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tome 1, Chapitre 54 « Un flot d'émotions » tome 1, Chapitre 54

Je ne sais combien de temps je reste à sangloter, les bras serrés autour de mon torse. Les sentiments que j’ai refoulés reviennent à la surface, avec une violence inattendue. La culpabilité me dévore de l’intérieur. Si je n’étais jamais venue, les choses auraient-elles autant dégénéré ? Est-ce que celui ou celle qui est à la base de tout cela aurait osé agir si je n’avais pas troublé l’ordre établi en essayant de comprendre ce qui se tramait ? Peut-être que le meurtre d’Armance – je ne doute plus, à présent, des circonstances de sa mort – n’a été que le premier d’une série projetée depuis bien avant mon arrivée. Ma présence a juste permis au monstre qui a commis ces crimes de détourner les regards en m’exposant à la vindicte des villageois… Malgré tout, une crainte profonde stagne toujours au fond de moi.

Même quand les larmes ont tari, des sanglots continuent d’agiter mon corps. Je me sens épuisée, impuissante, salie, infâme… J’espère sans trop y croire que Charles ne partira pas à ma recherche, qu’il ne me surprendra pas dans cette situation pathétique. Je dois rester forte pour lui comme il l’a été pour moi jusqu’à présent. Je me suis appuyée sur le jeune homme, sans songer à quel point tout cela pouvait l’affecter lui… Comment ai-je pu me montrer aussi insensible ? Roulée en boule sur le couvre-lit de satin fané, j’enfouis mon visage entre mes bras.

Des pas retentissent dans le couloir ; je relève faiblement la tête pour la laisser aussitôt retomber. Je ne parviendrai pas à me reprendre assez vite pour cacher mon état. Si Charles entre, je n’aurai qu’à faire croire que je me suis endormie. Je me recroqueville un peu plus et je ferme les paupières.

Le battant s’ouvre ; la personne reste au niveau de la porte, mais le son de sa respiration voyage jusqu’à mes oreilles. L’odeur des cendres s’insinue dans mes narines. Charles n’a pas encore eu le temps de se laver, et la salle d’eau que nous avons projeté d’employer est attenante à cette pièce. Je songe alors que je n’ai pas retrouvé la lingerie, comme j’étais censé le faire. Je l’ai totalement oublié.

Les pas reprennent ; je lutte pour ne pas bouger d’un cil… Une main se pose sur mon épaule. La respiration et l’odeur de brûlé se rapprochent.

Soudain, mon corps se crispe. Et si ce n’était pas Charles, qui se penchait ainsi sur moi ? Après tout, quelqu’un a mis le feu à la Garette, et cette même personne est sans doute capable de nous traquer jusqu’ici pour terminer son œuvre. Une petite voix me souffle que quelqu’un d’hostile ne se donnerait pas la peine de me toucher, au risque de me réveiller. Il est plus facile de se débarrasser d’une victime endormie.

Mes yeux s’ouvrent et se referment presque aussitôt, aveuglés par la lueur du lustre au-dessus de moi. Malgré tout, je garde l’impression que la silhouette penchée sur moi ne ressemble pas à Charles. Ma gorge se serre. J’ai cru voir…

Le hurlement qui m’échappe doit plus à la stupeur qu’à la crainte. La main tapote mon épaule avec douceur :

— Mademoiselle Chaveau… Chut, chut… je ne voulais pas vous faire peur, je vous assure !

Je me raidis, les yeux écarquillés. Je détaille le visage sali, noirci, les sourcils et la barbe roussis par le feu, la légère marque de brûlure sur l’une des pommettes… jusqu’à la manche gauche qui prend, vide. L’homme est maculé de suie des pieds à la tête. Même sa voix est devenue rauque, presque méconnaissable. Il recule, de crainte, sans doute, de m’effrayer plus. Ce mouvement me donne l’opportunité de me calmer un peu.

— Mon… monsieur Célestin… C’est bien vous ? Vous n’êtes pas… Vous allez bien ?

Il soupire et regarde autour de lui pour chercher une chaise, qu’il tire pour s’asseoir près de moi. Chacun de ses gestes trahit une immense lassitude.

— Je comprends que vous ayez pu le penser… Et croyez-moi, mon enfant, si j’avais su que vous reviendriez si tôt du marais, je me serais fait connaître tout de suite. Mais seulement de vous deux…

Le ton sombre de sa voix éraillée ne laisse pas le moindre doute sur les circonstances qui ont failli lui coûter la vie. Il frotte son visage sale comme pour essayer de se redonner figure humaine.

— Je vous dois une explication.

Avant même qu’il puisse commencer, la porte s’ouvre à la volée sur un Charles essoufflé, qui nous fixe avec des yeux paniqués. Mon cri a dû lui faire craindre le pire. Quand il aperçoit son père, il demeure figé sur place. Sur ses traits, l’incrédulité le dispute à d’autres sentiments, si violemment imbriqués qu’il est impossible de les démêler. Célestin se lève, presque aussi vite qu’il s’est assis, et esquissa un pas vers son fils. Je crois un moment que Charles va s’élancer vers lui pour le serrer dans ses bras – sans doute parce que c’est ce que j’aurais fait…

Bien au contraire, il recule brusquement ; son visage se tord d’une colère soudaine :

— Comment as-tu pu ? Comment ? Je te croyais grillé avec la maison !

Au fur et à mesure que les mots lui échappent, sa voix enfle jusqu’à atteindre un son de tempête. Célestin ne semble pas ébranlé ; après avoir trompé la mort et assisté à la destruction de sa demeure, se faire hurler dessus par son fils ne doit pas le traumatiser outre mesure.

— Tu aurais pu me faire signe, d’une façon ou d’une autre ! Non, tu t’es terré là sans rien dire ! Ça t’amuse de voir les gens te pleurer ?

Les récriminations se poursuivent, encore et encore… au point que je ne les entends plus que comme un bruit de fond. Célestin attend, impassible, que l’orage passe ; il laisse les assauts se briser sur lui avec la constance d’un roc. Petit à petit, les cris se font moins violents. Charles, à bout de force et de voix, s’appuie au chambranle de la porte et baisse la tête. Dans la lumière blafarde du lustre, j’aperçois les larmes qui coulent sur son visage.

Alors, seulement, le vétéran se dirige vers lui et, de son bras unique, serre contre lui la grande carcasse du jeune homme.

— Je comprends… murmure-t-il d’un ton apaisant. Je suis désolée. Je ne voulais pas te causer de la peine, je t’assure, mais j’avais peur que la personne qui a brûlé la Garette apprenne que je m’en étais sorti.

Charles l’engouffre dans une étreinte d’ours. Je demeure en retrait, afin de ne pas m’immiscer dans leurs retrouvailles. Même si Célestin ne nous a pas livré son côté de l’histoire, je me doute qu’il ne doit la vie qu’à une formidable présence d’esprit ou à une chance inouïe. Sans être particulièrement dévote, je ne peux m’empêcher de murmurer une prière de gratitude. Dans cette succession de désastres, ce petit miracle représente bien plus que ce que je pensais attendre. D’une main furtive, j’essuie mes yeux de nouveaux embrumés.


Texte publié par Beatrix, 4 avril 2022 à 23h08
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