme qui flotte, la tête en bas, ses cheveux dégoulinant comme une cascade sombre. Un corps de femme, entièrement nu, sur lequel un long séjour dans les eaux a laissé de terribles dommages. Le visage aux yeux clos paraît étrangement serein… Jusqu’à ce que les paupières se soulèvent sur des globes blanchâtres, aussi luisant que les particules qui dansent autour d’elle. Un sourire étire les lèvres craquelées. Une main gonflée et bleuie par la putréfaction pointe son index vers le plafond où elle semble suspendue. Quand je lève un peu plus le regard, au lieu de la coupole rocheuse que je m’attendais à trouver, je découvre une surface carrelée. Des petites dalles de terre cuite, en forme de losange, où s’intercalent parfois une plus sombre, presque noire…
Je connais ce carrelage. J’en suis certaine. Où l’ai-je vue ?
Le sol tremble sous moi ; je perds l'équilibre.
Un choc violent me précipite au sol ; je me retrouve coincé sous un large corps, le souffle coupé. Un grondement sourd retentit, suivit d’un fracas de pierres qui s’écroulent. La panique s’empare de moi, un hurlement aigu quitte ma gorge. Aussitôt, une main se plaque sur ma bouche. J’essaye de me débattre, mais je ne parviens pas à bouger d’un iota sous la masse qui me recouvre. Terrorisé, je sens les larmes inonder mes yeux. Le grondement se calme peu à peu. Quelques cailloux finissent de dégringoler, puis le silence revient dans la galerie.
Un soupir résonne au-dessus de moi, puis le corps qui pesait sur le mien se redresse. L’oxygène afflue de nouveau dans mes poumons. Je prends une grande inspiration qui se transforme en quinte de toux. L’air autour de moi est chargé de poussière.
— Vous n’avez rien ?
À travers la brume de frayeur qui étouffe mes pensées, je reconnais la voix de Charles.
— N… non.
— Nous l’avons échappé belle, marmonne-t-il en me hissant sur mes pieds. Qu’est-ce qui vous est passé par la tête, pour partir seule dans le noir ? Je vous avais dit que la voûte était instable ! Nous avons bien failli fini broyés !
Comme pour illustrer ses propos, il fait surgir la petite flamme de son briquet, tirant de la pénombre un monceau d’éboulis à moins d’un mètre de nous. La poussière et les gravats couvrent encore ses cheveux et ses épaules. C’est alors que je comprends qu’il vient de me sauver la vie.
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