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tome 1, Chapitre 55 « Le visage de la vengeance » tome 1, Chapitre 55

Ce n’est que plus tard, quand nous sommes tous lavés et un peu reposés, que Célestin nous livre enfin sa partie de l’histoire. Ses mots s'égrènent dans l’intimité du petit salon.

— Comme vous le savez déjà, je m’étais installé au rez-de-chaussée avec les boîtes de photographies afin de les étudier plus confortablement. Il existait une chance infime pour que les documents que cherchait notre voleur – ou notre voleuse – se trouvent encore quelque part au milieu des papiers… Et j’ai fini par penser à quelque chose. Il y avait à la cave une caisse à laquelle je n’avais pas vraiment fait attention. Elle contenait du vieux matériel de tirage photographique : des bacs, des flacons, des pinces et autres restes de l’atelier du sergent Hahn. Je suis descendu fouiller dedans et j’ai découvert quelque chose d’intéressant…

Il sort de sa poche une enveloppe de papier fort d’un beige rosé, qu’il pose sur la table basse du salon.

— Je suis remonté pour l’examiner sous une meilleure lumière. C’est alors que j’ai senti une odeur de fumée. J’ai compris que quelqu’un avait mis le feu à la maison pendant que je me trouvais au sous-sol. Le rez-de-chaussée était envahi par la fumée…

Sa voix se brise un peu, mais j’ignore si c’est à cause de l’effort qu’il exige de sa gorge irritée, ou de sa peine d’avoir vu disparaître la Garette.

— Je n’avais plus d’accès aux portes, avant comme arrière. L’incendiaire a volontairement fait partir le feu au niveau des issues. J’ai su tout de suite que je ne pouvais rien sauver… sauf ma vie.

— Comment es-tu sorti ? demande Charles, dont tout le corps se crispe de rage à l'évocation de ce qui a bien failli arriver.

— Par la cave… J’ai à peine eu le temps de retourner vers l’escalier et de le descendre avant d’entendre le brasier s’intensifier. Une fois au sous-sol, je me suis souvenu de la trappe à charbon. De toute évidence, le coupable n’y avait pas songé. J’ai réussi à empiler suffisamment de bric-à-brac pour pouvoir me hisser au-dehors. Ça n’a pas été facile, mais j’ai enfin pu m’extirper dans le jardin. Heureusement, j’avais mis ma veste parce qu'il ne faisait pas très chaud en bas, et la clef de la maison des Ferrand était restée dans ma poche – Marianne me l’a passée, au cas où j’aurais besoin de m’y rendre. J’ai filé aussi discrètement que possible. Sous l’effet de l’émotion, je me suis endormi sur l’un des fauteuils du petit salon. Quand je me suis réveillé, j’ai aperçu la lumière dans le hall. Dans un premier temps, je n’ai pas osé bouger, puis il m’a semblé reconnaître vos voix. Je me suis décidé à aller vérifier qu’il s’agissait bien de vous…

Même si Charles demeure profondément secoué, il paraît comprendre les choix de son père. Malgré tout, il reste silencieux ; je prends alors la parole :

— Pourquoi les affaires d’Hahn ?

— Je suis parti du principe que le voleur n’avait peut-être pas trouvé ce qu’il cherchait… Et Hahn était photographe. Il a très bien pu saisir des choses qu’il n’était pas censé voir.

— Que contenait l’enveloppe ?

— Aucune idée. Elle est restée dans ma poche, nous n’avons qu’à regarder, vous ne croyez pas ? »

Il exhibe de nouveau l’enveloppe, et la morsure de la curiosité s’intensifie. Célestin doit le lire dans mon regard, car il sourit et la place sur la table basse, avant de se tourner vers Charles.

— À toi l’honneur…

Le jeune homme, qui s’est enfoncé dans son fauteuil, les bras croisés, met un moment à sortir de sa coquille. À contrecœur, il ouvre le rabat et un tire un paquet de photographies, au même format que celles que contiennent… ou plutôt contenaient les boîtes d’Imbach. Aussitôt, son visage pâlit sous son hâle. Mon cœur s’accélère : quelle sorte d’atrocités a pu surprendre le sergent allemand ?

Charles déglutit, me lance un coup d’œil embarrassé avant de les déposer une par une sur la table.

Je comprends immédiatement ce qui a suscité sa gêne ; si les circonstances n’étaient pas si graves, je crois que j’en sourirais. Les images représentent une femme dans son plus simple appareil. Au départ, je pense qu’il doit s’agir d’Armance, mais je m’aperçois bien vite qu’il n’en est rien : ma cousine partageait ma silhouette fine, un peu osseuse. La femme des photos possède un corps de marbre antique, charpenté, voluptueux, avec de petits seins hauts et fermes, des hanches larges, des épaules rondes… Sa longue chevelure paraît plus claire, sans doute d’un châtain profond.

Une fois mon étonnement passé, je remarque le côté esthétique, voire artistique, de ces clichés. Le sergent montrait un réel talent. Malgré tout, elles ne semblent pas dénuées d’âme ni d’émotion. Les regards que glisse l’inconnue sous le lourd rideau de ses mèches brillantes et le mince sourire sur sa bouche bien dessinée évoquent un jeu subtil qui m’inonde d’une chaleur gênante.

Ce n’est que lorsque je contemple une prise de vue où la femme pose de profil que je la reconnais enfin, à ma grande stupéfaction.

Eva Rochère.

Et soudain, tout est clair, limpide, évident… mais pas moins terrible.

Éva et le sergent Hahn étaient amants. Amoureux, même.

Certaines femmes ont été tondues pour moins que cela. Pour ma part, je ne vois qu’un rapprochement très humain entre une femme isolée et esseulée, que personne avant lui n’a jamais trouvé belle, et un homme, plus artiste que guerrier, qui n’a jamais demandé à venir là. Non, l’horreur se situe après… Au cœur des marais où Hahn a perdu la vie avec Imbach, son lieutenant et ses camarades… à l’instigation d’Armance, pour des raisons de basse ambition. Au fil du temps, le désespoir d’Éva a fait place à la haine… Elle a dû ressasser sa vengeance et a réussi à se faire des alliés contre celle qui les maintenait sous la chape d’un terrible secret…

Je lis dans les yeux de mes compagnons que les mêmes pensées traversent leur esprit. Éva, qui remplaçait parfois Marianne à la Garette, a tenté en vain de retrouver les photos qui trahissaient son idylle. En désespoir de cause, elle a fini par brûler toute la maison. Une solution radicale qui la débarrassait en même temps d’un homme trop curieux qui pouvait à tout instant trouver ces preuves redoutables.

Célestin se frotte le front d’un geste peiné avant de demander d’une voix lasse :

— Bien… que devons-nous faire, à présent ?

— Appeler les gendarmes, déclare Charles avec dureté. Maintenant, nous avons un nom à leur soumettre, même si ce n’est que pour l’incendie de la Garette !

Une expression douloureuse passe sur le visage du vétéran. Aussitôt, une immense compassion s’empare de moi :

— Je suis navrée, vraiment… Vous avez tout perdu dans cette sinistre affaire…

Le manchot a ôté ses lunettes, sans doute pour en essuyer la brume qui s’y est subtilement posée. Il tourne vers moi un regard noisette, si semblable à celui de son fils. Un sourire éclaire ses traits.

— Mais non, mademoiselle Chaveau… Je n’ai pas perdu le plus important !

Ses yeux se posent sur Charles ; s’il pouvait y avoir un doute sur le sens de ses paroles, ce geste les éclaire parfaitement.


Texte publié par Beatrix, 5 avril 2022 à 19h53
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