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tome 1, Chapitre 52 « Le brasier » tome 1, Chapitre 52

On dit que le vent possède une âme… Cependant, personne n’a précisé la couleur de cette âme. En cet instant, je la vois sombre, plus glauque que noire, chargée du poison des marais. Les rafales attisent les flammes qui dévorent la Garette, qui ne se réduit déjà plus qu’à un squelette de briques éclatées et de poutres carbonisées. Le feu peut parfois faire figure de force purifiante, mais ici et maintenant, il n’est rien d’autre qu’un fléau sournois qui se repaît avec avidité de tout ce qui a constitué une vie… Non seulement le corps d’un homme, mais son univers, ses souvenirs, ses connaissances…

Charles est tombé à genoux sur la caillasse du chemin, les mains crispées dans ses cheveux comme si ce geste pouvait contrôler son désespoir. Je me sens comme engourdie, incapable de dire ce que j’éprouve. Une seule pensée cohérente traverse mon esprit : heureusement que mon compagnon a compris qu’il ne pouvait plus rien faire et n’a pas tenté de nouveau de se jeter dans les flammes. J’ignore si les hommes autour de nous auraient eu la force de le retenir, s’il avait vraiment essayé d’y aller.

Au bout d’un moment, je pose une main hésitante sur son épaule.

— Charles…

Il tourne vers moi un regard hanté, mais au-delà de sa douleur, la raison n’a pas disparu : il sait tout comme moi que cet incendie n’a rien de naturel… Qu’il a toute l’allure d’un drame annoncé qui puise au plus profond de nos craintes. Avec autant de pesanteur qu’un titan blessé, il se hisse sur ses jambes.

Quelqu'un s’approche de nous, un paysan râblé vêtu d’un épais sarrau :

— On a essayé d’éteindre, mais on n'a pu rien faire. Provins a appelé les pompiers depuis la mairie, mais le temps qu’ils arrivent de Sainte-Madeleine…

Le sous-entendu est évident : il n'y a plus rien à sauver. Si Célestin est encore dedans, il ne doit rester que peu de choses de lui. Plongé dans les archives d’Imbach, il a dû s’apercevoir bien trop tard que les flammes commençaient à engloutir la maison.

Je me sens épuisée. Vide. Incapable de toute émotion, de toute sensation. Le choc est sans doute trop intense, quand bien même je ne connaissais Armand Célestin que depuis quelques jours.

Malgré son impuissance, Charles demeure immobile, à contempler le brasier, comme si son âme avait été calcinée avec la Garette. Une chaleur infernale nous enveloppe, même à distance. Des cendres rougeoyantes volent tout autour de nous.

Enfin, un bruit de sirène et de moteurs annonce l’arrivée des pompiers de Sainte-Madeleine. Un fourgon écarlate débouche devant ce qui reste de la Garette et crache huit ou dix hommes en tenue bleu marine ; Provins apparaît près de nous pour leur expliquer les circonstances du sinistre et leur indique l’endroit où ils pourront raccorder leur lance afin de pomper assez d’eau… Ce n’est pas ce qui manque dans la région, de toutes les façons.

Je me désintéresse vite du remue-ménage pour observer l’agonie de la Garette. Je n’ai rien laissé à l’intérieur dans mes velléités de fuite. Juste un début d’amitié avec un vétéran de la Grande Guerre qui m’a accueillie comme s’il m’avait toujours connue.

Le capitaine du détachement de pompier s’avance vers nous ; c’est un homme moustachu, grisonnant, qui pose sur Charles un regard compatissant.

— On m’a dit que vous étiez le fils du propriétaire…

En entendant ces paroles, le jeune homme se reprend et se relève lentement. Il lance un coup d'oeil vers le brasier avant de faire de nouveau face à son interlocuteur.

Pendant qu’ils échangent, je préfère m’éloigner. Dans un coin, je repère Mariane, un châle serré autour d’elle, qui observe le désastre avec une expression perdue. Des larmes coulent sur ses joues, mais elle ne semble pas s’en apercevoir. Je pense soudain à la guerre… Combien de fois ai-je vu des gens dans le même état, en apprenant l’effondrement d’un immeuble, l’arrestation d’un proche, la disparition d’un parent sur le front ? Le conflit avait rendu ces faits presque banals, mais là, nous sommes en paix… dans le fin fond d’une campagne qui aurait dû être tranquille, mais où les morts s’accumulent. D’un pas emprunt de lassitude, je vais m’appuyer contre la camionnette, le temps que Charles en ait fini avec le pompier. Je me doute de ce qu’il doit entendre : que personne ne peut survivre à une telle fournaise. Que Célestin a dû être intoxiqué par la fumée et qu’il n’a pas souffert… Que tout ce qu’il peut faire pour l'instant, c’est se reposer et attendre… attendre quoi ? Que la Garette ne soit plus qu’une pile de gravats et de cendres froides, sans doute.

Le jour décline déjà ; la fuite de la lumière rend les dernières lueurs du brasier d’autant plus étincelantes. Le jet de la lance semble dérisoire, même face à un fléau qui ne trouve plus rien à dévorer et commence à se nourrir de lui-même. Même quand l'incendie sera éteint, il faudra encore un moment pour que la chaleur s’évacue et qu’il puisse explorer dans les décombres.

Tandis que la nuit approche, certaines femmes ont rejoint leurs maris ; des chuchotements voyagent dans la pénombre et nous cernent comme un buisson de ronces qui entrelace ses épines autour de nous. Soudain, je ne supporte plus d’être là. Leurs yeux nous transpercent, froids comme des fragments de silex, et tout aussi insondables. Les dernières lueurs des flammes y allument un éclat rouge qui les font ressembler à des bêtes sauvages. Cette vision renforce leur expression prédatrice, comme si, avec la disparition de Célestin, l'ultime rempart qui nous protégeait s’était effondré…

Je n’y tiens plus. Ma main attrape celle du jeune homme ; son regard hanté m’interroge en silence. Je prends une goulée d’air au goût de suie :

— La maison des Ferrand… Vous avez gardé la clef ?

— Vous avez raison, murmure-t-il d’une voix rauque. Ça ne sert à rien de rester là.

Nous nous dirigeons vers la camionnette, d’un pas hésitant, comme ivres. Je me demande comment Charles peut toujours penser et bouger, en dépit de la peine immense qui l’alourdit. Avec des gestes machinaux, il redémarre le véhicule dont le moteur tourne encore. Je ferme les yeux aussi fort que je le peux sur le court trajet qui nous ramène à la vaste demeure. Ce n’est que lorsque les pneus crissent sur le gravier que j’ose enfin les rouvrir.


Texte publié par Beatrix, 2 avril 2022 à 13h06
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